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Les salaires en Algérie : illusion monétaire ou piège ?

par A. Boumezrag*

«Tout le monde manipule tout le monde et c'est ce qui rend la politique dangereuse et passionnante à la fois.» Bruno Kreisky

Contrairement aux idées répandues ici et là, ce ne sont pas les urnes qui légitiment le pouvoir en Occident mais la production des biens et services c'est-à-dire la croissance économique suivant une logique purement économique en vertu de la valeur travail. Par contre ce qui légitime le pouvoir en Algérie, c'est la redistribution des revenus de la rente pétrolière et gazière relayée par l'endettement extérieur suivant une logique essentiellement politique en vertu du principe sacro-saint que «tout peut s'acheter, il suffit d'y mettre le prix» (le pouvoir, la sécurité, la paix sociale, le confort matériel, etc.). Dans une économie de marché les rapports de productions sont dominants et de nature conflictuelle parce qu'il s'agit d'exploitation de la force de travail c'est-à-dire de la mobilisation des ressources humaines. Ils s'expriment ainsi exploitation de la force de travail et du pouvoir par le capital.

La dialectique du pouvoir en Occident, on la trouve dans la lutte classique entre patrons et ouvriers. Dans une économie rentière, les rapports dominants sont des rapports d'aliénation de nature non conflictuels parce que reposant sur l'exploitation des ressources naturelles c'est-à-dire énergétiques ou minières et non sur l'exploitation des populations à des fins productives. Ces rapports se traduisent par une double aliénation ; aliénation du pouvoir vis-à-vis de l'Occident et de la population vis-à-vis du pouvoir. C'est pourquoi, des voix de plus en plus nombreuses remettent en cause la légitimité d'une gestion par l'Etat. Le développement des déficits des entreprises publiques, les perversions de gestion, l'ampleur du chômage sur une longue durée, le poids excessif des dépenses publiques improductives, la baisse drastique des revenus pétroliers, l'effondrement des cours pétroliers et gaziers, la flambée des prix des denrées alimentaires sur le marché international, la dépendance de la population à l'égard des importations, la fragilité de la santé de la population, la récession économique mondiale, la pandémie du coronavirus Covid-19 font peser sur le budget de l'Etat et donc sur l'impôt ordinaire un poids excessif qu'il ne pourra pas supporter la chute de la fiscalité pétrolière («le couteau a atteint l'os»)i.

Désormais, il ne suffit plus de savoir que les entreprises sont gérées par l'Etat pour être assurés qu'elles remplissent concrètement les objectifs de service public. Il faut montrer quels services elles rendent à la collectivité et selon quels coûts. La légitimité de l'action de l'Etat se trouve ainsi soumise aux critères de rationalité économique. Dans le processus de légitimation qu'il va mettre en œuvre le pouvoir va privilégier la construction de l'Etat et le développement de l'économie. L'affirmation du pouvoir issu du 19 juin 1965, c'est dès le départ liée à une industrialisation intensive financée quasi exclusivement par la rente et l'endettement, se concentrant dans le secteur public. La volonté de l'Etat de soumettre à sa logique de domination l'ensemble du corps social a trouvé dans l'existence de la rente et des possibilités d'endettement que procurent éventuellement les réserves en hydrocarbures, le moyen le plus efficace de sa réalisation. La politique de développement a eu pour résultat majeur, la salarisation d'une fraction importante de la population active qui devient intégralement dépendante des revenus distribués par l'Etat.

