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Une leçon d'Albert Camus, aujourd'hui: Contre la haine, au service de la vérité

par Faris Lounis

Dans le «Cahier du Monde ? n°20888» du 17 mars 2012, Macha Séry publie, après avoir découvert aux Archives d'outre-mer, à Aix-en-Provence, dans les rapports de censure, un article d'Albert Camus qui devait paraître le 25 novembre 1939, dans «Le Soir Républicain». Cet article a pour sujet la liberté de la presse, la liberté tout court. Plus qu'un article de journal, ce texte est un «Manifeste pour la liberté», dans les temps obscurs.

Au «Soir Républicain»

Face à la censure et à la répression, un homme ne peut maintenir sa liberté que difficilement. Dans un temps de guerre et de servitude, Camus propose aux esprits libres quatre moyens pour qu'ils puissent maintenir leur équilibre, sur une corde très raide : la lucidité, le refus, l'ironie et l'obstination.

*La lucidité suppose, écrit Camus, «la résistance aux entraînements de la haine et au culte de la fatalité»1. La clairvoyance exclut la haine aveugle et le désespoir qui mène au pire. «Un journaliste libre, en 1939, continue-t-il, ne désespère pas et lutte pour ce qu'il croit vrai comme si son action pouvait influer sur le cours des événements. Il ne publie rien qui puisse exciter à la haine ou provoquer le désespoir. Tout cela est en son pouvoir»2. La lucidité, sous la plume de Camus, est une éthique de la responsabilité.

*Le refus : refuser la malhonnêteté et assurer l'authenticité des informations. Pour Camus, si un journaliste ne peut pas dire ce qu'il pense, il peut, en revanche, s'abstenir de dire ce qu'il ne pense pas, ce qu'il ne croit pas. «Et c'est ainsi qu'un journal libre se mesure autant à ce qu'il dit qu'à ce qu'il ne dit pas»3. Cette «liberté négative», dit Camus, prépare l'avènement de «la vraie liberté». Un journal libre doit servir la vérité et faire barrage à la propagande et au mensonge organisé. De l'expérience du danger et de la mort imminente qui guette chaque résistant, Camus en a tiré, quant à l'usage des mots, une leçon de classicisme :

«Risquer sa vie, si peu que ce soit, pour faire imprimer un article, c'est apprendre le vrai poids des mots. Dans un métier où la règle est de louer sans conséquence et d'insulter impunément, cela fait une grande nouveauté. Et l'écrivain, découvrant soudain que les mots sont chargés, est porté à les employer avec mesure : le danger rend classique. Cela est vrai que seuls ceux qui n'ont rien risqué ont sur ce sujet abusé des mots»4.

*L'ironie : Avec le refus et le rejet du faux, l'ironie permet de dire ce qui est vrai. Elle demeure une arme impérissable contre les puissants et les tyrans. Dire la vérité, puissamment et avec ironie maitrisée, réduit relativement l'exposition à la censure. Sur les traces de François Rabelais (1483 ou 1494-1553), être ironique, même à son corps défendant, en temps de guerre, c'est être au service de la plus noble des causes, car «? la vérité et la liberté sont des maîtresses exigeantes puisqu'elles ont peu d'amants»5.

*L'obstination : l'ironie ne saurait se maintenir avec un minimum d'obstination car, devant elle, plusieurs obstacles se dressent: «la constance dans la sottise, la veulerie organisée, l'intelligence agressive»6. Ces obstacles sont plus durs à surpasser que les menaces, les suspensions et les poursuites : «L'obstination est ici vertu cardinale. Par un paradoxe curieux mais évident, elle se met alors au service de l'objectivité et de la tolérance»7.

Quatre règles pour préserver la liberté jusqu'au fond des ombres de la servitude. Ainsi est la proposition d'un jeune journaliste pour le maintien de la vérité et de la justice. Ce maintien, affirme-t-il, est le devoir de tous. Résister à l'abandon et faire connaître sa volonté : «?la vertu de l'homme est de se maintenir en face de tout ce qui le nie. [?]. Il faut donc essayer une méthode encore toute nouvelle qui serait la justice et la générosité», qui va s'exprimer dans «des cœurs déjà libres et dans les esprits encore clairvoyants»8.

La tâche de l'homme indépendant est de réveiller, de former les cœurs et les esprits. C'est son métier et l'histoire en jugera de l'action des uns et de l'inaction des autres.

