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Quelques remarques sur les cygnes verts

par Hélène Rey*

LONDRES - Le statisticien Nassim Nicholas Taleb a inventé le terme de «cygne noir» pour décrire des événements improbables et difficilement prévisibles, pouvant avoir une très forte incidence sur l'économie. Les auteurs d'un rapport récemment publié intègrent à l'heure actuelle dans la taxonomie de la finance l'expression «cygnes verts» : des événements causés par le changement climatique et la perte de biodiversité.

L'apparition de cygnes verts est sans doute plus facile à prévoir que celle de cygnes noirs, dans la mesure où le changement climatique les rend inévitables. Mais pourtant, nous ne pouvons établir aucun parallèle historique à même de nous aider à comprendre l'impact des risques climatiques et écologiques tels que les cyclones, les incendies de forêt, les sécheresses et les inondations sur le système bancaire, le secteur de l'assurance ou tout autre secteur économique.

Au fur et à mesure que l'activité économique est réaffectée des combustibles fossiles vers les sources d'énergie propre, certaines activités vont disparaître alors que d'autres vont apparaître et la valeur des « actifs délaissés» va s'effondrer. Ce processus, bien que nécessaire, doit être entrepris de manière à ne pas accroître l'instabilité au sein du système financier.

Étant donné la nature de leur mandat de stabilité financière, les banques centrales, les autorités de surveillance et les autorités macro-prudentielles ont un rôle déterminant à jouer dans la transition verte. La Green Swan Conference (Conférence des cygnes verts), organisée dernièrement à l'initiative de la Banque des règlements internationaux (BRI), de la Banque de France, du Fonds monétaire international et du NGFS (Réseau des banques centrales et des autorités de surveillance pour l'écologisation du système financier), indique une reconnaissance de plus en plus marquée de ce fait, en dépit d'une mobilisation trop faible et trop tiède dans certaines régions géographiques.

En adoptant une stratégie d'anticipation sur les effets des risques climatiques, la Banque de France a été la première à introduire un test de résistance global sur le climat pour les banques et les compagnies d'assurance. En analysant trois scénarios climatiques sur 30 ans proposés par le NGFS (une transition ordonnée fondée sur une stratégie faible en carbone ; une transition tardive et désordonnée ; un scénario de maintien du statu quo), le test a cherché à évaluer le niveau d'exposition des portefeuilles bancaires et d'assurance aux risques physiques et de transition.

Cet exercice a révélé que l'exposition actuelle du système français n'est que modérée, (selon les hypothèses utilisées). Mais surtout, le test de résistance climatique a établi de façon rigoureuse la liste des points incontournables pour améliorer notre compréhension du risque climatique.

Mais nous ne sommes pas encore au bout de nos peines. Par exemple, nous sommes encore dépourvus de bases de données à même de détailler les conditions géographiques d'un bout à l'autre des chaînes de valeur. Ce type d'information est capital dans l'évaluation des risques physiques pour la production. On pourrait également en tirer parti dans la perspective plus large d'un suivi des problèmes de gouvernance sociale et environnementale.

Les catastrophes climatiques, de plus en plus fréquentes et de plus en plus destructrices, ne vont pas tarder à se traduire en termes d'étendue de garantie et de primes pour les compagnies d'assurance, ce qui va nuire à la rentabilité et au taux de défaut des portefeuilles de prêt dans le secteur bancaire. En outre, les banquiers et les gestionnaires d'actifs ne manqueront pas d'ajuster leurs portefeuilles en conséquence. De plus, si le prix du carbone continue de grimper, comme cela devrait être le cas, ils vont délaisser les secteurs à forte intensité en carbone, en augmentant ainsi leur exposition à d'autres facteurs de risque.

Ces comportements variables en fonction du temps, (ainsi que leurs répercussions) auront un impact sur la stabilité financière. Pourtant, quelques politiques indispensables suffiraient à elles seules à aider grandement les autorités macro-prudentielles et les investisseurs à gérer cette transition. En premier lieu, ceux qui s'embarquent dans une transition verte auront besoin d'une boussole : il devrait y avoir une augmentation entièrement prévisible du prix du carbone sur une zone économique aussi étendue que possible. L'Union européenne semble être sur le droit chemin avec son Régime d'échange de droits d'émission (ETS), dont le prix du carbone est passé de 25 euros () par tonne en janvier à 50 euros par tonne aujourd'hui. Mais les progrès sont toujours limités, au sens où l'ETS ne couvre que 40 % des émissions de l'UE.

Comme le montre un rapport récent du G30, des engagements crédibles pour offrir une augmentation prévisible du prix du carbone sont nécessaires pour permettre aux investisseurs, aux régulateurs et aux décideurs monétaires d'ajuster leurs stratégies de manière prospective. En leur absence, nous serons incapables de libérer les investissements publics et privés en fonction des ajustements structurels nécessaires en vue de réduire les coûts d'une transition plus large.

Pour y parvenir, les conseils carbones indépendants peuvent gérer l'inflation du prix du carbone, de même que les banques centrales gèrent l'inflation des prix des marchandises. Ces institutions doivent avoir un mandat en vue de planifier une voie de l'inflation du prix du carbone, alignée sur les objectifs zéro émission respectifs de 2050 des gouvernements. Ces politiques doivent s'accompagner d'une compensation en faveur des plus affectés par une baisse de leur pouvoir d'achat, qui doit par exemple conduire à une augmentation des prix des carburants.

Les exigences de fonds propres pour les institutions financières pourraient être liées à leur exposition à une hausse du prix du carbone, ce qui modifierait leur probabilité calculée de défaut et de pertes sur leur portefeuille. Les autorités de surveillance devront s'assurer également que les institutions financières établissent des systèmes de gouvernance efficaces à même de prendre en charge les risques climatiques. Contrairement au cas des banques parallèles, dont la croissance se traduisait par une capacité à contourner des réglementations bancaires plus strictes, nous devrions nous efforcer de suivre de très près les «émetteurs parallèles». L'Agence des États-Unis pour la protection de l'environnent a révélé dernièrement que cinq des dix premiers émetteurs de méthane aux États-Unis sont des petits producteurs de gaz et de pétrole américains peu connus, soutenus par de petites firmes d'investissements peu connues.

Nous devrions nous attendre à ce que des sociétés de capital-investissement cherchent à acquérir des propriétés pétrolières et gazières à risques, en vue de les développer et de les vendre contre plus-value. Mais nous ne pouvons pas tolérer que des investisseurs «sous le radar» achètent des actifs à des tarifs au rabais et les exploitent ensuite dans des juridictions laxistes. Pour prévenir ce genre de manœuvre, nous devrons mettre en place un plancher mondial fort sur le prix du carbone, des taxes carbones aux frontières, voire les deux. Le coût de financement pour des investissements de ce type doivent devenir extrêmement prohibitifs, même si cela implique d'ajuster le champ réglementaire.

Un dernier élément de politique climatique est celui des divulgations obligatoires des émissions de CO2 et du cadre d'harmonisation de ces divulgations au niveau mondial de façon à faire respecter des normes universelles minimales. Cette idée est en train de prendre de l'ampleur et pourrait devenir plus concrète après le Sommet sur le Climat de l'ONU de novembre (COP26). La transparence sera essentielle pour tous les acteurs du marché. Les institutions en charge de la stabilité financière sont tenues de veiller à ce que le plumage des cygnes verts ne vire pas au noir.

*Professeur d'économie à la London Business School et membre du Haut Conseil de Stabilité Financière