Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Quand la vie se résume à un poème

par Kamal Guerroua

Edmund Husserl disait que le philosophe est un éternel débutant; Jean-François Lyotard nous apprend qu'il est d'abord enfant, qu'il garde le souci de «l'infans», ce temps de l'insouciance, du pur sensible, de la curiosité naïve, d'avant le logos, cette «dictature de la logique». Le soufi Ibn Arabi qui avait, pour rappel, plus de sept siècles d'avance sur les thèses freudiennes de psychanalyse et les rapports fondamentaux entre l'art, l'éros et le thanatos estime, lui, que la philosophie, la mère des sciences, passe d'abord par la rupture avec la vie ordinaire et avec la langue autoritaire. Un philosophe n'est d'abord, pour le grand maître du soufisme, qu'un poète en rupture de ban avec une société, la sienne, souvent accrochée à sa «ses» logique «s» stérile «s». Le célèbre Mansur Al-Halladj n'en pensait pas moins, lui qui a perdu sa vie à cause des errements de son verbe «poétique», jugé blasphématoire par les gardiens du temple. Philosopher, c'est comme carder «souf» (la laine), d'où son surnom déjà, pour la rendre plus lisse, plus suave, polie, pure. Autrement dit, et pour aller dans sa métaphore, carder la langue, la sensibilité, la raison, en quête de la pureté éternelle, source de la lumière, la connaissance, le savoir et surtout de la poétique de la vie. Et quel antidote à la monotonie des jours et nos mélancolies qu'un poème ? Mon compatriote Malek Haddad en savait sûrement davantage que moi sur ce «quai aux fleurs qui ne répond plus». Lui, le grand amateur des belles rimes et l'amoureux des sonorités orientales de ce «butin de guerre» (la langue française selon Kateb Yacine), devenue à contrecœur son propre exil. Et que dirait-on de Mahmoud Darwish, un keffieh autour du cou et un rameau d'olivier dans la main, chantant Jérusalem, la ville sainte aux mille histoires, comme un éternel poème d'amour ? Un poème, c'est l'eau, c'est le pain, c'est le gîte, c'est l'oxygène. C'est plus qu'un gage pour espérer : c'est la survie elle-même. Resté à Sarajevo pendant son siège au cours des années 1990, le poète bosniaque Izet Sarajlic fut contraint de brûler les livres de sa bibliothèque pour chauffer sa maison. Il commença d'abord par la philosophie et les romans, poursuivit par le théâtre, et s'apprêtant à détruire la poésie, le conflit s'acheva soudain : «La quatrième année, écrit-il, c'est le tour des poèmes. Mais la guerre prit fin et les épargna. Classement du feu : la dernière à y être destinée : la poésie, en guerre, la plus urgente : en résistance».