Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

La finance et le climat

par Joseph E. Stiglitz*

NEW-YORK - Le monde réalise enfin la nécessité existentielle d'une transition rapide vers une économie verte. Or la finance jouera un rôle essentiel dans ce processus. Les institutions financières font grand cas de leurs actions (émission d'obligations vertes, installation d'ampoules à économie d'énergie...), mais un trop grand nombre d'entre elles continuent à financer les énergies fossiles et à soutenir des pans de l'économie qui sont incompatibles avec une transition verte.

Ce type d'investissement alimente la crise climatique. Il est souvent à long terme, car la découverte, le développement et l'exploitation complète d'un nouveau gisement de pétrole s'étend sur des décennies, bien au-delà du moment beaucoup plus proche où le monde doit mettre fin à ses émissions nettes de carbone pour éviter une hausse catastrophique des températures. Ces projets deviendront presque certainement des «actifs échoués», des avoirs qui auront perdu leur valeur et leur utilité en plein milieu du combat pour sauver la planète.

Cette situation est dangereuse tant pour les investisseurs que pour le système économique et la planète. La plupart des détenteurs d'actifs échoués feront sans doute des pieds et des mains pour exploiter leurs avoirs, aussi leurs investissements créent-ils une dynamique politique négative. Craignant d'être les seuls à devoir payer les pots cassés, ces investisseurs forment de puissants groupes de pression opposés à la transition écologique. Et si la transition réussit, ils exigeront des compensations : ils demanderont la mutualisation de leurs pertes sur des financements qui n'auraient jamais dû être fait. A considérer l'Histoire, ils pourraient réussir.

L'idéal serait d'interdire ces investissements. Mais, pour l'instant, cette option est politiquement irréalisable aux USA et dans de nombreux autres pays. Une autre option consisterait à déployer des outils réglementaires. L'obligation de garantir la stabilité financière incombe aux institutions chargées de superviser l'économie, notamment les banques centrales, car les marchés réagissent essentiellement au court terme et souvent ne parviennent pas à prendre véritablement en compte les principaux risques.

La crise financière de 2008 montre ce qui peut arriver lorsque la valeur d'une partie, même réduite, des actifs mondiaux (il s'agissait alors des prêts immobiliers américains à risque) subit des variations brusques. L'instabilité du prix des actifs susceptibles d'être affectés par le changement climatique pourrait avoir des effets systémiques qui éclipseront ceux de 2008. Le secteur des combustibles fossiles n'est que la partie émergée de l'iceberg (en train de fondre). L'élévation du niveau des mers et les phénomènes météorologiques extrêmes de plus en plus fréquents (des incendies de forêt aux ouragans) pourraient également entraîner une révision soudaine et à grande échelle de la valeur de beaucoup de biens fonciers.

Les régulateurs doivent donc exiger la divulgation complète des risques climatiques - ce qui inclut non seulement les risques physiques, mais aussi les risques financiers directs et indirects. Même si l'ampleur de ces risques ou le rythme des changements à venir ne font pas l'unanimité, la prudence exige la divulgation des risques qui accompagnent les scénarios plausibles envisagés par le GIEC (le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat) et d'autres institutions. En outre, les mesures permettant d'atteindre la neutralité carbone d'ici 2050 (combinant tarification du carbone et réglementation) auront probablement un impact majeur sur les prix des actifs.

Si l'économie évolue trop lentement pour s'adapter au réchauffement climatique, les risques liés à la transition vont augmenter. Plutôt qu'une transition en douceur vers la neutralité carbone, avec un ajustement progressif de la valeur des actifs, nous pourrions alors connaître une transition chaotique, avec des hausses et des chutes brutales de la valeur des actifs aux moments critiques - lorsque les marchés prendront pleinement conscience de la réalité du changement.

Pour limiter ce danger, les investisseurs doivent détourner leurs fonds des projets qui nuisent à l'environnement pour les orienter vers ceux qui sont favorables à la planète. Il faudra peut-être recourir à la fois à la carotte et au bâton pour inciter le secteur financier à aller dans la bonne direction.

Ainsi pourrait-on exiger davantage de réserves de la part des banques qui investissent dans des projets à risque climatique. Les investisseurs sont avertis : ceux d'entre eux qui continueront à investir dans les combustibles fossiles ne seront sans doute plus subventionnés par les citoyens (du fait de la déductibilité des pertes). Aux USA, l'Etat garantit la grande majorité des prêts hypothécaires résidentiels ; à l'avenir, il ne devrait le faire que pour l'immobilier vert (maisons bien isolées ou à énergie positive).

Pour encourager les investissements qui reposent sur un prix élevé du carbone, les Etats pourraient émettre des «garanties», une sorte de police d'assurance prévoyant l'indemnisation des investisseurs, si dans 20 ans par exemple, le prix du carbone s'avère plus faible que prévu. Cela inciterait les pays du monde entier à respecter les engagements auxquels ils ont souscrit dans le cadre de l'accord de Paris sur le climat.

Ces mesures et d'autres contribueront à la transition écologique. Mais cela ne sera probablement pas une incitation suffisante pour entraîner le secteur financier privé à faire tout ce qui est en son pouvoir. Les marchés financiers privés se concentrent trop souvent sur le court terme, alors que bon nombre des investissements cruciaux dont nous avons besoin sont à long terme.

C'est en partie pour cela que des banques de développement vertes ont été créées, notamment dans l'Etat de New-York. Ailleurs, le mandat des banques de développement a été élargi au développement vert. La participation de ces institutions est fondamentale, car elles contribuent à la conception et à la structuration des projets verts qu'elles financent.

Répondre à la crise climatique exige d'énormes transformations économiques et sociales. Nous n'avons pas le choix, nous devons changer notre manière de consommer, de produire et d'investir. Nous pouvons remporter ce défi, mais la finance doit y tenir une place. Et pour cela, de simples incitations de la société civile et de l'Etat n'y suffiront pas.



Traduit de l'anglais par Patrice Horovitz

Prix Nobel d'économie - Professeur à l'université de Columbia à New-York et membre de la Commission indépendante pour la réforme de la fiscalité internationale des entreprises (ICRICT)