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Les musulmans aiment détester leurs contempteurs, mais leur offrent les opportunités de les vilipender

par Benabid Tahar*

Les musulmans, comptant environ pour le quart de la population mondiale, leur nombre avoisine les deux milliards, sont en quelque sorte, à notre époque, les souffre-douleur de la planète.

Leur stigmatisation est un phénomène récurrent, qui gagne en ampleur, à prendre à bras-le corps. Et pour cause, il ne se passe pas un jour sans que, quelque part dans le monde, des conférences, des débats télévisés, des articles de presse, des discussions à tout-va, abordent le sujet de la religion musulmane, devenue apparemment la problématique du siècle. En Occident, sur fond d'une actualité chaotique, qui frise parfois l'hystérie, on en parle généralement en termes très critiques, peu amènes, voire insultants à l'égard des musulmans. Je fais l'impasse sur les dérives et autres diatribes nauséabondes, qui usent d'un lexique des plus irrévérencieux. Autrement dit, faisons à nos sens grâce de l'immonde et des immondices !

Il n'est pas non plus dans les propos de cet article de faire la genèse historique de la décadence du monde dit musulman, qui bâtit pourtant au moyen âge une civilisation merveilleuse, qui a irrigué le monde de savoir, de sciences et de culture. Modestement, la présente contribution se propose de projeter, un tant soit peu, de la lumière sur certains aspects de la réalité musulmane actuelle qui, à mon sens, participent à sa fragilisation et la rendent critiquable, éligible à l'admonestation, aux yeux de ceux qui crient haro sur l'islam. A travers le monde, les populations de confession musulmane - intellectuels, universitaires, théologiens ou simples citoyens, pratiquants ou pas - s'offusquent, s'horripilent, des attaques contre l'islam et de la flétrissure des musulmans. Grand bien fasse à ceux que cela suffit à consoler. Chacun manifeste ses sentiments, ou son ressentiment, à sa manière. Mais là n'est pas le cœur du problème.

Objectivement, le sujet soulève une kyrielle de questions. D'abord, qu'est-ce qui rend les musulmans si vulnérables ? Quelles sont les raisons du ciblage acharné de leur religion, voire de leur façon d'être? Ensuite, à qui la faute ; aux musulmans, aux autres ou aux deux parties en même temps ? Dans un autre sens, ne faut-il pas situer, en la soulignant, la part de responsabilité des musulmans eux-mêmes en tout cela? Est-ce qu'ils ne prêtent pas le flan à leurs détracteurs en leur offrant les prétextes pour ce faire, sans s'en rendre compte? Comment doivent-ils réagir face aux attaques ? Que faut-il faire pour préserver l'islam des souillures commises en son nom? Ces quelques interrogations, parmi tant d'autres, sont évidemment en lien direct avec la crise multidimensionnelle que vivent la plupart des pays de confession musulmane majoritaire; ce qui fait dire à certains commentateurs et autres analystes que le problème n'est pas dans l'islam, il est dans les musulmans. Un aphorisme quelque peu simplificateur, mais auquel je souscris partiellement.

Du reste, le constat est plus qu'amer; les fléaux dont souffrent ces contrées sont si nombreux que leur énumération serait fastidieuse. Nous allons nous limiter aux plus pernicieux, si tant est qu'ils soient les plus marquants. Nul besoin de rappeler la position de faiblesse des pays musulmans au sein du concert des nations et leur retard abyssal en matière de sciences et technologies; faisant conséquemment d'eux des proies faciles, à la portée de tout prédateur. Dans l'état de déliquescence sociopolitique et aussi économique qui y règne, la responsabilité des gouvernants est certaine. Ceci étant dit, nous allons nous intéresser à l'autre calamité qui gangrène les sociétés où le culte musulman est majoritaire : le radicalisme et son corollaire qu'on peut appeler ?'égocentrisme religieux'', générés, si ce n'est par l'utilisation de la religion à des fins politiques politiciennes, au moins par des lectures théologiques confuses, voire erronées, du Coran. La perte de repères, le déficit de discernement cultuel et donc la plongée dans l'engrenage infernal de la violence en sont les conséquences naturelles. La mal-vie, la misère, la marginalisation sociale, les frustrations et autres maux de ce registre alimentent bien évidemment, pour une bonne part, la matrice de l'intégrisme religieux.