L'économie de l'Algérie se caractérise par la prédominance d'un important secteur public dans la plupart des secteurs d'activités économiques. La politique salariale a été caractérisée par les interventions de l'Etat qui ont abouti à la mise en place d'un système national de rémunération des salaires. Une politique salariale qui vise une garantie de l'emploi. Elle se caractérise par la volonté des pouvoirs publics d'assurer à chacun un emploi qui ne soit pas soumis aux aléas de l'activité économique. La rupture du contrat de travail par les employeurs publics est une exception qui est soumise à l'accord préalable de l'inspection du travail. Dans l'administration publique, les salaires sont directement déterminés par l'employeur : l'Etat. Par contre, les entreprises publiques, quel que soit le degré d'intervention de l'Etat, bénéficient d'une marge de liberté dans la formation des revenus de leur personnel dans le cadre de la législation et de la réglementation en vigueur. La salarisation dont il est question ici n'a rien à voir avec la salarisation qu'engendre le processus de domination croissante du capital c'est à dire un nombre croissant d'individus qui doivent vendre leur force de travail pour subsister. En Algérie, la salarisation signifie émargement au rôle de la rente, en contrepartie d'une allégeance implicite à la couche sociale qui est au pouvoir. Cela ne veut pas dire qu'il n'existe pas d'exploitation de la force de travail.

Par-là, on veut dire que la logique dominante n'est pas celle de la production de la plus-value mais une logique rentière c'est à dire une logique qui pervertit la première. De plus, c'est la grande masse salariale distribuée par l'Etat à travers ses dépenses d'équipement ou administratives qui procure des bénéfices substantiels au secteur privé. Une partie importante de la rente est par conséquent indirectement transférée au capital privé. Cinquante ans après, l'économie algérienne se caractérise par un lourd déficit budgétaire, une dangereuse dépendance alimentaire, une chute de la productivité du travail, une dépendance accrue à l'égard des revenus pétroliers et surtout un chômage massif. La construction d'une économie autocentrée à partir des revenus pétroliers semble avoir atteint ses limites. Derrière les proclamations et les programmes un certain nombre de phénomènes négatifs ont vu le jour. Il s'agit de la constitution rapide d'une bourgeoisie bureaucratique plus ou moins corrompue sabotant dans la pratique ce qu'elle prétend mettre en œuvre dans son discours ; la gabegie économique due à l'inexpérience d'abord et ensuite à la lourde machine inefficace mise en place par l'Etat ; la perte de l'enthousiasme des premières années de l'indépendance et les inquiétudes suscitées par le régime militaire mis en place ; l'accroissement des pouvoirs de l'appareil coercitif.

Cette construction économique se fait au prix d'une forte extraversion de l'économie, tant du point de vue de l'importation que du point de vue de l'exportation. L'intensité capitalistique des investissements et leur canalisation vers le secteur de l'industrie ont été à l'origine de multiples déséquilibres économiques et financiers. Bref, l'Algérie vit un blocage historique structurel qui empêche la naissance et le développement d'une formation économique et sociale véritablement dynamique, c'est-à-dire d'une conscience patriotique véritable, d'une conscience de classe ouvrière aiguë, d'une structure de classe productive, d'une culture locale féconde, d'une urbanisation homogène et fonctionnelle. Cependant, il est illusoire de croire à une débureaucratisation de la vie économique et sociale car la bureaucratie créée et entretenue par l'Etat constitue en fait son assise sociale principale ou bien d'accroître les libertés démocratiques et syndicales des travailleurs alors que l'Etat «militaro-rentier» s'est édifié sur la suppression de ces libertés et la mise en place de syndicats, d'associations et de partis dépendants. Au lendemain de l'indépendance, la société entière se trouvait désorganisée, déstructurée, atomisée, fragilisée. C'est pourquoi l'armée, seule force organisée du pays, a réussi à imposer une organisation étatique paramilitaire, fortement structurée. L'idéologie de développement servant de base de légitimité, l'industrie, le commerce, les banques sont organisées en entreprises d'Etat. Elles sont dirigées et gérées par des directeurs nommés par l'Etat. Qui est cet homme de confiance ? L'Etat peut le révoquer ou le muter en cas de besoin. C'est devant l'Etat qu'il est responsable de ses actes et de la façon dont il s'acquitte de ses fonctions. Tout le personnel de l'entreprise travaille sous son autorité. Les travailleurs n'ont aucune voix au chapitre, ni en ce qui concerne la gestion, ni en ce qui concerne leur situation professionnelle.

