Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Djamel Bensmaïl condamné au supplice : comment la foule devient-elle bourreau ?

par Chérifa Sider*

«Quand on passe ses nuits à veiller des condamnés à mort et ses jours à les livrer au bourreau, on n'attend plus grand chose du temps vacant.» Yasmina Khadra

Rien ne paraît plus choquant que le lynchage du jeune Djamel Bensmaïl survenu à Larbaâ Nath Irathen, en Kabylie. Ce drame de trop a suscité une vive indignation parmi les Algériens, déjà accablés par la crise sanitaire de la Covid-19, des pénuries d'oxygène et d'eau, et par des dizaines de feux hors de contrôle. Dans cet embrasement généralisé, des villages entiers ont été dévastés et plusieurs victimes ont péri dans la douleur et le silence. Devant un tel enchaînement de catastrophes, il est difficile, non seulement de raisonner, mais de maîtriser ses émotions (la peur et la colère notamment).

La moindre chose, si bénigne soit elle, prend des proportions excessives. Il suffit parfois d'un mot, d'un cri ou d'un simple geste pour bouleverser nos perceptions et nos repères. On ne s'étonne pas donc de voir une foule furieuse commettre un crime atroce, d'autant que Djamel Bensmaïl a été désigné comme «pyromane» avant d'être jeté en pâture, devant un commissariat de police défaillant et insécure.

Cette terrible et subtile manière de faire peut être perçue comme une provocation. Une provocation tragique qui a laissé place à des horreurs de toute nature. Désormais, le soupçon suffit, à lui seul, pour tuer à coup sûr Djamel Bensmaïl, sans même l'avoir écouté !

De toute évidence, les individus ont été emportés par le même élan de colère. Tout comme le feu, les idées et les émotions se diffusent par contagion. N'est-il pas manifeste que c'est dans le mouvement de masse que les personnes peuvent se transformer en troupeau docile ? La foule est dotée d'une force, que Carl Gustav Jung (1875-1961) nomme l'«âme commune animale». Sur le plan psychologique, l'homme de masse adhère à une idée (qu'il croit juste) et obéira sans résistance, à l'ordre des bourreaux(1). Cela dépend, bien évidemment, de la vulnérabilité de chacun et des conditions extérieures (corruption, précarité, Covid-19, incendies, tension sociale, incompétence des pouvoirs publics, etc.). Voilà pourquoi les aveux obtenus, après coup, sont à la fois bizarres et incohérents : «Ce n'est pas moi qui l'ai tué, je regrette ce qui s'est passé». Qui sont alors les acteurs du meurtre ayant mené jusqu'ici une vie ordinaire ? Qu'est-ce qui explique leur basculement dans l'extrême ? La majorité des individus était venue, semble-t-il, par simple curiosité.

En l'espace de quelques minutes, la foule a pris la forme d'une véritable bête sauvage animée par le désir de «faire périr». Une sorte de frénésie s'empare instantanément des individus soumis, à des degrés différents, à l'instinct d'imitation. La foule donne alors un spectacle public ritualisé auquel tout le monde a été invité à participer. Privé d'eau, Djamel a été d'abord poignardé à mort, puis assailli dans la cour du commissariat. La foule l'a roué des coups, traîné dans la rue, brûlé et enfin décapité sous les yeux du monde entier. Cette scène qui offense le sens moral a tué «l'homme dans l'homme» pour l'expulser hors de l'humanité. À mesure que la violence s'intensifie, les individus se laissent aller jusqu'au plus horrible meurtre. C'est une réalité aussi tragique qu'ambiguë dans laquelle se sont déchaînés les pires instincts : «J'ai frappé Djamel à coups de pieds puis après quand son corps était en train de brûler j'ai rajouté un carton pour qu'il brûle bien». Rien n'est si puissant que d'associer les mots d'ordre «égorge et écorche» aux actes suggestifs /imitatifs pour soumettre les individus à une nouvelle réalité (3).

Cette catastrophe humaine est en soi une transgression de valeurs hautement codifiées, à savoir la dignité et l'honneur du mort (hurmat elmayet). Ce qui aurait jeté l'anathème sur une région en deuil. Ces événements nous rappellent l'Algérie des années 1990. Sommes-nous les héritiers d'une violence latente mais entretenue ? Nos blessures mal guéries sont-elles susceptibles d'être ravivées à tout moment ?

Malheureusement, la violence est la pathologie de notre société en crise. Et nous sommes loin d'avoir surmonté un passé sombre et traumatique. Il y a des bourreaux parmi nous qui outrepassent tout entendement, alors que les témoins ont été véritablement réduits aux spectateurs. C'est comme s'ils n'avaient plus la capacité de secourir ou du moins couvrir, ne serait-ce que par pitié, le corps sans vie. Dans la jouissance ambiante, ils filment, prennent des selfies et, pire encore, ils diffusent en boucle une scène insupportable sans sentiment de déplaisir ou encore de culpabilité. Cela laisse penser que «ce pire crime a été osé par quelques-uns ; [...] ; tous l'ont laissé faire.» Parallèlement, ce meurtre avec témoins a pris une tournure raciste, voire dangereuse. Détruire le corps de Djamel ne suffisait pas, il fallait alors dénaturer son identité et celle de toute sa communauté. Les mots prononcés «les Arabes, les animaux» sont de véritables injonctions agissant sur les esprits excités. Au demeurant, le crime a pris son sens dans une logique séparatiste : nous/eux ; les nôtres/les ennemis ; les Kabyles/les Arabes. C'est le raccourci le plus simple pour s'identifier davantage, même inconsciemment, à la masse.

À vrai dire, ce discours n'est qu'un bruit de fond qui incite, par là même, à de nouvelles vengeances. Or, nous avons besoin plus que jamais d'être résilients, soudés et fraternels, en toutes circonstances. Seule l'intelligence collective permet d'enrayer cette spirale de violence : «Plus jamais de telles horreurs». Au-delà de nos fragilités, les humains sont capables du pire, mais aussi du meilleur. Il est donc essentiel de regarder ce drame en face pour lui donner sa pleine signification. Une cérémonie de recueillement, une œuvre artistique ou un geste, même symbolique, peuvent être un soutien précieux aux endeuillés. Quoique tragique, la mort de Djamel Bensmaïl nous invite, comme le suggère Matthieu Ricard, à «cultiver la bienveillance envers tous et la compassion pour ceux qui souffrent, en nous ouvrant à la sollicitude d'autrui et leur accordant la nôtre.»

*Docteur en Psychologie

Références et notes

(1) Voir à ce sujet Gustave Le Bon. Psychologie des foules. 1re édition. PUF, 1895.

(2) Il n'est pas question ici de déresponsabiliser les auteurs du crime, mais de souligner simplement l'influence de la foule sur l'individu doté d'une conscience et d'une volonté.

(3) Ce crime collectif mérite d'être étudié, avec rigueur, dans une approche globale lors des différentes expertises.