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Affaire Mila, la peur doit changer de camp

par Sid Lakhdar Boumédiene*

Ce jeudi 3 juin s'est ouvert le procès devant le tribunal correctionnel de 13 jeunes qui ont harcelé la malheureuse adolescente de 16 ans, jusqu'aux menaces de mort pour ses propos envers l'Islam. «La peur a changé de camp»,

a déclaré Mila, satisfaite qu'il y ait des accusés sur le banc de la justice. Rien n'est moins certain mais cela doit être l'objectif de l'humanité pour enrayer définitivement cette folie meurtrière qui la terrorise.

La jeune fille avait posté en 2020 sur son compte Instagram des propos et des vidéos d'une grande violence et d'une vulgarité étourdissante.

Il s'en est suivi ce qui devient habituel dans les réseaux sociaux, bien que cela ne leur soit pas exclusif, une réplique d'insultes et, surtout, de menaces de mort.

Nous avions connu des affaires aussi dramatiques dans le passé, celle notamment concernant Salman Rushdie en 1989, un écrivain anglais qui avait été condamné à mort par une fatwa lancée contre lui. Mais nous n'aurions jamais imaginé à l'époque que cela serait aussi courant, trente ans après.

Forcée de vivre une existence cachée et protégée, jour et nuit, par la police, nous pensions alors que cette aventure avait atteint le sommet de la bêtise humaine, dangereuse et barbare. Mais depuis, les menaces contre des écrivains et des caricaturistes, accusés de blasphème n'ont pas cessé, nous atteignons aujourd'hui un seuil intolérable de la menace.

Sans en arriver à cette extrémité, l'affaire concernant Mila avait pris une dimension médiatique et nationale qui dépassait les habituelles gamineries et menaces sur Internet. Cent mille propos haineux et menaces, 13 adolescents au tribunal, le compte est loin d'être satisfaisant et rassurant.

On serait tenté de prétendre, au-delà de cette affaire ponctuelle, que face à la bêtise et à la barbarie, il est difficile de parler de droit sinon de guerre à mener, sans retenue et avec une force qui équilibre les terreurs pour finir par éliminer celle qui est illégitime et menaçante envers l'humanité.

Mais nous sommes dans un état de droit et nous devons revenir aux règles et à l'esprit des lois de la République. En ce domaine il faut donc comprendre l'évolution juridique de la notion de blasphème avant d'en débattre, ce que je ferai au final en exposant mon point de vue personnel.

Il ne peut donc pas y avoir un délit constitué à l'égard de quelque chose qui n'existe ni objectivement dans sa réalité ni, par conséquent, par son droit à se pourvoir en justice. De plus, en droit pénal, il ne peut y avoir de plainte par procuration, seul le plaignant peut porter plainte ou le Procureur de la République qui peut s'autosaisir au nom d'une victime, le peuple. Mais dans ce second cas nous retombons sur le caractère non identifiable de la victime, car le peuple agit au nom d'une offense à l'égard de quelque chose qui n'a aucune réalité en droit mais seulement dans les consciences privées.

La religion n'a pas en soi une personnalité juridique, c'est-à-dire une aptitude à avoir des droits et des obligations, ce qui est sa définition. Elle ne peut avoir d'existence juridique avec des droits qui lui sont rattachés par les lois. Ce sont les consciences et les croyances privées dont il s'agit et le droit ne réglemente pas les consciences et les consciences sinon la liberté à les exprimer.

Ainsi, en droit français, ce qu'on appelle le blasphème n'existe plus. Son existence n'est attestée désormais que par le dictionnaire qui le définit car c'est un objet objectif des pensées humaines. Le Larousse le définit comme « Une parole ou discours qui outrage la divinité, la religion ou ce qui est considéré comme respectable ou sacré». Le Larousse ajoute une note : Le blasphème est à distinguer du sacrilège. Le premier consiste en paroles, le second en actes.

Que dit le droit ?