Lorsqu'on analyse de près le problème de rémunération, on se rend compte que le souci premier des autorités est de permettre aux travailleurs de mener une existence «normale» en fonction des variations du coût de la vie qui déterminent le niveau des salaires. En un mot, le niveau des salaires est indexé au coût de la vie, donc du pouvoir d'achat et non à la productivité du travail. Cette amélioration du pouvoir d'achat est due en grande partie grâce aux importations. La salarisation dont il est question ici n'a rien à voir avec la salarisation qu'engendre le processus de domination croissante du capital c'est-à-dire un nombre croissant d'individus qui doivent vendre leur force de travail pour subsister. En Algérie, la salarisation signifie émargement au rôle de la rente en contrepartie d'une allégeance implicite à la couche sociale qui est au pouvoir. Cela ne veut pas dire qu'il n'existe pas d'exploitation de la force de travail. Par là, on veut dire que la logique dominante n'est pas celle de la production de la plus-value mais une logique rentière c'est-à-dire une logique qui pervertit la première. De plus, c'est la grande masse salariale distribuée par l'Etat à travers ses dépenses d'équipement ou administratives qui procure des bénéfices substantiels au secteur privé. Une partie importante de la rente est par conséquent indirectement transférée au capital privé.

Après cinquante ans de politiques étatiques, l'économie algérienne se caractérise par un lourd déficit budgétaire, une dangereuse dépendance alimentaire, une chute de la productivité du travail, une dépendance accrue à l'égard des revenus pétroliers et surtout un chômage massif. La construction d'une économie autocentrée à partir des revenus pétroliers semble avoir atteint ses limites. Derrière les proclamations et les programmes un certain nombre de phénomènes négatifs ont vu le jour. Il s'agit de la constitution rapide d'une bourgeoisie bureaucratique plus ou moins corrompue sabotant dans la pratique ce qu'elle prétend mettre en œuvre dans son discours. La légitimité de l'action de l'Etat se trouvait ainsi soumise au critère de la rationalité économique. En effet, au premier regard, l'entreprise publique, manifestation des pouvoirs publics dans l'économie serait soumise aux commandements de l'Etat en tant qu'elle est publique et aux impératifs du marché, en tant qu'entreprise. Si l'on admet cette analyse, il faut accepter l'idée que le degré d'autorité et donc de responsabilité de l'entreprise publique est à définir tant vis-à-vis des pouvoirs publics que des mécanismes de marché. S'il est fondé d'affirmer que les entreprises publiques ont des préoccupations similaires à celles des entreprises privées, il n'en demeure pas moins qu'elles ont une vocation instrumentale au service de l'Etat. Elles sont tenues d'intégrer dans leurs objectifs les priorités définies par les pouvoirs publics, de soutien à l'investissement productif, de maintien de l'emploi ou d'autres.

Les entreprises publiques obéissent à une double logique : les entreprises publiques se voient assigner par l'Etat des objectifs économiques et sociaux ; les entreprises publiques sont tenues de rendre compte de leur gestion à l'Etat. Elles doivent d'abord assurer à l'Etat la maîtrise de nouveaux «gisements de productivité», lui permettre de «choisir les investissements, de les provoquer ou de les diriger. En d'autres termes, elles doivent servir de points d'appui privilégié à la mise en œuvre du plan redevenu le vecteur principal du développement du pays dont la cohérence est ainsi garantie et les incertitudes réduites. Bref, parce que la nationalisation permet à l'Etat de contrôler désormais les positions dominantes, elle lui permet aussi d'aider plus efficacement les secteurs en difficulté et les industries d'avenir. L'Etat propriétaire se trouve par là même davantage mis à contribution, sollicité à la fois par les besoins des nouvelles entreprises publiques et les besoins des anciennes. De là la crainte de voir l'Etat opérer des transferts vers des sociétés en difficulté, au détriment du développement et de la santé financière des plus dynamiques. Les rapports de l'Etat avec les entreprises publiques appellent encore la résolution d'un redoutable dilemme entre les exigences d'une tutelle vigilante et celle d'une autonomie de gestion. Des aménagements s'imposent tout en assurant au pouvoir un droit de regard sur l'utilisation des deniers publics n'aillent pas à l'encontre des comportements dictés par des impératifs de rentabilité d'où l'importance d'une Cour des comptes comme instrument de contrôle auquel doit être assujetti le secteur public. L'entreprise publique ne naît que de la volonté de la puissance publique, elle n'existe au départ que par elle qui lui donne sa substance, c'est-à-dire sa personnalité juridique et son patrimoine. Il existe une certaine tension qui oppose l'entreprise publique comme sujet et comme instrument. Il appartient à l'Etat de déterminer la marge de manœuvre c'est-à-dire l'espace de son autonomie. Les entreprises publiques peuvent par leur propre mouvement échapper à l'autorité de l'Etat, en se soumettant aux impératifs de la rentabilité et de la combativité. Cette marge de liberté ne peut que donner la mesure de leur insertion dans les rouages de l'économie de marché. Et, dans ce cadre, elles auront le marché pour loi et le marché pour sanction.