Tout le monde s'accorde à dire que les interprétations des versets coraniques et l'usage qu'on en fait sont déterminants dans l'orientation idéologique des individus ou des groupes sociaux; autrement dit dans leur obédience à un courant religieux ou l'autre. Outre les nombreux préceptes faisant l'unanimité, on sait que la compréhension de certains principes, ou concepts, de l'islam n'est pas unifiée ; d'où la multitude des courants (sunnites, chiites?), allant des plus modérés aux plus radicaux. La diversité culturelle et ethnique dans le monde musulman n'est pas faite pour simplifier les choses. On peut aisément comprendre que les approches diffèrent, à certains égards, en raison de quelques écueils linguistiques ou désaccords d'ordre sémantique - le sens à donner à certains termes empruntés aux dialectes parlés de l'époque de la révélation constituent une difficulté pour les théologiens et une source de divergence - mais aussi et surtout du fait de rivalités politiques, survenues après la mort du prophète (PSL) et ravivées sous diverses formes au fil des siècles.

Sous l'œil occidental, ou non musulman, la confusion, alimentée par un matraquage médiatique inouï, est générale de nos jours. L'absence de clergé ou d'un organe légitime représentant le culte musulman favorise la multiplication des conceptions dogmatiques. Par ailleurs, les autorités morales religieuses traditionnelles qu'incarnaient certains savants théologiens (oulémas) ou les institutions de référence, notamment les universités d'al-Azhar d'Egypte ou Zitouna de Tunisie, ont énormément perdu de leur aura. Elles sont dépassées par l'émergence de divers courants islamiques, salafistes et autres, et aussi par une nouvelle génération de savants et de théologiens musulmans, de plus en plus active et écoutée, en particulier en Occident. Globalement, on peut dire qu'on a deux écoles : les ?'conservateurs'' et les ?'modernistes''.

Les premiers se réfèrent essentiellement aux anciens oulémas et imams, notamment ceux du moyen âge. Convaincus que le savoir, les enseignements et la vision de leurs référents sont immuables et ne sauraient être discutés, ils ont une fâcheuse propension à vouloir, sur cette base, codifier religieusement tout acte, tout geste de la vie. Les seconds, soulignant avec pertinence l'anachronisme de certaines lectures du Coran, estiment que l'islam, se prêtant sans problème à la recherche critique (Ijtihad), doit être regardé sous un prisme contemporain, tenant compte des réalités de l'époque et des avancées scientifiques. Entre les deux, s'activent çà et là des courants et contre-courants qui participent à brouiller l'intellection de la chose religieuse. Le musulman lambda ne sait plus à quel saint se vouer.

Ce bref exposé montre que l'environnement islamique baigne dans une sorte de ?'désordre cultuel'' où le rigorisme religieux dévoyé et extrémiste arrive à faire son nid. C'est ainsi que les épigones autoproclamés des compagnons du prophète (PSL), se réclamant d'observance stricte et irréprochable, se pensant les plus moraux du globe terrestre et investis d'une mission sacrée pour purifier les âmes de leurs semblables, fustigent régulièrement tous ceux qui ne se conforment pas à leurs dogmes. Des ?'pontifes'', chargés de régenter les pensées, leur enseignent que les dits dogmes sont intangibles car consubstantiels à la pureté divine. Le grand savant Ibn Sina (980 - 1037) dénonçait déjà en son temps l'existence de ce genre de personnes, en des termes que je traduirais ainsi : «Nous avons la malédiction de compter parmi nous des individus qui pensent que Dieu n'a éclairé personne d'autre qu'eux». Toute contradiction opposée à leurs certitudes met ipso facto son auteur au banc des accusés d'hérésie et de blasphème. Parfois, le bouchon est poussé à l'extrême; le coupable est considéré comme impie (kaffer) dont «le sang est licite».

