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Colonisation et guerre d'Algérie: Une longue marche vers la reconnaissance

par Hafid Adnani*

Avec la reconnaissance officielle, le 2 mars 2021, de l'assassinant par l'armée française de l'avocat Ali Boumendjel, en mars 1957, un nouveau pas a été franchi dans le chemin vers la vérité et la reconnaissance officielle, par la France, de l'ensemble des crimes commis en son nom en Algérie durant 132 ans ; la guerre d'Algérie (1954-1962) ayant été le très violent et inévitable aboutissement d'un processus de domination, d'un système inique qui a succédé à la conquête de 1830 : la colonisation.

Rappelons-nous, en effet, les mots de Jules Michelet dans son «introduction à l'histoire universelle» publié pourtant en 1831 : «Avec le monde a commencé une guerre qui doit finir avec le monde, et pas avant ; celle de l'homme contre la nature, de l'esprit contre la matière, de la liberté contre la fatalité. L'histoire n'est pas autre chose que le récit de cette interminable lutte.» La guerre de la liberté contre la fatalité. Voilà dans quelle logique de l'histoire peut s'intégrer la lutte anticoloniale.

Il ne s'agit donc pas ici uniquement de la colonisation de l'Algérie. Car la colonisation est une réalité historique, géographique, économique, sociale et humaine qui va au-delà de la France et de l'Algérie, et qui rappelons-le, perdure encore dans le monde d'aujourd'hui. En effet, depuis la création de l'Organisation des Nations unies, en 1945, plus de 80 anciennes colonies dans lesquelles vivaient quelque 750 millions de personnes ont accédé à l'indépendance. Aujourd'hui, 17 territoires sont encore inscrits sur la liste des territoires non autonomes et regroupent près de 2 millions de personnes. Le processus de décolonisation n'est, par conséquent, pas encore achevé, selon la même ONU. Le changement de paradigme est désormais acquis toutefois.

L'Algérie, une situation particulière au sein du «second empire» colonial français

L'Algérie, colonie de peuplement, est toutefois la première terre qui inaugura la «seconde colonisation» française. Cette dernière constitua un second empire colonial français, lequel remplaça, d'une certaine manière, le Second Empire de Napoléon III, qui fut défait à Sedan le 2 septembre 1870.

C'est le Président Emmanuel Macron, né en 1977, donc 15 ans après la fin de la guerre d'Algérie, qui restera dans l'histoire comme le président français qui est allé le plus loin jusqu'ici, dans un processus de reconnaissance, pourtant semé d'embûches et extrêmement difficile à faire aboutir, tant le sujet est encore brûlant en 2021. Emmanuel Macron est le symbole d'une génération qui n'a pas connu ce moment d'une violence extrême qui mit fin à la colonisation de l'Algérie, et qui souhaite débarrasser le pays qu'il dirige d'un refoulé lourd de conséquences. Les deux derniers présidents français (Nicolas Sarkozy et François Hollande pour se limiter à eux), étant nés, eux, au début de la guerre d'Algérie (1955 et 1954 respectivement), ont un rapport bien différent avec la question algérienne.

Le communiqué de l'Elysée reconnaît officiellement l'assassinat de Ali Boumedjel, torturé et jeté du sixième étage d'un immeuble, et réfute donc définitivement la mort par suicide qui a été la thèse officielle jusqu'ici. Cette reconnaissance était attendue depuis si longtemps, notamment par son épouse, hélas disparue, et sa famille. Il s'agit là d'une véritable respiration qui arrive à point nommé, pour tous ceux qui s'intéressent à ces questions fondamentales. Symboliquement, un des nœuds de cette histoire est désormais défait. La France reconnaît, donc, officiellement, après avoir reconnu l'assassinat du mathématicien Maurice Audin, lui aussi, en 1957, un crime qui a été commis par son armée, en son nom et pendant la guerre d'Algérie.

Le communiqué de l'Elysée souligne : «La génération des petits-enfants d'Ali Boumendjel doit pouvoir construire son destin, loin des deux ornières que sont l'amnésie et le ressentiment. C'est pour eux désormais, pour la jeunesse française et algérienne, qu'il nous faut avancer sur la voie de la véritéì, la seule qui puisse conduire aÌ la réconciliation des mémoires.»

Ainsi, cette reconnaissance, la reconnaissance de manière générale, est un acte qui vise à construire un avenir serein pour tous, en France avant tout, en Algérie ensuite, pays qui devra, il va de soi, travailler également sur les zones d'ombres de sa propre histoire ainsi qu'à son examen de conscience, notamment pendant la guerre d'Algérie, même s'il est évident qu'il ne pourrait être question de confondre ici les victimes du système colonial et ceux qui l'ont mis en place.

