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De la cravate et du turban : une Algérie écartelée entre le visible et l'invisible !

par A. Boumezrag

«L'Orient est l'Orient, l'Occident est l'Occident et jamais ces deux mondes ne parviendront à se comprendre.» Rudyard Kipling

Avant l'avènement de l'Islam, les dirigeants arabes étaient soit des chefs de tribus, soit des chefs de clans jouissant de la même autorité que les rois et une obéissance totale leur étaient due en temps de guerre comme en temps de paix. Les arabes avaient avec leurs parents ainsi qu'avec leur clan des relations profondes, l'esprit de clan était leur raison de vivre ou de mourir. L'esprit de société qui régnait au sein de la tribu était exacerbé par le tribalisme. La diversité humaine, si elle peut être une richesse peut s'accompagner de conflits si les sociétés ne peuvent pas ou ne savent pas les maîtriser. Alors toute différence peut devenir prétexte à conflits. En effet, chaque société humaine doit instaurer et faire respecter les règles si elle veut survivre et préserver ses ressources. Pourquoi l'Algérie n'arrive-t-elle pas à se doter d'un Etat moderne ? La réponse est simple, ce que l'on analyse comme système politique se cache la réalité d'un système clanique. Un système clanique ne se réforme pas avec les mêmes outils qu'un système bureaucratique, il est ancré dans les mentalités et fait partie du paysage comme la mer au nord et le Sahara au sud. Il est enraciné depuis des siècles comme l'olivier de la Kabylie. Il est haut perché. Pour un grand nombre d'Algériens, l'Etat n'est pas une abstraction, c'est une personne physique palpable avec qui on doit tisser des liens personnels. Ce n'est pas une entité juridique, une création du droit régie par des textes connus par tous et applicables à tous. Les règles de droit ne sont là que comme devanture, elles s'effacent devant les réseaux mafieux influents. Tout y passe séduction, argent, intimidations, chantage. Tant que vous êtes du côté des plus forts, la loi vous ignore et vous, vous ignorez la loi. Elle vous sera appliquée, le jour où vous sortez des rangs pour rejoindre le commun des mortels. Dans ce contexte, toute œuvre de salubrité publique prend l'allure d'une chasse aux sorcières. Un système clanique ne se réforme pas avec les mêmes outils qu'un système bureaucratique, il est ancré dans les mentalités et fait partie du paysage comme la mer au nord et le Sahara au sud. Il est enraciné depuis des siècles comme l'olivier de la Kabylie. La tribu est à la remorque du clan dominant. Le clan doit se soumettre au chef.

Le chef n'a pas de programme. Il a des ambitions. Elles varient d'un chef à un autre. Il en est de même des aptitudes. Dans les sociétés traditionnelles, les fonctions du chef du clan se confondent avec celles du chef de l'Etat. L'Etat n'étant pas une personne morale mais une personne physique celui qui investit l'Etat se comporte en véritable monarque. Il se confectionne une constitution dans laquelle il peut se mouvoir librement. Une djellaba ferait certainement l'affaire sans trahir ses intentions. Il a tous les pouvoirs mais aucune responsabilité. Le contrôle unilatéral de la rente préserve leurs intérêts matériels et moraux dans le cadre d'une solidarité clanique sans faille. Hors de tout contrôle, la rente pétrolière et gazière est devenue une propriété clanique. C'est ainsi que le pétrole va assurer l'osmose entre le régime et l'Etat. Il va favoriser des pratiques mafieuses au profit des clans. L'organisation étatique fortement structurée réside dans la nature même de l'armée, c'est-à-dire selon le modèle hiérarchique centralisé et disciplinaire.

Dans ces conditions, l'armée ne pouvait produire que de l'étatisme. C'est un pouvoir qui veut tout faire, tout entreprendre, tient à tout diriger, à tout imposer d'en haut ; tout doit passer par lui, tout doit converger vers lui, tous doivent agir avec lui et sous son contrôle La construction d'un pouvoir fort «un et indivisible» permet de justifier les méthodes les plus autoritaires et les plus despotiques. Or le pouvoir algérien est segmenté en clans dominé par des chefs influents qui privent l'Etat de son rôle régulateur. Alors qu'il serait le seul à même de gérer l'espace et les hommes placé sous son autorité. Des individus influents qui recherchent l'intérêt de leur groupe au détriment de l'intérêt général en ignorant les règles morales et les lois de la société. Le commandement du groupe revient au vainqueur. Quand deux éléphants s'affrontent, c'est l'herbe qui souffre.. Il s'agit de détruire le clan adversaire pour rester seul sur la scène. Après les indépendances, les régulations traditionnelles ont survécu à la guerre de libération. L'Etat post colonial n'échappe au contrôle des clans ce qui pérennise les régulations traditionnelles, provoque des conflits et attise les tensions. Seule la fin du clanisme amorcera le début du politique en Algérie. Pour entrer dans la cité, il faut sortir de la tribu. Les dirigeants ont les pieds dans la cité et la tête dans le douar. Il porte le turban et le costume. Cela fait folklore. Si l'un est visible (l'Etat), l'autre est invisible (les clans). Il est vrai que le clanisme est une attitude qui tire son origine de l'homme.

