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Hommage à Hadj Miliani (Suite et fin)

par Omar Carlier*

Mais avec elle se construit également une relation au futur concrétisée par l'agenda individuel, le cahier de rendez-vous, l'élaboration de budgets à géométrie variable, l'extension de la prévision et de la programmation, privée et publique, la définition de projets économiques à moyen et long terme : toutes pensées d'une nouvelle chronologie en action et organisation. Arrive le temps des ingénieurs, des statisticiens, des urbanistes, des médecins et des avocats (les premiers autochtones se frayant un chemin professionnel au début des années 1880), de grands propriétaires et de petits industriels (parmi lesquels un nombre croissant d'autochtones musulmans, dont Ismaël Hamet voyait déjà l'émergence en 1906). Mais aussi des managers du monde musical, théâtral, et des pratiques sportives, attentifs à la préparation des tournées pour les uns, et des compétitions essentielles pour les autres. Bref, une nouvelle classe d'entrepreneurs, religieux et laïcs, dominants et dominés, qui emmène une masse sociale autrement plus large, autochtones compris, dans un nouveau type de rapport au temps, un nouveau « régime d'historicité », selon le concept de François Hartog, qui ré-agence la tripartition entre passé, présent et futur. Le néo-salafisme des uns et le nationalisme des autres, qui pour partie peuvent se recouper, sont eux aussi le produit de cette métamorphose dont ils deviennent également les acteurs. Certes, nous ne voyons ici que sa dimension urbaine. Or, l'Algérie rurale représente encore 90% de la population autochtone au moment des fêtes du Centenaire, dont Berque disait qu'elles marquaient l'apogée orgueilleuse de la puissance coloniale et masquaient les signes pourtant évidents de son déclin, sinon de sa mort prochaine.

Le village, toutefois, vient à la ville et avec lui le bidonville. Mais aussi de nouvelles formes de résistance à l'ordre social, qu'elles passent par le syndicalisme, auquel adhèrera Miliani lui-même, deux générations plus tard, ou par un autre refus du nomos colonial. Non plus par la grève ou la manifestation, mais par l'appropriation d'un espace périphérique propre, le topo, matérialisant et manifestant un déni et un rejet permanents et non un mode ponctuel de protestation. Un déni qui passe par la petite délinquance, le vol, la ruse de tous les jours.

L'essentiel de cette métamorphose, dans un monde fait d'héritage et d'innovation, n'échappe pas à cet observateur fin et subtil qu'est Miliani. Le livre sur le raï, mettant au jour la dérogeance sur le mode, en était déjà la preuve, mais tous ses textes témoignent de son intelligence du processus historique d'ensemble. Certes, Hadj ne propose pas une analyse totalisante, sinon démiurgique, une étude systématique et exhaustive de la sociologie urbaine algérienne, que nul d'ailleurs n'est capable de réaliser pleinement à lui seul. Fût-elle seulement oranaise. Mais une approche anthropologique des espaces, pratiques et représentations qui nous aide à aborder diverses formes et niveaux de l'identité collective : non plus en termes d'invariants absolus, de clôtures culturelles totalement infranchissables et insurmontables, mais en termes de relations intégrant échanges et métissages, variables suivant les lieux et les périodes.