Ruines en Algérie

*La lucidité est une vertu défendue en Algérie. Défense d'être lucide ! Les différentes réactions concernant la récente hécatombe due à la COVID-19 ou les flemmes infernales qui ont ravagé la Kabylie le prouvent. Les mythologies religieuses se mêlent aux théories du complot les plus éculées pour former un torrent d'absurdité et de bêtise, toxique et ravageur. L'obsession du châtiment divin et le rejet de la science et du rationalisme trouvent comme béquille la xénophobie interne, le rejet de l'autre, le tribalisme urbain et autres pathologies sociales. La haine et le ressentiment projettent une lumière obscure sur ceux qui, déjà, submergés dans les abysses de l'ignorance ? parfois «savante», ne veulent pas voir. Au lieu de s'ouvrir sur la nudité du monde et le voir tel qu'il est, avec sa cruauté et la nôtre, avec ses défauts et les nôtres, avec ses angles morts et les nôtres, on jette l'éponge et on se débarrasse de toute responsabilité. On impute nos malheurs et notre inefficacité aux autres. Qui sont-ils ? Les Kabyles, les Arabes, les laïcs, les femmes, le MAK, RACHAD, la France, l'Occident et Cie ! Ces spectres encombrants sont l'ombre de nos aveuglements.

*Le refus. Dans un pays où pullulent les «Messieurs je-sais-tout», pour reprendre cette fameuse expression populaire, garder le silence sur les sujets qui nous dépassent serait presque une gageure. Comme on a pris l'habitude de se prendre pour le nombril du monde, taire la bêtise et l'ignorance qui bouillonnent en nous serait un acte blasphématoire. Djamel Bensmaïl a payé de sa vie la banalisation du mensonge et le culte des infox, des fake-news. Dans l'immense galaxie des entrepreneurs de l'identité, d'aucuns ont crié : «les Kabyles sont des sauvages?ils ne sont pas musulmans» ; d'autres, avec la même prédilection pour le mensonge et la bêtise, ont répliqué : «un arabe de moins?ils veulent tous nous brûler». Personnellement, je ne vois ici que la surinfection d'une plaie où prospèrent de multiples microbes, difficiles et insistants, ravageurs et mortifères. Ces microbes s'appellent : la destruction de l'école, la misère culturelle, le remplacement des librairies par des rôtisseries, l'ignorance érigée en vertu indépassable, le triomphe de l'imam sur le professeur et j'en passe et des meilleurs.

Dans une conversation privé, Camus avait confié à Mouloud Feraoun ceci : «lorsque deux de nos frères se livrent un combat sans merci, c'est folie criminelle que d'exciter l'un ou l'autre. Entre la sagesse réduite au mutisme et la folie s'égosille, je préfère les vertus du silence. Oui, quand la parole parvient à disposer sans remords de l'existence d'autrui, se taire n'est pas une attitude négative»9. Djamail Bensamail a payé de sa vie l'égosillement des fanatiques en recherche du bouc émissaire, d'une victime expiatoire. Nous ne savons plus nous taire ! Nous avons oublié la signification de ce verbe.

*L'ironie. En Algérie, on entend toujours une bêtise qui dure depuis des lustres : «il y a les Arabes d'un côté, les Kabyles de l'autre». Les premiers, comme le disent certains politiciens «très cultivés» viennent d'Arabie. Avant qu'ils aient débarqué en Afrique du Nord, cette contrée était une sorte «Terra nullius», une terre vide qui attendait seulement les «valeureux conquérants Arabes» pour la peupler. «L'intelligence» de ces hommes réside dans le fait qu'ils ont compressé le monde et les livres dans un seul Livre qu'ils n'ont jamais lu, bien évidemment ; les seconds, et toujours sous la «noble clairvoyance-aveugle» de ces hommes, sont toujours un «peuple» étrange, bizarre, incompréhensible.

L'usage du mot «peuple» est problématique. Pourquoi ? Cet usage du mot «peuple» est plus que problématique, il est dangereux. Dans un pays où depuis soixante ans on a tâché de construire une orthodoxie qui a donné «l'algérien unidimensionnel», il ne faut guère s'étonner des dérives que peuvent engendrer cette «anthropologie» aliénante. Au lieu de s'orienter vers la Méditerranée, nos «nobles et pieux politiciens» ont tourné le cap vers le Désert arabéen ; ce cap de la ruine et de l'écroulement. C'est ainsi que l'arabe imaginaire qui habite l'Afrique va voir «son kabyle» comme un étranger. Une différence de langue devient une différence d'«ADN». Dire qu'en Afrique du Nord, «il y a les Arabes d'une côté et les Kabyles de l'autre» est l'un des plus grands mensonges de l'histoire. Dans une Afrique méditerranéenne qui, depuis l'Antiquité, a accueillie et assimilée le suc des civilisations du bassin méditerranéen, l'idéologie du Parti unique, sur le plan politique, social, linguistique comme religieux a fait de l'aveuglement à l'histoire, à la vérité et à la raison notre paradigme existentiel.

Sur le fronton du temple d'Apollon à Delphes, dans la Grèce antique, il était écrit : «Connais-toi toi-même». Sage, la Pythie assignait aux gens, selon la maxime inscrite au fronton du temple et sur un ton énigmatique, le devoir de chercher la vérité et celui de connaître leur propre mesure. Quant à nous, des voix obscures nous recommandent les maximes qui vont enchaîner nos esprits : «Ignore tous sur toi-même».