C'est avant tout un phénomène humain. De ce phénomène, on peut dégager deux aspects. Il y a d'abord un aspect primaire pour ne pas dire primitif qui correspond à cet élan irrésistible de solidarité autour d'une personne ou d'un groupe de personnes issu(es) du même terroir. Il y a ensuite ce phénomène urbain résultant de l'exode rural vers les villes. En ville, l'appartenance à une famille, à une tribu, à un clan importe peu ; l'essentiel est de répondre à un impératif immédiat : reconstituer de toutes pièces une famille qui garantisse à ses membres sécurité et épanouissement. C'est ainsi que le personnage bien placé en ville, s'entoure des membres de sa famille, de son clan, de sa région sans se soucier de leur compétence ou de leur performance. Comme, on le constate, l'Algérie indépendante s'est avérée impuissante à mettre en place des institutions économiques jouissant de la légitimité nécessaire pour fonder un principe hiérarchique et le respect de l'autorité.

La persistance des solidarités communautaires fondées sur les liens de parenté semble bien être l'obstacle décisif à la construction d'une économie féconde et durable. En retour, cette solidarité d'occasion engendre un autre phénomène : celui du parasitisme lié à un certain contexte politique. En effet, quiconque détient une parcelle du pouvoir, qu'il soit président de la République ou directeur d'entreprise, tombe immédiatement à la merci des siens, de tous les siens. Par tous les moyens, celui qui détient une parcelle de la puissance cherchera à faire intégrer les siens dans le circuit du nouvel ordre politico-économique au risque de se laisser corrompre ou compromettre pourvu qu'il soit assuré d'être maintenu à son poste. Le clanisme est par conséquent un obstacle à l'efficience de la gestion. Il nourrit sa clientèle en lui assurant une promotion économique et sociale. Le phénomène des interventions par lesquelles est facilitée la promotion de tous ceux qui ne répondent pas aux critères objectifs et transparents s'accommode aisément de ce réseau de relations. Ces consultations se font en privé où sont prises nombre de décisions, le bureau ne servant plus que pour formaliser ce qui a été arrêté par ailleurs. En outre, dans un système à circuits multiples et parallèles, il devient difficile de déterminer qui est responsable de quoi et devant qui ? La société algérienne fonctionne au commandement sous couvert d'une rente pétrolière et gazière. La question est de savoir comment peut-on passer d'une logique de commandement à une logique de marché ? De l'injonction politique à l'impératif économique ? Les systèmes claniques ou tribaux du Maghreb règnent sur leurs sociétés respectives en puisant sur l'expérience des monarchies arabes du Moyen-Orient.

Les monarchies et le clanisme diffèrent sur la forme et convergent sur le fond. L'avènement des revenus pétroliers a permis la concentration des ressources financières et la centralisation du pouvoir de décision entre les mains d'une seule personne. Pour asseoir sa dynastie, le monarque n'a pas besoin d'un Etat mais d'une Cour, d'une clientèle et non d'institutions. Pour ce faire, il s'entoure de courtisans qui l'amusent et non de collaborateurs qui l'éclairent, de corrompus pour les tenir en laisse et non de vertueux qui lui échappent, de médiocres qui attendent les ordres pour s'exécuter et non des compétents qui débattent des idées avant de d'agir. Pourtant, «le roi a plus besoin des conseils d'un sage qu'un sage des bienfaits d'un roi».

Le conflit dans les pays arabes est entre les poussées modernistes sociétales des gouvernés et les freins conservateurs des gouvernants. Des dirigeants ayant les pieds en ville et la tête dans le douar, le turban discret pour amadouer le peuple en s'adressant à lui avec ses mots (maux) et la cravate éclatante pour signifier aux Occidentaux nous sommes des vôtres (le complexe du colonisé).

Notes :

Le turban s'enroule autour de la tête, il tourne en rond. Il a la largeur des épaules et la longueur d'homme. C'est un linceul. La cravate nouée autour du cou et file droit vers le nombril. Elle a un sens. Le turban protège des rayons de soleil dans les déserts, la cravate de la rigueur du froid dans les pays nordiques. Aujourd'hui, la cravate symbolise la modernité et le turban le conservatisme. L'un est en noir et blanc comme l'enfer et le paradis, l'autre est multi couleurs comme l'arc en ciel, un ciel à trois étages. Les arabes des fantômes cherchant une place parmi les vivants. «L'Orient dort sur des vérités, l'Occident vit sur des mensonges».