S'appuyant sur des homélies serinées par des sophistes guides spirituels ou sur des citations de sourates, soigneusement choisies et interprétées à leur manière, ainsi que sur des hadiths d'authenticité discutable, pour ne pas dire improbable, ils ont fait de la détestation des ?'Kouffar'', entendre tous ceux qui n'épousent pas leur modèle de société, un article de foi péremptoire. C'est dire que lorsque l'on perd, pour une cause ou une autre, ses facultés de discernement, c'est-à-dire la raison, et qu'on rentre de plain-pied dans le monde du fanatisme, on libère le génie du mal qui ne connaît justement pas de limites au mal. Le fanatique s'identifie pleinement et aveuglément à sa croyance, religieuse ou autre, au point où son être s'y dilue entièrement, ne s'en détache point. De son esprit s'écarte alors toute possibilité de doute, de critique ou de remise en cause. Ce n'est pas pour rien qu'on dit que la passion asservit et la raison libère. Gouverné par ses impulsions passionnelles, le moindre écart par rapport à son modèle de vertu ou des paradigmes qu'il s'est érigés, ou a adoptés, est à ses yeux axiologiquement une transgression du sacré, qui mérite châtiment.

A partir de là, tous les débordements sont permis. Mieux encore, enfermé dans un idéalisme illusoire, hors du temps dirais-je, s'il ne glorifie pas un acte ignoble commis par lui-même ou par ses compères, il ne se laisse en tout cas pas étouffer par les remords. Ainsi, endoctrinés par des apprentis sorciers prônant un rigorisme religieux obscurantiste, sorti droit du musée des ténèbres, des jeunes sont mis sur la voie de la violence. Au nom de la religion, ils sont prédisposés à commettre des horreurs qui les élèveraient, selon ce qu'on leur fait croire, au rang des moudjahidines (soldats de Dieu) ou des martyrs de la bonne cause, à qui le Tout-Puissant promettrait rédemption et paradis. D'un point de vue global, envoutés par les dogmes de la religion et des traditions, en manque de formation et de culture leur permettant le discernement, privés de liberté de pensée et de liberté du propos, des pans entiers de la société, en particulier arabo-musulmane, gèrent leur vie plus par l'émotionnel que par le rationnel. Leurs réactions aux provocations ou aux attaques sont peu réfléchies, peu raisonnées. Cela va de la simple réprobation au discours politique enflammé, voire belliqueux, lorsque ce n'est pas le déferlement populaire dans la cité, comme se fut le cas lors de la publication des caricatures du prophète (PSL) ou de la sortie du film brûlot ?'Innocence of muslims'', qui présentent le prophète Mohamed (PSL) sous un aspect vilain et dégradant.

Par-delà sa légitimité, la façon d'exprimer publiquement son agacement, d'exhaler sa colère, mérite discussion. Nul besoin de rappeler que c'est à l'aune des résultats qu'on mesure l'efficacité d'une action. J'avais en substance déjà évoqué le sujet dans un article paru le 18 septembre 2012 dans le journal Liberté, sous le titre ?'L'autre atteinte à l'image de l'Islam''. J'en reformule ici quelques idées de base. Convaincus de la haute sensibilité des musulmans à tout ce qui peut toucher à leur prophète, à qui ils vouent un amour sans limites, et surtout leur prédisposition aux réactions passionnelles virulentes, des énergumènes s'autorisent toutes les turpitudes. Les auteurs des vilenies ne sont pas dupes, ils connaissent parfaitement les défauts des musulmans pour deviner d'avance la nature et l'ampleur de leur réaction : déferlement populaire hystérique dans les rues, attaque des représentations diplomatiques, scènes de violence, échauffourées avec les services d'ordre, etc.

Les cyniques provocateurs sont toujours assurés d'atteindre leur objectif : salir l'image de l'islam par l'œuvre des musulmans eux-mêmes. Se sachant à l'abri de toute ?'menace musulmane'', officielle ou autre, capable d'agir fermement et efficacement sur leurs gouvernants ou d'actionner les leviers de la justice, notamment internationale, pour mettre fin à leurs actes rebutants, ils persistent et signent. Au moins pour les raisons ci-dessus évoquées, je ne saurais souscrire à l'idée de plaider, par sensibilité ou par solidarité avec mes coreligionnaires, le bien-fondé d'actions où les énergies sont dépensées en pure perte. La détestation du mal et de ceux qui le pratiquent ou le répandent ne doit pas nous éloigner de la lucidité et du réalisme. Enfin, tant que les populations musulmanes ne se rendent pas compte de l'inutilité et de l'inefficacité, voire de la contre-productivité, de leur démarche, le cycle infernal des provocations-réactions passionnelles ne s'arrêtera point. Il y a pourtant bien un moyen pour l'user, finir à la longue d'y mettre un terme. Le sage nous recommande de répondre au diable dans la langue qu'il comprend : le mépris. Il faut savoir que le dédain face à l'ignominie paye souvent mieux que toute autre réponse. Je parie que si les musulmans ne réagissent pas comme ils le font à chaque incident, les vilains, réalisant que leurs mesquineries ne rapportent plus, finiraient par abandonner la partie.

