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La réforme du système de santé en Algérie

par Nacer Djidjeli*

Tout au long des années, la réforme du système national de santé a nécessité des jours de réunions de travail sous les projecteurs des medias, des sommes astronomiques dépensées, des dizaines de rapports rédigés...Pour quels résultats? Une énième réforme est dans l'air du temps mais n'a été retardée que par la pandémie de la Covid. Ce report involontaire doit être une opportunité pour nous obliger à mener -pour une fois- une réflexion profonde, juste, sereine et urgente sur un système de santé malade. Une réflexion dont l'objectif premier est de garantir à nos concitoyens l'équité et la qualité dans leur prise en charge médicale.

De prime abord, nous pensons que la cause essentielle de nos échecs répétés est due au fait que les problèmes de fond n'ont pas été abordés.

Le choix d'un système de santé est un problème éminemment politique. Et contrairement à ce qu'on veut nous faire croire, il dépend entièrement de l'économie et des ressources dont dispose un pays. Il ne peut être autrement pensé que faisant partie d'un projet de société globale. Il ne peut, en aucun cas, être le résultat seul d'une cogitation de techniciens aussi doués soient-ils. La question fondamentale, à notre sens, est quel système de santé veut-on, ou surtout peut-on proposer à nos concitoyens ? Et la nuance n'est pas uniquement sémantique. En effet, ce choix est intimement lié à la capacité financière du pays. La réponse à cette interrogation exige de nous lucidité et courage politique en nous débarrassant des oripeaux du populisme et de la démagogie.

Il est utile de rappeler ce qui à mon sens constitue les principaux problèmes de fond dont souffre notre système de santé.

Ressources et financement de la santé

L'Algérie consacre entre 5 et 7% de son produit intérieur brut (PIB) pour ses dépenses de santé avec une dépense nationale de santé (DNS) par habitant qui fluctue autour de 300 et 400 dollars. A titre comparatif et selon les chiffres 2018 de la Banque mondiale, Cuba y consacre 990 dollars, la France, 4500 dollars, le Canada, 7000 et les USA, 9000, pour ne citer que ceux-là. Les pays industrialisés à revenus élevés consacrent une moyenne de 11,2% de leur PIB pour les dépenses de santé selon les chiffres de l'OCDE de 2011. Quand on sait que le PIB de ces pays est en moyenne cinq à dix fois plus élevé que le nôtre, on comprend que nous ne pouvons et, surtout, nous ne devons pas nous comparer ou essayer de copier un système de santé très loin des réalités et capacités financières de notre pays. Penser un système de santé en faisant fi de ces données et contraintes financières serait faire preuve d'un irréalisme infantile. Peut-on ainsi continuer à faire croire aux Algériens que le système de santé actuel peut prendre en charge tout le monde et tout le temps, toutes les pathologies, la prévention, les soins de base, etc.... ajouté à cela, une transition épidémiologique qui s'annonce très coûteuse pour le pays? La réponse est assurément non. Les ressources dont nous disposons, faut-il le souligner, qui dépendent totalement de la rente pétrolière, ne nous le permettront jamais. Prétendre le contraire serait de la pure démagogie et de l'aveuglement politique. La couverture médicale gratuite n'est totalement acquise dans aucun pays au monde. Les pays les plus industrialisés et les plus riches, qui consacrent dix à vingt fois plus pour leurs dépenses de santé, ont été obligés de faire des choix, douloureux certes, mais indispensables à l'équilibre global de leur système de santé. Il doit en être de même chez nous, des choix douloureux doivent impérativement être faits. Il y va de la survie de tout le système de santé. Ce débat doit être mené, certes, par des professionnels de santé mais la décision finale doit être assumée par l'ensemble de la société et les institutions de l'Etat. Evidemment avec une meilleure gestion et quelques aménagements techniques, on pourra sûrement améliorer et optimiser ce que nous avons. D'autant plus que les experts pensent que 20 à 40% des ressources allouées à la santé sont gaspillées de par le monde. Dans ce cas, il faudra des actions urgentes et fortes pour colmater quelques brèches trop visibles, mais ceci ne fera jamais de notre système de santé tant décrié par nos concitoyens, un système performant, humain, empreint d'équité et de justice. On peut sûrement augmenter notre DNS en relevant le taux du pourcentage du PIB consacré à celle-ci. Amar Tou, l'ancien ministre de la Santé avait promis de relever ce taux pour arriver à 15%, mais la décision n'a pas dépassé le stade de la promesse. Et même si on arrive à ce taux maximum au-delà duquel les grands équilibres financiers du pays risquent d'être menacés, le changement ne peut être important. Il est donc urgent que cette donne financière et les contraintes inévitables qui en découlent soient prises en compte dans une profonde réflexion sur la politique de santé dans notre pays surtout que les perspectives futures quant aux capacités financières de notre pays, ne sont guère rassurantes en raison de la baisse du cours du baril de pétrole. Des choix doivent être faits et des priorités fixées, conditions sine qua none pour éviter un effondrement de tout le système. La réflexion doit se faire de manière globale en prenant en compte les besoins du pays, en médecine préventive, curative... etc. L'on devrait éviter de s'attarder comme le font certains confrères par exemple sur des demandes insistantes et très médiatisées pour l'introduction de « molécules innovantes » destinées au traitement entres autres, de certains types de cancer. Nous partageons fortement l'idée de faire profiter nos concitoyens des derniers développements et innovations de la médecine et considérons que la demande est juste. Elle n'est cependant ni réfléchie encore moins réaliste dans le contexte économique et financier de notre pays eu égard à leur coût exorbitant et avec une cagnotte allouée à la santé incompressible et très limitée. L'on sait que le service d'Oncologie médicale au niveau des hôpitaux nécessitent énormément de dépenses. A titre d'exemple, un CHU à l'est de la capitale a vu 60% du budget alloué à la pharmacie consommés par un seul service, celui d'Oncologie médicale. Ses 08 autres services hospitalo-universitaires doivent se contenter du partage des 40% restants. Cela, avec des médicaments anticancéreux classiques. On n'ose pas imaginer le déséquilibre si on introduit des molécules coûtant 10 à 20 fois, plus cher. Les mêmes chiffres, les mêmes pourcentages et les mêmes déséquilibres inquiétants sont enregistrés pour la consommation des médicaments au niveau national. Ce sont ces déséquilibres qui obligent à une réflexion profonde et objective qui prend en compte les besoins des uns et des autres et les capacités du pays pour éviter de tomber dans le populisme, la démagogie ou une surenchère que nos concitoyens ne nous pardonneront pas.