L'origine et la base du droit en France, comme c'est toujours le cas lorsqu'il s'agit des libertés, est la Déclaration des droits de l'homme et des citoyens rédigée par les révolutionnaires français en 1789. Elle déclare le droit d'expression par les termes devenus célèbres : « tout individu a droit à la liberté d'opinion et d'expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considération de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d'expression que ce soit.».

Cette base juridique fut proclamée dans la charte internationale de l'Onu et, en France, incluse en préambule de la Constitution de la quatrième République de 1946 puis reprise par celle de la cinquième République, l'actuel texte suprême de la République.

Une jurisprudence du Conseil constitutionnel avait ensuite confirmé la valeur constitutionnelle du préambule. La Déclaration des droits de l'homme et des citoyens n'était désormais plus seulement un préambule moral et de principe de la République mais un texte intégré à la Constitution et donc devenu un énoncé de «droits fondamentaux».

Mais avant cette inscription, et postérieurement à la déclaration de 1789, un texte très important donne une réalité concrète à la liberté de la presse. Quelle loi plus significative que celle de la loi du 29 juillet 1881 pour affirmer ce droit dans un support si important pour donner une consistance au droit libre de la parole ?

Et pourtant, malgré cette évolution juridique et les arguments qui viennent d'être exposés, le délit de blasphème a bien existé jusqu'à une période récente. C'est tout à fait étonnant comme dérogation au droit commun. Contrainte par une religiosité encore forte à cette époque en France, bien que déclinante, la République n'a jamais osé aller au bout du principe qu'elle a elle-même déclaré, la laïcité.

Le délit de blasphème, contraire à tout le développement juridique que nous venons d'exposer n'a été supprimé dans le code pénal qu'en 1981. Nous comprenons bien la signification de cette date, celle où des forces politiques bien plus éloignées du conservatisme religieux allaient prendre le pouvoir.

À partir de ce moment nous pouvons affirmer avec certitude que le blasphème n'existe pas en droit et que la jeune Mila n'a commis, au regard de celui-ci, aucun délit prévu par le Code pénal. Or la responsabilité pénale, contrairement à la responsabilité civile, doit se baser sur l'existence d'un texte précis énonçant et décrivant le délit.

La jeune Mila s'est comportée d'une manière outrancière et vulgaire, la morale peut être invoquée, mais l'immoralité n'est pas un délit, sauf à se concrétiser par un acte illégal. Resterait sur le plan juridique (le conditionnel s'impose, car ce n'est pas elle qui est accusée) un seul autre moyen pour la condamner pour délit, l'outrage aux consciences des personnes. Examinons les deux cas.

La morale et le sacré ne sont pas des objets juridiques

C'est un très ancien sujet de débat dans la doctrine juridique. Des tonnes de thèses et de traités ont été rédigées sur le rapport entre les deux notions que sont la morale et le droit.

La laïcité ainsi que l'avancée des libertés de l'humanité ont obtenu une victoire définitive sur la morale qui est aujourd'hui reléguée au domaine religieux ou aux valeurs privées que les personnes choisissent, selon leur propre discernement, par héritage familial ou mimétisme social.

La morale a été remplacée par les lois de la République, sur les fondements de la Constitution. De plus, la morale tout autant que le sacré sont, par définition, différents d'un groupe à un autre, d'un individu à un autre. Ils sont donc subjectifs et non rattachés à un socle universel qui peut légitimer le fondement de la Constitution et des lois qui s'imposent à tous.

Il serait malhonnête de penser que les lois laïques de la République ont été initialement détachées des morales religieuses. Que dit le code pénal sur le meurtre sinon ce que disait la Bible ?

Mais une fois la morale intégrée dans le corpus juridique, librement et par la majorité des représentants du peuple, elle devient «neutre» et s'impose à tous. Elle n'est plus une morale mais devient une règle de droit. Elle n'est plus le fait d'un groupe d'individus mais celui de tous les citoyens.