Une question avant tout franco-française

Il convient de distinguer, avant tout, trois volets dans le combat nécessaire autour de la mémoire et de l'histoire qui concernent la colonisation et de la guerre d'Algérie : un volet algéro-algérien, un volet franco-algérien et un volet franco-français.

Un quatrième volet pourrait être universel et concernerait le rapport à la colonisation de manière générale et la marche inexorable vers sa criminalisation.

Il est important, donc, de ne pas mélanger ces trois volets afin de poser méthodiquement les problématiques qui sont déjà assez complexes, prises séparément, car nous constatons dans les discours généraux des médias et des commentateurs, une tendance à considérer que le travail sur ces questions, pourtant éminemment importantes en France, se limite à une réponse aux demandes algériennes (postulat, en dehors de son inexactitude, montre à quel point le déni pèse lourd). La colonisation et la guerre d'Algérie sont, encore une fois, des moments très importants de l'histoire française. Ils concernent donc la communauté française dans sa totalité, et ce indépendamment de l'Algérie. Il est nécessaire de dire et de redire, ici, qu'il n'est pas exact non-plus d'affirmer ou de considérer qu'en France, ces questions ne concerneraient que les immigrés algériens ou les Français d'origine algérienne comme on peut trop souvent l'entendre.

Du côté des Algériens, il est de toute évidence trop facile de se tourner vers la France, systématiquement, pour l'accuser et de refuser ainsi, comme l'ont fait les tenants des pouvoirs successifs, depuis bientôt soixante années, d'examiner sereinement une histoire endogène plus complexe et moins conforme au récit national lisse construit depuis l'indépendance. Reprécisons toutefois et à nouveau, car il le faut, que les victimes du système colonial sont bien les populations indigènes dans l'Algérie coloniale, et qu'il ne s'agit pas ici de renvoyer dos à dos ceux qui ont conquis cette terre en 1830 et «soumis», aliéné les populations autochtones ; avec les populations autochtones elles-mêmes qui sont les victimes dans cette histoire.

Convaincu que chaque partie (la française et l'algérienne) a pour devoir, avant tout, de faire son propre travail sur cette grande blessure de l'histoire, je propose ici d'examiner uniquement le point de vue franco-français.

Un geste historique et une avancée capitale vers une reconnaissance officielle plus globale

Le communiqué, désormais historique, de l'Elysée, daté du 2 mars 2021, autour de la reconnaissance de l'assassinat de l'avocat Ali Boumendjel, en 1957, contient également ces mots si importants : «Aucun crime, aucune atrocitéì commise par quiconque pendant la Guerre d'Algérie ne peut être excuseì ni occulteì.»

Nous assistons donc, de toute évidence, à une marche vers la reconnaissance pleine et entière des crimes de guerre et des crimes coloniaux, qui a été sans conteste inaugurée par le candidat Macron en 2017, quand il qualifia, à la télévision algérienne, la colonisation de «crime contre l'humanité», allant bien plus loin que tout officiel français du vingtième siècle.

J'ajoute, à titre d'exemple, que le 11 juin 2017, Emmanuel Macron, fraîchement élu président de la République française, a téléphoné à Josette AUDIN, veuve du mathématicien Maurice AUDIN, assassiné en 1957, lui aussi, après des séances de torture, pour lui dire qu'il pensait à elle (Maurice AUDIN a été arrêté, en effet le 11 juin 1957 dans son domicile algérois pour ne plus jamais y revenir). Cet appel téléphonique, antérieur à la reconnaissance officielle de l'assassinat de Maurice Audin, qui aura lieu le 13 septembre 2018, montre que le président français est, et ce depuis le début de son mandat, dans une démarche réfléchie et bien construite sur ces questions et que les avancées qui sont en train de se faire s'inscrivent dans une logique globale, à présent lancée.

Cette politique des «petits pas» est celle qui a été défendue par l'historien Benjamin Stora, à la suite des nombreuses critiques dont son rapport sur «Les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d'Algérie» remis au Président Marcon, le 20 janvier dernier, a été l'objet. Critiques qui sont venues des deux côtés de la Méditerranée.

Ce qui est essentiellement reproché à Benjamin Stora

Si on exclut les critiques des nostalgiques de l'Algérie française, essentiellement positionnés à droite ou à l'extrême droite (parmi eux, certains historiens qui ne semblent visiblement pas avoir compris les mots de Jules Michelet) ainsi que certains défenseurs de la mémoire des harkis; si on exclut également les critiques et les insultes personnelles parfois nauséabondes allant jusqu'aux références (clairement antisémites) à la judaïté de Benjamin Stora (article sur le site ?Algérie patriotique' du 3 février intitulé : «L'histoire de l'Algérie expliquée à Benjamin Stora : les massacres du 8 Mai 45 et les milices juives») et qu'il faut dénoncer avec la plus grande force ; si on exclut un certain nombre de critiques intéressantes (y compris d'institutions positionnées à droite) sur les choix établis dans les préconisations de Benjamin Stora ; si on exclut tout cela, c'est essentiellement l'absence d'un appel à une reconnaissance globale des crimes de guerre et de crime coloniaux, voire de crimes contre l'humanité, que l'on reproche à un Benjamin Stora qui ne pouvait ignorer l'importance des mots qu'il a utilisés dans ce rapport.