La contractualisation

La décentralisation dans la gestion et la contractualisation de nos hôpitaux et structures sanitaires est à la fois une nécessité et une solution aux problèmes qui se posent avec acuité à notre système de santé. Actuellement le financement de nos différentes structures de santé est assuré, une partie par l'Etat, une autre par la Sécurité sociale et, enfin, une part par les ménages. Les deux premiers chapitres sont alloués comme un forfait sans négociations, ni contrôles, ni justifications. Pourtant, l'ordonnance 96-17 du 6 juillet 1996 qui a modifié l'article 65 de la loi 83-11 relative aux assurances sociales stipule, dans sa nouvelle rédaction, que «les frais de soins et de séjour dans les structures sanitaires publiques sont pris en charge sur la base de conventions conclues entre les organismes de Sécurité sociale et les établissements de santé concernés». À partir de 1992, la Loi de finances dispose chaque année que «la contribution des organismes de Sécurité sociale aux budgets des secteurs sanitaires, des établissements hospitaliers spécialisés et des centres hospitalo-universitaires est destinée à la couverture financière de la charge médicale des assurés sociaux et de leurs ayants droit. La mise en œuvre de ce financement sera effectuée sur la base de rapports contractuels liant la sécurité sociale et le ministère de la Santé et de la Population, suivant des modalités fixées par voie réglementaire». Des tentatives de contractualisation à titre expérimental ont eu lieu à partir de 1993 dans des centres pilotes mais par manque de courage politique, elles ont été malheureusement sans lendemain. Peut-on continuer à allouer des budgets forfaitaires aux hôpitaux sans contrepartie, sans programmes et sans véritable évaluation de leurs activités? Ce principe de contractualisation qui vise à financer les structures de santé en fonction des actes, négociable chaque année, est évoqué, on le voit, depuis les années 1990. Pourquoi est-il resté lettre morte alors que le pouvoir politique est conscient de l'importance de cette mesure ? Et plus que jamais, on continue, contre toute logique, à faire les mêmes erreurs que par le passé en finançant des structures et non des programmes.

L'autonomie et de la décentralisation des structures de santé

Peut-on espérer une gestion efficace et efficiente de nos structures de santé sans leur autonomie et en continuant à tout centraliser ? Il y a quelques années, à l'EPH de Belfort, on a dû fermer le bloc opératoire pendant plusieurs jours par manque de «femme de ménage». L'activité chirurgicale a été paralysée pour tous les chirurgiens, les réanimateurs et les paramédicaux. En dehors du fait que cela démontre, si besoin est, l'importance de tous les maillons de la chaîne des soins, cet incident est la caricature même de l'obsolescence du système de gestion de nos hôpitaux. En effet, malgré l'urgence de la situation, le gestionnaire de l'établissement ne pouvait en aucun cas recruter le personnel qui manquait car la loi ne le lui permettait pas. Voilà le carcan dans lequel se meurent et s'étouffent nos hôpitaux. Peut-on continuer à faire fonctionner au XXIe siècle, nos hôpitaux avec un modèle de gestion centralisée et complètement sclérosée? Peut-on continuer d'exiger de nos gestionnaires des résultats tout en leur liant les mains par des contraintes administratives obsolètes? Des gestionnaires qui, par la force des choses, sont devenus de simples dépensiers sans aucune liberté d'initiative.

