Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Défaillance de la langue arabe ou indigence de la didactique islamisée ? (2/2)

par Khider Mesloub

Toute science serait superflue s'il y avait coïncidence immédiate entre la forme phénoménale et l'essence des choses. Telle est manifestement la conception de la religion (musulmane) en la matière, le postulat sur lequel repose sa doctrine intangible.

De son point de vue théologique, nul besoin de procéder à l'étude, à l'observation et à l'expérimentation des phénomènes pour saisir leur essence. Cette essence est d'emblée posée, donnée, une fois pour toutes par Dieu : cette main invisible à l'origine de la création de l'univers et de l'homme. Dès lors, à quoi bon s'échiner à instruire l'Homme pour lui offrir les outils scientifiques afin de lui permettre de produire sa vie, d'aiguiser sa curiosité, d'aiguiller ses recherches, de développer son esprit critique, d'affermir ses connaissances, de conquérir sa liberté. En résumé, pour transformer chaque humain en Homo faber. Dans la logique (irrationnelle) des religieux (islamistes), des milliards de livres profanes ne remplaceront pas et ne vaudront jamais leur Unique Livre sacré. Conséquence : il ne peut y avoir d'avancée du savoir, de progrès scientifique. La «Vérité» a déjà été énoncée une fois pour toutes. Et l'on ne peut que continuer à énoncer et annoncer son message, mais jamais la dénoncer ou y renoncer.

De façon définitive, l'islam postule, une fois pour toutes, que le Coran l'emporte en toutes circonstances et dans tous les cas de figure, en tous lieux et en tous temps, qui ne souffrent aucune exception ni aucune transgression, sur ce que les hommes peuvent décider en matière de lois, d'éducation, d'instruction, de morale, de politique, d'économie.

L'islam ne peut admettre la critique. L'esprit critique établit des distinctions, et distinguer est un signe de modernité. Dans la culture moderne, la communauté scientifique entend le désaccord comme un instrument de progrès des connaissances. Or, pour l'islam, le désaccord est synonyme de trahison, de division (fitna), symptomatique d'un désordre mental. Toute remise en cause est jugée comme un sacrilège, toute critique comme un blasphème, une hérésie. Dès lors, aucun progrès n'est toléré, n'est possible.

Sans conteste, la place de la religion est à la mosquée. La place de la science à l'école. Chacune son humble demeure. Aussi, l'école publique doit, pour être efficiente et progressiste, se défaire du fardeau de la religion qui l'écrase de son enseignement dogmatique archaïque. Et la religion, pour être en conformité avec sa dimension spirituelle, refluer vers la sphère privée. En outre, si l'école publique, placée sous l'autorité de l'État, appartient à tous les citoyens et doit donner lieu, sans jeu de mot, matière à débat libre pour la rendre performante; la religion, elle, relevant de la seule sphère personnelle, ne doit par conséquent jamais s'inviter sur la place publique pour être l'objet de stériles controverses, à plus forte raison s'incruster dans l'enceinte scolaire.

«Les langues commencent par être une musique et finissent par être de l'algèbre», avait écrit André Marie Ampère. Encore faudrait-il que ses locuteurs se muent en virtuoses de savoirs et ses institutions tutélaires étatiques leur offrent toutes les technologies et infrastructures indispensables à leur perfectionnement et développement. Faute de quoi, elles demeureront toujours de simples sonorités langagières. Elles ne deviendront jamais des partitions mathématiques ou des compositions conceptuelles. Telle est la situation linguistique de l'Algérie. Comme le soulignent à juste titre les auteurs du Manifeste : «La langue arabe est, chez nous, mal parlée, mal apprise, parce qu'elle est sans contenu, aussi pauvre et sèche qu'un filet d'oued saharien. Tant qu'on n'aura pas compris que le contenu et la richesse d'une langue, ce que l'on nomme son génie, c'est sa culture, telle qu'elle est cristallisée dans ses monuments littéraires et esthétiques et qu'elle se déploie à travers sa créativité présente et future, elle restera sans contenu».

On ne produit pas de la vraie musique avec la seule antique darbouka. Car celle-ci sert seulement d'appoint à un orchestre, véritable maître d'œuvre chargé de la conception et de l'exécution de la production musicale. Une belle œuvre musicale, pour être audible et agréable à l'oreille, se compose avec plusieurs instruments modernes, sur la base d'une réelle maîtrise des techniques du solfège. On ne bâtit pas un système éducatif avec comme programme prééminent la religion. La religion ne constitue qu'un appoint spirituel destiné au développement personnel, par ailleurs pratiquée dans la sphère privée. Elle n'a pas vocation à former l'esprit, donc à régenter l'école. La formation de l'esprit d'un élève est du ressort des multiples sciences dispensées dans toutes les écoles modernes du monde. La vocation de la religion est de façonner et d'épurer les cœurs.