Et pourtant, l'ironie me recommande de dire : dans les eaux cristallines de la Plage rouge, entre Jijel et Bejaia, je n'ai jamais vu des dromadaires ou des bédouins yéménites sillonner nos collines verdoyantes. Sous la verdure et l'ombre rafraichissante qu'elle répand sur nos corps, j'ai écouté, maintes fois, un continuum linguistique qui va l'arabe au tamazight, et vice versa. Avec harmonie et sans manichéisme.

*L'obstination. On peut lire dans La peste10 que «la bêtise insiste toujours». Oui, elle insiste, en effet. Mais je dirais de ma part que les intellectuels et les hommes libres d'esprit ont une responsabilité dans cette affaire. Ils ne doivent pas laisser la bêtise insister toute seule. Avec leur intelligence, leur savoir et leur liberté d'esprit, ils doivent eux aussi «insister», contre l'insistance de la bêtise, avec leur intelligence, leur raison. A force de s'obstiner dans leur combat contre la bêtise et dans leur service, acharné et sans concession, pour la vérité, ils commenceront à réaliser des petites victoires, avant que la grande victoire advienne. Ici, je ne veux pas être grandiloquent mais je pense que si chacun de nous, nous autres démocrates et hommes libres d'esprit, prenne la peine de contester le mensonge qui passe, nous irons certainement vers le mieux, demain, après-demain, dans les semaines ou les mois qui viennent, dans les années lointaines qui restent à venir.

Une muse à Tipasa

En Afrique du Nord, il y a deux mers. L'une au sud, l'autre au nord. La première est sable. Elle abrite la cité de Sefar, les peintures rupestres du Tassili n'Ajjer qui, elles, remontent au fond des âges. Cette mer, chaude et aride, regorge de leçons d'histoire pour ceux qui cherchent un remède à l'idéologie qui nous enchaîne, nous aliène ; la seconde mer est bleue, parfois verte. Sur la surface de ses eaux, tant de légendes, tant d'histoires ont marqué les annales. Ulysse et Enée, Hamilcar Barca et Hannibal, Syphax et Massinissa, Jugurtha et Firmus et j'en passe. Sur les rives de cette mer, il y a aussi ruines. Des théâtres antiques et des temples. Des mosaïques bariolées et des inscriptions épigraphiques, des ex-voto : en grec, en latin et en punique.

A côté de nos actuelles langues, ces langues que nos ancêtres ont jadis parlées résonnent encore dans les ruines, dans les temples et dans les théâtres. Un jour, à Tipasa, j'ai entendu une voix sublime qui venait du fond d'une crique, bleu turquoise. C'était peut-être l'une des neuf Muses d'Homère. D'un mélodieux, je l'ai entendu me dire : «Orientez-vous vers la Méditerranée ! Elle est votre seul Orient». La muse de Tipasa ne profère aucun testament : elle indique le chemin aux hommes, seulement.

Dans ce laps de temps hors du temps, le souvenir d'une leçon d'histoire est revenu vers moi. Après les tumultes de l'histoire, Camus, de «Retour à Tipasa», a pu retrouver dans ses ruines, ses absinthes et ses eaux verdâtres des raisons pour renaître, pour continuer de vivre et se débarrasser enfin des idéologies aliénantes et des mythes encombrants :

«?je redécouvrais à Tipasa qu'il fallait garder intactes en soi une fraîcheur, une source de joie, aimer le jour qui échappe à l'injustice, et retourner au combat avec cette lumière conquise. Je retrouvais ici l'ancienne beauté, un ciel jeune, et je mesurais ma chance, comprenant enfin que dans les pires années de notre folie le souvenir de ce ciel ne m'avait jamais quitté. C'était lui qui pour finir m'avait empêché de désespérer. J'avais toujours su que les ruines de Tipasa étaient plus jeunes que nos chantiers ou nos décombres. Le monde y recommençait tous les jours dans une lumière toujours neuve. O lumière ! c'est le cri de tous les personnages placés, dans le drame antique, devant leur destin. Ce recours dernier était aussi le nôtre et je le savais maintenant. Au milieu de l'hiver, j'apprenais enfin qu'il y avait en moi un été invincible»11.

Ceci n'est qu'un simple regard sur l'Algérie, aujourd'hui.

Notes:

1- Albert Camus, Le Soir républicain,

25-11-1939, La guêpine, 2017, p. 19.

2- Ibid., p. 20.

3- Ibid., p. 21.

4- Albert Camus, «Le refus de la haine», in Ecrits libertaires (1948-1960), éd. Lou Marin, Indigène éditions, 2016, p. 157.

5- Albert Camus, Le Soir républicain, 25-11-1939, op.cit., p. 23.

6- Ibid., p. 24.

7- Ibid.

8- Ibid., p. 25.

9- Mouloud Feraoun, L'anniversaire, «Le dernier message», Paris, Seuil, coll. «Points», 1972, p. 50.

10- Albert Camus, La peste, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1947, p. 49.

11- Albert Camus, Noces suivi de L'été, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1959, p. 164.