Ce faisant, en renouvelant la connaissance de la société algérienne par la sphère culturelle et dans son expression populaire, à partir de son site oranais, Hadj nous apporte beaucoup. L'histoire globale n'est pas son objet, mais celle du local l'éclaire, présente à l'arrière-plan, dans le hors champ. Son intérêt pour l'impact des dernières techniques de la communication, via internet, jusqu'à l'étude des SMS, en témoigne. Miliani n'est pas seulement l'homme du raï. Mais il reste l'enfant de ces bas quartiers qui souffrent plus que jamais du déclassement, sinon du délabrement, tout en restant porteurs de la plus haute historicité. Et quand il l'est, c'est aussi pour remettre en cause, en analyste comme en citoyen, les tabous et les non-dits relatifs à la sexualité, à la prostitution, à la petite criminalité, à l'alcool, à la violence physique et psychique affectant hommes et femmes, les rapports entre eux et avec les divers «autres». Réfractaires à la morale aussi bien européenne qu'algérienne, ces groupes sociaux relégués aux marges spatiales et sociales de la ville4 trouvent dans la dérogeance comportementale et la provocation langagière parlée et chantée une compensation jubilatoire, une parade, une revanche, sur une condition sociale qu'ils subissent et construisent à la fois. A proximité du raï, mais au-delà de ses limites, on découvre encore avec Hadj une analyse originale, décapante et dérangeante, des jurons et des insultes, un objet de recherche inacceptable pour l'institution universitaire. A distance du raï, on découvre également avec lui ces «pépites» que sont «la salle de sport» ou la recherche généalogique sur le théâtre algérien. Celle-ci nous fait connaître ou retrouver Henri Cordreaux, un Européen libéral, proche de l'équipe de Bachterzi; le premier à intégrer dans sa troupe et dans ses stages de jeunes Algériens dont il perçoit le potentiel, parmi lesquels Alloula et Kaki. Des jeunes auxquels il fait découvrir la commedia dell'arte, l'improvisation et la relation à l'universel ouvrant la voie à la pluralité humaine. Elle nous révèle aussi plus spécialement la formation et l'itinéraire d'Abdelkader Alloula, qui, partant de Bachterzi et de Cordreaux, va chercher et trouver son chemin avec Brecht, tout en rendant la parole et la voix aux couches populaires villageoises, lorsqu'elles écoutent en rond, dans la halka, les récits du meddah et du goual, en interagissant avec lui. Une halka qui existait encore à Tahtaha, dans les années 1960, avant qu'elle ne meure, victime de l'expansion télévisuelle et de l'indifférence officielle, et ne survive plus que par la magie du théâtre. Alloula est cet homme de la survie théâtrale. Fils de Ghazaouet, il a vécu, il est vrai, plusieurs années à Sidi Bel Abbès, à proximité de ces lieux et formes de la création populaire, qui connaissent aussi la compétition poétique.

Miliani voit aussi évoluer la petite production marchande des quartiers populaires, mais il s'intéresse surtout, on l'a dit, aux franges de la ville, au monde venu de l'exode rural, à celui des démunis, de la petite délinquance et des bidonvilles, qui se font une place au plus proche mais sont obligés de se déplacer et propager plus loin. En montant vers Les Planteurs, ou en longeant le flanc de la montagne, à l'ouest, sur le tracé de l'ancien oued Rihi, dont le prolongement conduit jusqu'à Misserghine, et en s'installant à l'est, du quartier de Victor Hugo au bidonville de Sanchidrian. Ils prennent justement toute leur place dans son travail. Par ailleurs, fut-ce par le papier, Hadj sait donner de sa ville sa dimension sensorielle, ou nous invite du moins à la deviner : des odeurs de la pêcherie à la brise du front de mer, des senteurs des fruits et légumes de la rue des Aurès, tout proche de la poste centrale, à celles du marché Sidi Okba à ville nouvelle. Il y a encore les arômes des parfumeries et les effluves des boulangeries, rue d'Arzew (Ben M'hidi), mais surtout l'odeur du café des établissements éponymes, au centre-ville, ou celle du thé à la menthe qui agrémente ceux de Tahtaha. Miliani nous fait donc voir et sentir sa ville comme ensemble conservant sa tripartition communautaire, sa différenciation en métiers et quartiers, dont chacun à sa propre identité, son ambiance, mais aussi en tant qu'unité de vie globale, avec son tempo, ses rythmes, sa marche collective.

Toutefois, Hadj se distingue de ses homologues à deux égards. Par son objet même, puisque sa ville, capitale régionale comme Constantine, est aussi la seconde ville du pays, tant par le nombre de ses habitants que par le ratio démographique entre unités ethniques, à l'opposé de ce qui prévaut dans la ville du Rocher. Elle se distingue encore par sa puissance portuaire, en rivalité avec Alger. Elle n'est pas seulement cette cité paradoxale qui, selon Camus, tourne le dos à la mer. Il est vrai que la construction du front de mer commence à peine lors de son bref séjour oranais. En fait, Oran est aussi la ville des pêcheurs et des dockers. Hadj, s'il ne les fréquente peut-être pas directement, les voit aller et venir depuis son enfance. Son espace de socialisation touche aux rives de la mer et du port de pêche, aux pieds du Murdjadjo. En tant que sociologue de l'urbanité, il se distingue aussi de ses pairs par l'extension de ses recherches à un grand nombre de pratiques culturelles donnant leur personnalité à la ville, dans une sorte d'arc de cercle dont la diversité des genres pratiqués et des générations concernées n'exclue pas l'unité. Répétons-le : littérature, cinéma, théâtre, peinture, musique, sport, communication numérique et réseaux sociaux.