Il n'est pas question de fermer l'œil sur des irrévérences et autres atteintes à la dignité. Il s'agit simplement de faire preuve de pragmatisme, de retenue, de civisme et d'intelligence. Il convient de préciser que les populations qui manifestent avec exubérance leur colère sur la place publique sont dans leur majorité écrasante de paisibles citoyens qui n'aspirent qu'à vivre dignement leur vie et leurs croyances. La réalité est que le radicalisme religieux extrême oppose une poignée de fanatiques à la société, sans distinction de confession ou de race. Ses conséquences sont hélas dramatiques, à court et à long terme. Outre les victimes à déplorer, ce fléau alimente le racisme envers les musulmans et l'amalgame entre l'islam et ceux qui commettent des horreurs en son nom. Dans de précédents articles, j'avais dénoncé, d'autres l'ont fait à leur manière, l'acharnement médiatique contre les musulmans. On pourrait y déceler quelques mordillages à l'adresse des pourfendeurs du culte musulman, j'en conviens, mais on ne peut raisonnablement pas nier que ces derniers mènent, sans relâche, une compagne anti-islam. Toutefois, le bon sens et l'honnêteté intellectuelle invitent à ne pas chercher, ou situer, le mal toujours au même endroit. Avec un minimum de clairvoyance, on peut affirmer qu'une part considérable de responsabilité dans le développement de l'anti-islamisme incombe en premier lieu à ceux qui prônent la violence au nom de l'islam, ensuite à ceux qui l'exécutent, parfois avec une barbarie inouïe.

Quant à la grande majorité des musulmans, qui du reste subit le plus et le plus souvent les affres du terrorisme, elle fait malheureusement figure de complice de par son timide engagement dans la lutte contre ce fléau. Tout compte fait, il n'est pas étonnant que la prise en compte factuelle des comportements des intégristes et de leurs méfaits soit l'optique sous laquelle des opinions occidentales, ou non musulmanes, jugent l'islam et tous ceux qui s'y identifient. En somme, au risque de froisser certaines âmes, on peut dire que les intégristes, les terroristes et, à moindre mesure, les taiseux sont les fournisseurs de matière première nécessaire à la construction du corpus argumentaire des contempteurs de l'islam. Bien entendu, il serait naïf de croire que les jugements de valeur, les écarts sémantiques et les glissements rhétoriques, chargés de haine, proférés par les acteurs de l'anti-islamisme soient simplement une réaction au radicalisme religieux. Sinon comment expliquer que l'on enjambe, sciemment, tous les concepts coraniques (pacifisme, fraternité, tolérance, respect de la vie, etc.) et les préceptes de la morale islamique pour se focaliser, avec insistance, sur la partie de l'islam souillée par une minorité extrémiste, dévoyée.

En fait, l'ethnocentrisme, un trait de culture assez répandu en Occident, s'alimente de l'intégrisme islamique pour enrichir son discours discriminatoire et islamophobe, à même de rallier le petit peuple à sa cause xénophobe : un radicalisme qui alimente à son tour celui d'en face, et vice versa, comme dans un jeu de vases communicants. Prétendre le contraire est une aberration intellectuelle qui voudrait loger à la même enseigne témoin, propagandiste, commanditaire, victime et bourreau.

Pour le mot de la fin, je nous invite à observer l'éthique de l'islam des lumières. Evitons de verser dans les travers nous éloignant de la vérité sur des sujets éminemment sérieux, qui interpellent notre conscience, notre responsabilité et notre coin de bon sens et de réalisme. Inscrivons-nous dans une démarche apaisée et intellectuellement responsable, en adoptant d'abord une approche critique sur nous-mêmes, machiavélienne et constructive.

*Professeur - Ecole Nationale Supérieure de Technologie.