Leur soumission aux lois du marché signifie effectivement qu'elles doivent obéir à la loi de l'échange équivalent qui règle les rapports entre les détenteurs de capitaux et donc de la logique contractuelle qui est la seule expression juridique possible du marché. Or, ce qui importe, ce n'est pas la nature de la prestation produite par l'entreprise, mais les conditions dans lesquelles cette prestation se trouve produite. On comprend alors que si la responsabilité des entreprises qui se soumettent à la loi du marché, elle ne peut que se trouver limitée dans la logique des rapports de pouvoir qui se déploient au sein du procès de production. Et, là l'intervention de l'Etat est nécessaire au même titre que pour une entreprise privée. C'est donc à l'Etat que l'on est finalement renvoyé, mais un Etat qui est très loin des doctrines classiques. Un Etat qui protège les entreprises publiques et atténue leur responsabilité vis-à-vis du marché. Les entreprises publiques peuvent quant à elles acquérir vis-à-vis du marché une autonomie tangible et jouer un rôle spécifique pourvu qu'elles soient responsables vis-à-vis de l'Etat. Le développement est une des manifestations du pouvoir. Les formes du pouvoir ne sont pas indépendantes des structures économiques. Le travail n'a plus de statut objectif car il n'existe pas de relations entre le travail et les salaires. «Les Algériens font semblant de travailler et l'Etat fait semblant de les payer» pour reprendre un dicton populaire. Ces «salaires» ne sont en vérité rien d'autre que la quote-part de la rente pétrolière et gazière qui doit revenir de droit à chaque Algérien sans distinction de sexe, d'âge, de statut ou de qualification, ou d'emploi. «Me léhitoubakharlou». Chez les peuples laborieux, le salaire est la contrepartie de leur labeur qui assure la dignité de chacun et la prospérité de tous ; par contre dans les pays rentiers comme le nôtre, le salaire est le prix d'une allégeance politique c'est-à-dire l'acceptation de notre aliénation à l'ordre politique, économique et social établi. «L'appât immodéré de l'argent, comme celui du pouvoir a un prix : la dignité».L'expérience algérienne des trente dernières années de tentatives vaines de développement et de restructuration nous enseigne deux choses : la première c'est l'absence de toute forme de responsabilité juridique de l'Etat vis-à-vis des opérateurs économiques privés ne peut aboutir qu'à un retrait voire une paralysie des activités économiques privées. La seconde, c'est que la recherche tous azimuts de l'engagement de la responsabilité étatique débouche nécessairement sur la paralysie des opérateurs publics économiques d'où le gel définitif du mouvement historique de la formation économique et sociale à un moment fatidique où les marchés extérieurs se referment, que la rente énergétique se dissipe, où la famine pointe à l'horizon. Pour dégeler les forces productives, que faut-il faire ? Qui doit le faire ? Sur qui doit-il s'appuyer ?

*Docteur