Ce que disait cette jeune fille sur le réseau social en question peut être jugé par la morale «civile» qui impose la décence des propos, car les siens ont été crus, d'une très grande violence vulgaire. Oui, mais c'est sur un autre plan juridique que le délit peut être constitué contre elle. Et c'est là l'hypocrisie sur laquelle nous reviendrons après avoir examiné les limites du droit d'expression dans ce cas particulier soulevé par les propos de la jeune fille.

Le délit de blasphème n'existe plus mais les croyants, oui

La société humaine a toujours su contourner ses propres principes qu'elle a érigés en dogme. En cette matière de blasphème, elle trouvera un biais juridique bien commode pour s'arroger, en même temps, le mérite de la modernité pour l'avoir supprimé, mais également celui de ne pas heurter les croyances religieuses.

Et la géniale astuce a été de trouver dans un autre fondement juridique la légitimité de limiter le droit à la liberté d'expression. Ce fondement juridique est celui de porter atteinte à la dignité des personnes, par des propos oraux ou écrits. L'insulte, le dénigrement ou la fausse information sont les exemples de ce qu'est juridiquement la limite au droit d'expression.

C'est tout à fait conforme au droit, une indispensable contrepartie à l'expression libre. Mais nous voyons bien que cela est un biais peu crédible dans le cas du blasphème car, comme toujours, qu'est-ce qu'une conscience religieuse en droit ?

Dans mes études de droit je n'ai jamais eu connaissance de l'existence de cet objet de droit. Nous voyons bien qu'il s'agit là d'un subterfuge qui arrange le législateur pour acheter à bon compte la paix sociale. Dans un premier temps, il avait pour but de freiner la résurgence violente des revendications des milieux intégristes catholiques. Voilà que le subterfuge s'est recyclé pour éviter le courroux des islamistes, très violents (le mot est faible).

Il faut maintenant évoquer une autre hypocrisie, beaucoup plus inacceptable, car celle-là ne repose sur aucun fondement juridique pour pouvoir se camoufler à son aise.

Une hypocrisie, deux poids, deux mesures

Il existe en droit un autre délit que personne ne s'empresse de condamner par manque de courage politique de la société et des hommes politiques. C'est celui de l'apologie, surtout lorsqu'il s'agit d'appel à la haine, à la violence et au non-respect des lois républicaines.

Il faut pourtant beaucoup de temps, beaucoup de courage et beaucoup de pressions médiatiques pour que l'autorité de l'État se manifeste auprès des prêcheurs qui appellent à la haine, au soulèvement violent et au crime. Ils sont pourtant identifiables et totalement en liberté.

La guerre doit passer par la régulation d'Internet et l'éducation

Les réseaux sociaux ont apporté une modernité et un vent de liberté qu'il est impossible de leur contester. J'exprime moi-même ma liberté d'expression dans l'un d'entre eux et je puise sur la gigantesque bibliothèque du réseau mondial, comme tout le monde, l'essentiel de mes recherches en culture et en information.

Mais il n'est plus normal que la non régulation d'Internet fasse prendre un risque à l'humanité en permettant un déferlement de haine incontrôlable par des jeunes qui n'ont ni la formation adéquate ni le discernement suffisant.

N'importe quel individu qui prononcerait des paroles d'insultes, d'offense ou de menace, surtout celle de la mort, serait immédiatement inquiété sur le plan pénal et la sanction serait très lourde.

D'ailleurs, la jeune Mila avait compris le risque. Elle s'était attaquée violemment contre une religion mais n'a jamais prononcé le moindre mot à l'égard d'une personne particulière, ce qui serait illégal.

À moins que des procédures judiciaires lui soient signifiées dans le futur à son encontre, il faudra qu'elle en rende compte. Je n'ai pas vu ses vidéos (ce n'est vraiment pas mon monde, la vulgarité de cette jeune fille, rapportée par la presse, est édifiante) mais le Procureur aurait immédiatement réagi par une procédure accusatrice, en même temps que pour les harceleurs.