Voici quelques exemples de prises de positions françaises : L'historienne Sylvie Thénault, affirme que «parler de réconciliation, n'a pas de sens» (Le Monde du 5 février 2021, et que ce qui manque, c'est «une condamnation [?] forte, solennelle, officielle. L'enceinte judiciaire n'a pas pu en être le théâtre. L'amnistie a interdit la poursuite des crimes commis pendant la guerre.». L'universitaire Olivier Le Cour Grandmaison, qui accuse Benjamin Stora de s'être comporté comme un conseiller et non comme un historien (Médiapart du 28 janvier), est autrement plus direct, il appelle notamment les candidats à la présidentielle de 2022, à prendre un engagement solennel : «l'Etat français reconnaît les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité qu'il a commis et fait commettre par ses forces armées et la police au cours de la colonisation de l'Algérie (1830- 1962)».

L'historien Gilles Manceron, toujours dans Médiapart, cette fois-ci le 1er février, dresse un historique des évolutions des actes politiques sur ces questions pour constater que les avancées des années 2000, notamment grâce au travail extraordinaire de la journaliste Florence Beaugé et du journal «Le Monde», ont été balayés par les «atermoiements» du Président Jacques Chirac et les régressions marquées de ceux qui lui ont succédé, ce qui eut par conséquence qu' «aucune déconstruction des mythes qui justifiaient l'empire colonial n'est intervenue, et l'extrême droite qui les cultive comme une rente a eu beau jeu d'étendre son influence, en même temps qu'ils se répandaient». Selon lui, c'est ce qui aurait amené Benjamin Stora à renoncer à réitérer «avec force» la demande «première et essentielle» de reconnaissance. L'anthropologue Tassadit Yacine de son côté, affirme dans les colonnes du quotidien algérien «L'expression» qu'elle est «surprise d'entendre parler d'excuses ou de repentance sans que la reconnaissance de cette colonisation spécifique et de cette guerre atroce, ponctuée par des massacres, des déportations, des enfumades, ne soit officiellement établie».

C'est donc le mot «reconnaissance» qui prend de plus en plus forme aujourd'hui, en France, dans les réactions critiques des universitaires et des historiens (en dehors, encore une fois, des réactions de ceux qui n'admettent, dans le fond, toujours pas le caractère inacceptable de réalité coloniale), vis-à-vis du rapport Stora, avant d'ailleurs ceux d' «excuses» ou de «réparation».

Une reconnaissance qui se dessine comme le préalable à toute possibilité d'avancer au sein même de la société française, et qui est de surcroît une demande officielle (et légitime) des Algériens. Le rapport Stora aura donc servi et paradoxalement, de révélateur à cette nécessité absolue, même si le choix qui a été fait dans les préconisations de ce rapport est différent, très probablement pour tenir compte de la violence du clivage en France sur la question algérienne comme l'affirme Gilles Manceron.

Inutile ici de redire que «la repentance» ou «l'autoflagellation» sont des mots hors de propos; des inventions de ceux qui refusent mordicus de regarder en face cette lourde histoire. Ils ne correspondent, par ailleurs, aucunement, comme tous les observateurs aguerris le savent, à des demandes des Algériens.

Il reste que «la réconciliation» prônée par Benjamin Stora pose également problème : est-il possible de se réconcilier avec tous les courants, y compris les plus radicaux ? Est-il nécessaire par conséquent de faire cas de toutes les «communautés de mémoires» qui se sont formées, même de celles qui vivent dans le déni ? Pouvons-nous, comme le dit Sylvie Thénault, considérer que la guerre d'Algérie notamment, a vu l'affrontement de deux entités homogènes qui ont besoin, aujourd'hui, d'une réconciliation ?

La marche vers la reconnaissance des crimes commis au nom de la France pendant la colonisation et en particulier la guerre d'Algérie, a bel et bien commencé. Elle poursuit inexorablement son chemin, ce 2 mars 2021 sous l'impulsion du Président Macron, avec, symboliquement là encore, l'unique reconnaissance officielle par la France, préconisée par Benjamin Stora dans son rapport.

*Né en Algérie. Journaliste et cadre supérieur de l'Education nationale, il est également doctorant en anthropologie au Laboratoire d'Anthropologie sociale du Collège de France. Il est l'auteur de «Tassadit Yacine avec Mouloud Mammeri». Editions Non lieu.