Une chose est sûre : la religion n'est pas gage de bonne moralité, ni, à plus forte raison, de bonheur. Comme l'avait écrit Sigmund Freud dans son livre»L'avenir d'une illusion» : «Il est douteux que les hommes, à l'époque où les doctrines religieuses exerçaient une domination sans restriction, aient été dans l'ensemble plus heureux qu'aujourd'hui; plus moraux, ils ne l'étaient certainement pas».

En tout état de cause, la langue arabe n'est nullement responsable de l'échec du système éducatif algérien. C'est l'intrusion tentaculaire et totalitaire de la religion islamique salafiste dans l'école algérienne qui a perverti la mission pédagogique de l'Éducation nationale. En vérité, dans les mêmes conditions d'envahissement de la religion islamique belliqueuse telle qu'elle s'est implantée depuis les années 1970, même si l'enseignement avait continué à être dispensé majoritairement ou exclusivement en français, le résultat aurait été identique. On aurait connu et l'islamisme et l'échec scolaire, aggravés par le sous-développement économique permanent.

Pour preuve : la Turquie, longtemps parangon de la modernité, utilise l'alphabet latin pour l'écriture de sa langue, et jamais la langue arabe.

Or, depuis plusieurs décennies, elle est également infectée par l'islamisme, contaminée par la bigoterie, corrompue par la pensée archaïque, travaillée par la régression sociale et intellectuelle, après avoir vécu un âge d'or de la rationalité introduite par la Révolution d'Atatürk.

A contrario, la langue hébraïque nous administre la preuve de la primauté de l'économie sur les gesticulations politiques et artifices académiques linguistiques. L'hébreu a été des siècles durant la langue rituelle et liturgique de la religion juive. La langue hébraïque était devenue une langue exclusivement religieuse utilisée pour le culte, quasiment en voie de disparition. Or, depuis la création de l'État colonial d'Israël, grâce au développement prodigieux de son économie, l'hébreu a su se moderniser au point de se hisser en langue scientifique. C'est la formidable puissance de l'économie qui a permis d'accomplir cette révolution linguistique. Aucun décret ni loi constitutionnelle ne peuvent transformer une langue «domestique» ou «morte» en langue dynamique et scientifique. Aucune réforme ne peut révolutionner une langue sans transformation radicale de la société, sans modernisation de l'économie.

Sans conteste, la langue, en fonction de son contenu philosophique et politique et des forces économiques qui la portent, peut se révéler réactionnaire ou révolutionnaire. Il y a des Algériens intégralement arabisants, pourtant extrêmement cultivés et politiquement révolutionnaires. Comme il existe des Algériens francophones, pourtant dramatiquement incultes et politiquement réactionnaires.

Une langue peut connaître des temps de gloire, puis subir des déboires

La preuve par la France. La France, pays des Lumières, dotée d'une langue lumineuse, sombre aujourd'hui dans la médiocrité. Son système scolaire est en faillite. Sa population verse dans l'obscurantisme politique, l'intégrisme populiste. Son État, dans le racisme institutionnel. Ce n'est pas la langue qui génère les bêtes immondes, mais la décadence économique du moment qui les produit. La langue française, hier langue des révolutionnaires, est devenue l'idiome des réactionnaires. Hier langue du progrès, elle est devenue parlure de la régression.

Pour revenir à l'Algérie, certes, quantitativement, elle a accompli une véritable révolution en permettant à 100% de ses enfants d'être scolarisés, mais, qualitativement, le résultat est malheureusement catastrophique. L'Algérie n'éduque pas, elle endoctrine, elle «salafise». De là provient l'échec scolaire de nombreux élèves qui décrochent précocement du système éducatif. Sans omettre la dramatique baisse du niveau scolaire. Comme le soulignent les auteurs du Manifeste : «Et c'est bien ce dont souffre notre pays : autant sa population scolarisée est impressionnante par son nombre, grâce aux efforts financiers colossaux consentis par l'État national, autant sa formation est médiocre et son expression linguistique d'une intolérable indigence».

La sécularisation de l'enseignement, objectivée par la rationalisation des contenus scolaires, est fondamentale afin de former des élèves libres dotés d'un esprit critique. Dans tous les pays modernes, la distinction entre la raison et la foi dans le curriculum scolaire est inscrite dans le système éducatif. A l'instar des pays développés de «culture chrétienne», dans le sillage de la politique de séparation entre «l'État et l'église», l'Algérie doit procéder à la séparation entre croyances religieuses et sciences. Cette rationalisation des contenus scolaires doit devenir obligatoire. La science est par essence sécularisée. Elle s'exerce dans le champ d'investigation du réel avec des règles méthodologiques spécifiques, inhérentes à sa démarche de construction rationnelle et à ses finalités de recherche fondée sur l'observation et l'expérimentation. Elle est totalement autonome des dogmes religieux qui ressortissent de la croyance bâtie sur des vérités éternelles indiscutées et indiscutables, inscrites dans une conception séculaire de la primauté de la foi sur la raison. Dès lors que les valeurs humaines s'inspirent de la religion, fondée sur le mystère, l'individu inséré dans une telle société corsetée par la religion doit impérativement se plier devant ce mystère insondable, et donc renoncer à utiliser son intelligence pour explorer les fondements de l'univers et de la société. Nul doute, un enseignement focalisé sur l'apprentissage des matières religieuses, par essence figées, est incapable de répondre aux besoins d'une éducation rationnelle contrainte de s'adapter aux mutations sociétales et scientifiques de notre époque moderne en perpétuelles transformations.

Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue que l'économie algérienne n'intègre pas dans le process de production toujours aussi atone. Toute une jeunesse, souvent fortement diplômée, parvenue à l'âge d'entrer dans la vie active, demeure exclue du marché du travail lilliputien, et vit en marge de la société, sans perspective professionnelle. Prisonniers d'une société encore archaïque incapable d'accomplir la transition vers la modernité, étouffés par un enseignement médiocre assaisonné de religiosité islamique, les jeunes ne trouvent pas d'opportunités d'épanouissement de leurs facultés intellectuelles et finissent par démissionner de la vie et sombrer dans l'anomie.

En réalité, on ne peut réformer le système éducatif algérien sans révolutionner préalablement les structures sociales archaïques sur lesquelles repose l'enseignement. On ne bâtit pas une pédagogie moderne dans une société encore prisonnière de mœurs conservatrices, séquestrée par la religion. En particulier, quand la langue arabe est érigée en langue sacrée par la religion islamique, quand elle est consubstantiellement incorporée à l'islam, à qui elle sert de servante de sa pensée théologique, de vecteur exclusif de l'apprentissage coranique, quand l'islam est déclaré religion d'État, enseigné obligatoirement à l'école.

Quoi qu'il en soit, on ne peut moderniser la langue arabe dans une société dépourvue d'une économie productive, dans un pays à l'économie fondamentalement rentière.

C'est le développement économique qui soutient et promeut la langue, non l'inverse. Ce n'est pas l'esprit qui guide le monde. C'est le monde concret qui façonne l'esprit. Ce n'est pas la conscience qui détermine l'être, c'est l'être social qui détermine la conscience. Ce n'est pas la langue qui développe l'économie, c'est l'économie qui dynamise la langue. A économie sous-développée, langue sous-développée.

A la vérité, la langue arabe est victime et de l'instrumentalisation opérée par les islamistes qui l'ont dégradée en un exclusif idiome religieux inquisitorial et belliqueux, et de l'incurie du pouvoir monolithique algérien qui lui a amputé ses capacités d'expression scientifique évolutive faute d'investissements productifs et de progrès économique.

Aujourd'hui, il faut redonner à l'arabe ses lettres de noblesse, pour renouer avec la noblesse des lettres arabes, «revenir à la langue arabe classique, qu'il soit entendu qu'elle n'a rien de sacré et n'a nul besoin d'être sacralisée pour être appréciée et aimée», comme l'écrivent les auteurs du texte «Sauver l'école». «Cette langue technique, avant d'être l'expression caractéristique du Coran, fut celle des poètes rhéteurs, des orateurs, des devins et des prêtres du paganisme arabe», précisent les auteurs.

Pour ce faire, il faut «scientifiser» la langue arabe par la purgation de ses archaïsmes religieux. La langue arabe dispose de potentialités remarquables en matière d'enseignement, mais malencontreusement obérées par la prégnance du contenu religieux islamique salafiste envahissant et invalidant.

Dans la situation de l'Algérie, doublement pénalisée, et par le sous-développement économique et par le poids écrasant de la religion islamique salafiste, toute modernisation de la langue arabe est illusoire sans réformes structurelles pédagogiques et transformation sociale et économique. Pour accomplir la modernisation de l'école algérienne, l'Algérie doit réaliser une double révolution. D'une part, se soustraire au plan de l'Éducation nationale de l'emprise délétère de la religion afin d'expurger l'enseignement de ses scories islamiques salafistes «pour former de futurs citoyens libres, capables et perspicaces dans leur jugement et leur prise de décision». Comme l'écrivent les auteurs du manifeste : «Il est du devoir de la nation de l'arracher à l'hégémonie du néo-salafisme qui la gangrène depuis des décennies». D'autre part, transformer radicalement l'économie par l'impulsion d'un modèle de développement industriel novateur, «pour gagner la bataille de la production», source d'enrichissement économique mais aussi gage de perfectionnement du système éducatif et, par voie de conséquence, de perfectionnement scolaire des élèves algériens.

Tout le reste n'est que littérature !

Dans notre pays plongé dans les ténèbres de l'arriération économique, le désarroi social et la détresse psychologique, certes les vieilles bougies de la religion peuvent réconforter, mais il nous faut surtout allumer les projecteurs modernes de la connaissance scientifique, vecteur du progrès, pour s'extraire enfin du ténébreux tunnel obscurantiste pédagogique salafiste, creusé par le sous-développement économique, encouragé depuis l'indépendance par le régime monolithique ennemi de la raison raisonnante, fossoyeur de l'esprit libre, de la pensée dissidente et de la critique radicale.