La plupart des nations modernes ont une législation équivalente à la loi française du 29 juillet 1881 sur la presse. L'un des principes fondamentaux est que le directeur de la publication est responsable des propos illégaux de la nature de celles que nous venons de citer.

Or les grands opérateurs d'Internet et les grands réseaux sociaux se défendent par leurs arguments classiques, impossibles à opposer plus longtemps :

1- Nous sommes des plateformes et non des éditeurs de contenus.

2- Nous mettons tous les jours des procédures de contrôle et notre doctrine est la charte d'utilisation que tout utilisateur a acceptée.

Cela est dorénavant irrecevable, car ce sont des arguments trop faciles pour contourner les législations nationales par la forme internationale et opaque de ces réseaux. Les plateformes ne peuvent plus s'en tirer à si bon compte parce que le mouvement majoritaire mondial est aujourd'hui partisan d'un encadrement plus sûr, ce qui n'était pas le cas au début d'Internet et des réseaux sociaux.

La liberté d'expression a bon dos dans cette affaire car la démocratie est contournée. La lâcheté de ceux qui s'expriment est cachée derrière un anonymat et des contournements qui sont encouragés par la dérégulation, technique et juridique, d'Internet.

D'autant que les dizaines de milliers de jeunes qui s'amusent à jouer aux djihadistes, comme on joue à la Playstation, dissimulent parfois quelques vrais psychopathes qui passent à l'acte. Et parmi ces dizaines de milliers de gamins, combien sont-ils pour connaître réellement l'Islam ? Ils sont aussi ignorants dans ce domaine qu'ils le sont, d'une manière massive, en histoire et autres disciplines scolaires qui leur échappent totalement dans leur utilité.

Un petit nombre d'entre eux, mais très agissants et dangereux, choisissent la religion après avoir choisi la délinquance, vice et versa ou d'une manière concomitante.

L'humanité doit définitivement faire que la peur change de camp et qu'elle leur fasse comprendre que la lumière finit toujours triompher des ténèbres. Mais ont-ils lu dans leur jeune vie une seule page d'un livre d'histoire ?

Comme toujours, la solution doit combiner, en même temps, la coercition et l'éducation. Or nous constatons l'échec considérable de la France en cette question d'éducation nationale. C'est un professeur qui le dit et qui avait de longue date constaté l'erreur d'avoir laissé s'inscrire dans la tête des jeunes gens le sentiment de victimisation communautaire.

Le vrai racisme est celui qui les laisse faire, comme s'ils n'étaient pas dignes de la contrainte républicaine. Aimer et respecter les jeunes, c'est d'abord leur apprendre les limites et ne pas réserver aux uns le monde du wech-wech, en le valorisant comme un folklore exotique, et aux autres, la culture et les grandes écoles.

En conclusion, il faut bien avertir le lecteur que l'auteur de cet article est l'un des plus grands défenseurs d'Internet, des réseaux sociaux et de la liberté et instruction des jeunes. Il est à des années lumière de ceux qui les traitent de diables et d'enfer en les menaçant. Ceux-là sentent que ces outils disponibles pour la démocratie menacent sérieusement leur dictature, politique et intellectuelle.

La terreur doit changer de camp, aussi bien se retourner contre les menaces d'État que celles des fous d'une idéologie meurtrière qui n'a rien à avoir avec une religion.

Les 13 adolescents, qui sont autant djihadistes que moi roi du Zambèze, commencent à retrouver leurs esprits et une majorité d'entre eux ont avoué qu'ils n'avaient pas l'intention de passer à l'acte ou de pousser au crime.

Oui, mais c'est toujours la réponse de ceux qui ont cru posséder la vérité et le droit d'infliger une sentence au nom d'une doctrine qu'ils ne connaissent même pas.

*Enseignant