Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Comment dépenser 12.000 milliards de dollars

par Olivia White1 Et Anu Madgavkar2

SAN FRANCISCO/MUMBAI - Avant même l'adoption de la dernière loi sur la relance économique aux États-Unis, les États du monde entier ont offert près de 12 000 milliards de dollars d'aide financière aux entreprises et aux ménages touchés par la COVID-19, soit l'équivalent de 12 % du PIB mondial. Mais dans quelle mesure cette aide sans précédent a-t-elle été distribuée aux bénéficiaires prévus? Et quelles sont les leçons à tirer de ces efforts pour l'avenir ?

Nombreux sont ceux qui se posent de telles questions, qu'il s'agisse de décideurs politiques, d'innovateurs en technologies financières, d'économistes ou de défenseurs de la société civile. Nous avons récemment examiné 12 programmes gouvernementaux de soutien en cas de pandémie, destinés aux particuliers et aux petites et moyennes entreprises (PME), dans sept pays : Brésil, Inde, Nigeria, Singapour, Togo, Royaume-Uni et États-Unis.

Nous avons évalué le niveau d'ambition de la conception de chaque programme - sa portée, son échelle et sa spécificité - et l'efficacité de sa mise en œuvre, mesurée par la rapidité et la couverture des dépenses. Cette étude, qui s'appuie sur nos précédents travaux menés sur l'identification numérique et l'inclusion financière numérique, a pris en compte les infrastructures financières des pays et des programmes concernés.

Notre analyse a révélé des écarts considérables. S'il est vrai que certains programmes ont su combiner une conception ambitieuse et une mise en œuvre efficace, beaucoup n'ont pas été à la hauteur dans l'un ou l'autre de ces domaines, avec des problèmes de retard de déploiement, d'impossibilité à atteindre les bénéficiaires admissibles et dans certains cas, de fraude.

Le constat principal de notre étude repose sur le fait que les détournements économiques rapides, ciblés et à grande échelle nécessitent des infrastructures financières numériques robustes. Au-delà de l'aide apportée en cas de crise, ces infrastructures favorisent également la croissance économique et la résilience de manière globale. Cela vaut pour tous les pays, mais les économies émergentes ont davantage à gagner que les pays plus riches en termes de valeur économique pour chaque pourcentage du PIB consacré aux décaissements publics supplémentaires. Cela peut s'expliquer par le fait que les économies avancées disposent déjà d'infrastructures financières encore plus numérisées.

Dans notre étude, le programme d'aide à l'emploi de Singapour et le programme de maintien de l'emploi du Royaume-Uni figurent parmi les plus efficaces en termes de conception et de mise en œuvre. Mais certains dispositifs des économies émergentes ont également obtenu de bons résultats. Deux programmes indiens - l'un ciblant les femmes et l'autre un programme de garantie de crédit d'urgence dont a profité plus de trois millions de PME et de microentreprises - ont pu s'appuyer sur les infrastructures financières existantes pour obtenir de bons résultats. Le Togo, dont les infrastructures financières sont moins développées, a tout de même su faire bon usage de ce dont il dispose : son programme Novissi a effectué des transferts d'argent tous les quinze jours vers les porte-monnaie électroniques des travailleurs informels, à hauteur de 30 % du salaire mensuel minimum, pendant la durée des fermetures locales.

Nous avons conclu que les programmes de soutien gouvernementaux efficaces ont en commun trois caractéristiques essentielles des infrastructures financières : des canaux de paiement numériques, un système d'identification numérique de base avec une couverture étendue de la population (comme le programme Aadhaar en Inde), et des données simples sur les particuliers et les entreprises qui sont liées à l'identification numérique.

Les pays dont les infrastructures financières comprenaient ces trois caractéristiques ont pu concevoir des programmes de qualité optimale et les mettre en œuvre rapidement. Le programme de soutien à l'emploi des PME de Singapour, par exemple, a permis de transférer automatiquement des fonds aux entreprises admissibles ; les montants ont été calculés en fonction des salaires des entreprises, sans qu'il soit nécessaire de recourir à un processus de demande. Cela a été rendu possible grâce au système d'identification numérique «CorpPass» qui attribue à chaque PME un identifiant unique lié aux données des autorités fiscales relatives aux paiements d'impôts et aux salaires des employés de l'entreprise.

Mais les pays dépourvus d'une ou plusieurs de ces caractéristiques des infrastructures ont dû faire des compromis entre leur ambition de conception des programmes d'assistance et le succès de leur exécution. Par exemple, le programme d'impact économique américain visait à rémunérer plus de 50 % de la population, mais n'avait qu'un ciblage restreint. Tous les bénéficiaires individuels de la sécurité sociale et les contribuables gagnant moins de 75 000 dollars par an ont ainsi reçu le même montant.

Il y a également eu des problèmes d'exécution, tant en termes de rapidité que de couverture, en raison de la dépendance partielle du programme vis-à-vis des chèques papier et de la liste incomplète des bénéficiaires admissibles. Bien que plus de 160 millions d'Américains aient finalement reçu un paiement dans le cadre du programme, seulement 90 millions l'ont reçu dans les trois semaines qui ont suivi son lancement, le 30 mars 2020.

Un second constat important révèle que la mise en place d'infrastructures financières numériques robustes peut donner à l'économie un coup de fouet plus important que nous ne le pensions auparavant. Nous estimions, avant la crise de la COVID-19, que le recours à une identité numérique de base ou avancée pour un large éventail d'interactions entre les particuliers et les institutions pourrait générer un gain économique compris entre 3 et 13 % du PIB d'ici à 2030, selon le pays. Mais nous évaluons maintenant que le gain potentiel pourrait être jusqu'à 20 % plus élevé.

La pandémie a servi de mise à l'épreuve majeure pour les systèmes financiers de nombreux pays, mettant en évidence des lacunes et des possibilités cruciales d'amélioration. Parallèlement, elle fournit de précieux enseignements sur la manière d'améliorer l'efficacité et la capacité d'adaptation de ces systèmes.

Notre analyse ne couvre qu'un sous-ensemble de programmes d'assistance dans un petit nombre de pays. Mais elle démontre que des infrastructures financières solides pour les PME et les particuliers sont essentielles, non seulement pour répondre à des crises inattendues et potentiellement catastrophiques comme celle de la pandémie de coronavirus, mais aussi pour stimuler la résilience financière et la croissance économique.



1- Associé au sein de McKinsey & Company, à San Francisco

2- Associé au McKinsey Global Institute à Mumbai