Réévaluation de la nomenclature des actes de remboursement

Les tarifs de la Sécurité sociale n'ont pas été réévalués depuis des décennies, ce qui fait que les assurés sociaux qui s'adressent au secteur privé paient de leurs poches les prestations dont ils bénéficient. Quand on sait que 70% des actes sont pratiqués dans le secteur libéral, on explique aisément cette augmentation vertigineuse de la part des ménages dans la dépense de santé globale. Celle-ci avoisine actuellement les 40% alors qu'elle ne devrait pas dépasser selon les normes 20 à 30% au maximum. La part des dépenses supportée par les ménages étant le témoin de l'équité d'un système de santé, cette injustice doit cesser car l'assuré social doit être remboursé à hauteur de ses cotisations.

Ceci risque certes d'être délétère sur les comptes et les équilibres de la Sécurité sociale surtout avec la pléthore de son personnel payé au-dessus de la moyenne nationale. Mais continuer à nier un droit fondamental des assurés sociaux ne règle aucun problème. On ne peut bâtir sur une injustice.

La médecine gratuite

Autre sujet ou questionnement incontournable et indispensable si on veut sauver ce qui reste de notre système de santé : la médecine gratuite. Sujet on ne peut plus sensible mais qui, à notre sens, ne doit plus être occulté. Instaurée en 1973 par décret présidentiel, son objectif, on ne peut en douter, était très noble et il a permis, en assurant un accès aux soins à toutes les couches de la population, d'améliorer les principaux indicateurs de santé de notre pays.

Mais n'est-il pas temps de faire le bilan de ce concept de médecine gratuite et voir, 50 ans après, quelle est l'efficience de ce système qui, d'ailleurs, n'a plus de gratuité que le nom ? Doit-on continuer à donner des soins gratuits à tout le monde sans distinction même à ceux qui sont parmi les plus nantis et qui passent souvent en priorité car ayant leurs entrées dans les hôpitaux ? Ceci rappelle l'hérésie des subventions des produits de première nécessité aussi bien pour le démuni que le milliardaire. Il est évident que l'accès aux soins pour les plus nécessiteux et les plus faibles d'entre nous doit être garanti par l'Etat. Nos ressources étant ce qu'elles sont, n'est-il pas temps de revoir ce système, pour l'optimiser en ciblant et en orientant l'aide de l'Etat spécialement vers ces populations véritablement démunies et nécessiteuses? Là aussi, il ne revient pas aux techniciens et professionnels de la santé d'y répondre seuls.     La décision de réviser ce système pour le rendre véritablement pérenne, efficient et équitable, est éminemment politique.

En 2014, nous faisions le même constat et posé les mêmes questionnements. Près de 10 ans après, force et de constater qu'absolument rien n'a changé. Pourquoi notre système de sante reste plus d'un demi-siècle après l'indépendance tant décrié ?

Pourquoi les gouvernements et ministres passent, les lois sanitaires se succèdent et rien ne change ? Certainement parce qu'à l'instar de ce qui se passe dans les autres secteurs notamment économique (avec des subventions tous azimuts, dépendance totale aux hydrocarbures etc.), même nos gouvernants qui étaient conscients des défis qui attendaient notre pays, plaçaient cette sacro-sainte notion de paix sociale qui leur permettait de perdurer à leur poste, au-dessus de toutes autres considérations y compris celle de l'avenir du pays et des générations futures.

Ceci n'est nullement dû aux professionnels de la santé mais à l'incompétence et au manque de volonté et de courage politique de nos dirigeants qui ont fait perdre à notre pays plus d'un demi-siècle de reformes possibles et nécessaires.

L'Algérie ne peut plus s'offrir le luxe de faire dans la précipitation une réformette sans lendemain, nous n'avons plus droit à l'échec.      Cette réforme vitale pour notre pays doit traduire dans un texte les grands choix et arbitrages d'une politique de santé que toute la nation doit assumer.

Voilà ce qui nous semble être les véritables enjeux et défis auxquels on doit s'atteler si on veut réussir là où nos prédécesseurs ont échoué.

La chute drastique des cours du pétrole à moins de 10 dollars en 1986 et les énormes difficultés qu'a connues l'Etat pour maintenir à flots le système de santé publique sont là pour nous imposer, si besoin est, l'urgence de décisions politiques courageuses et responsables...

*Professeur en chirurgie pédiatrique à l'EPH de Belfort (El Harrach)