Il rend compte de tout cela comme personne, en dépassant les tabous, en faisant ressortir ce qu'ils révèlent d'une société algérienne d'aujourd'hui qui n'oublie pas son passé. Son sens aigu de l'observation, qui convoque le regard du peintre, l'oreille du musicien, la sensibilité olfactive et gustative du bon vivant, associe l'exigence du travail savant au goût de la vie simple et de la bonne chair. Ses outils ne sont pas seulement ceux de la sociologie ou de la linguistique. Hadj sait faire droit à l'écoute de l'oralité langagière et musicale, à la pérégrination en ville, à la forte présence du cinéma et du théâtre, en jouant d'une observation à thèmes multiples, dans une œuvre qui se rapproche du travail de l'ethnologue. De sa ville, il sait restituer le vivant au plus proche de son expression individuelle et collective, familiale, vicinale, ethno-communautaire. Proche des laissés-pour-compte, il n'est pas un coupeur de têtes. De tendance libertaire, il n'est pas anarchiste. Amoureux de sa ville, et de son pays qu'il n'a jamais quitté, il est le contraire d'un sectaire et s'ouvre tout naturellement aux autres cultures, aux autres nations et civilisations.

Il nous faut toutefois aller plus loin. Si le natif de Sidi El Houari est un homme de terrain, il est aussi un universitaire, un enseignant et un homme de laboratoire. Ce point n'a peut-être pas été assez souligné. Derrière une décontraction apparente, Hadj est un travailleur infatigable, d'une exigence extrême, à la curiosité jamais en repos, toujours attentif au développement des sciences sociales pour la partie qui l'intéresse. Un professeur exerçant classiquement son métier, mais aussi un pédagogue inventif qui multiplie les expériences avec ses étudiants. Outre l'ouverture au cinéclub et à la cinémathèque, il initie dans un cercle plus large les ateliers d'écriture, l'étude de l'image, notamment celle du cinéma. C'est aussi un entrepreneur dans son domaine de compétence, qui accepte de présider la commission d'organisation du premier festival du raï à Oran. Autre pied de nez à la conjonction élitaire du topo et du nomos. Et s'il nous fait découvrir une jeune littérature algérienne de langue arabe et de langue française, cela ne l'empêche pas de revenir -c'est son dernier ouvrage- à la réédition de Zohra fille de mineur, un des premiers romans algériens, écrit par Abdelkader Hadj Hamou. Si on est ici aux antipodes des Kateb et des Dib, si Hadj Hamou est chronologiquement plus proche du premier grand romancier égyptien, Miliani voit néanmoins mieux que d'autres la vraie portée d'un texte classé dans la rubrique « indigène » par la critique coloniale. Critique reprise sur un mode inversé par la critique nationaliste, qui, elle, ne voit pas que ce roman participe à la naissance d'une littérature algérienne maîtrisant et incorporant la nouvelle culture romanesque de l'écrit.

Mais dans la vie courante comme dans l'œuvre, il y a la présence de l'homme Miliani. D'autres diront mieux que moi ce qu'il en est de l'universitaire, du pédagogue, du spécialiste de la littérature populaire, de l'entrepreneur culturel. D'autres diront, a fortiori mieux que moi, ce qu'il en est de l'homme au plus intime : ses parents, ses amis les plus proches. Mais il n'est pas interdit à ceux qui l'ont connu, un tant soit peu, de dire ce qu'il leur a apporté. Pour moi, ce n'est pas seulement l'œuvre, c'est aussi la personne même qui m'est restée chère, celle d'un intellectuel à la fois savant et modeste, loin de l'arrogance des mandarins, de la recherche de la célébrité et des honneurs. C'était un plaisir de le rencontrer dans la rue par hasard, juste le temps de bavarder quelques minutes, quand celui-ci nous était compté. Quand ce n'était pas le cas, nous allions prendre un pot au café où nous échangions données et idées relatives à nos travaux respectifs qui pouvaient se croiser. Il m'arrivait de le voir venir de loin, et sa petite taille ne m'empêchait pas de le reconnaître, avec son éternel chapeau, son blouson et son écharpe. Mais surtout, c'était la soirée au restaurant que je préférais, quand les idées et les blagues fusaient dans le désordre et les éclats de rire, dans la chaleur de l'amitié, agrémentée d'une bonne bouteille. Mais voilà que je parle au passé, alors que le présent s'impose, car l'œuvre et la personnalité du chergui de Sidi El Houari, ainsi qu'il se désignait lui-même, sont appelées à rester présentes pour nous et pour longtemps.

*Chercheur au CRASC - Directeur de rédaction de la revue Insaniyat

Notes:

4- Qui ne sont pas sans rappeler les «apaches» cantonnés du mauvais côté de la frontière parisienne, matérialisée par les anciennes fortifications (les «fortifs»).