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Le rapport Stora vu de droite

par Emmanuel Alcaraz*

Au moment où le président Macron vient de suivre pour la première fois une préconisation du rapport Stora, la reconnaissance par la République française de l'assassinat pendant la bataille d'Alger de Maître Ali Boumendjel, défenestré par le général Aussaresses, selon ses propres aveux, il convient de faire le bilan de la réception de ce rapport par la droite française, après avoir fait celui de la gauche française (Le Quotidien d'Oran, le 11 février 2021).

Notons que Benjamin Stora a reconnu partiellement son erreur en déclarant qu'il aurait dû écrire : « Oui, sur certaines pratiques terribles comme la conquête coloniale, il faudrait présenter des excuses pour les massacres commis » (Le Monde, le 17 février 2021). Cet oubli lui a valu des critiques de la part d'universitaires comme Olivier Le Cour Grandmaison, Françoise Vergès et François Burgat. Benjamin Stora a toutefois obtenu le soutien de certaines organisations politiques françaises comme le Parti communiste français ou encore Europe Ecologie les Verts. Rappelons que feu Bachir Boumaza, qui dirigeait la Fondation du 8 mai 1945, a été le premier à demander des excuses officielles à la France, dans les années 1990. Cette revendication a été interprétée par la droite française comme une demande de repentance unilatérale de la France, le terme repentance n'ayant jamais été employé dans le discours officiel algérien comme il renvoie à un imaginaire chrétien d'une demande de pardon.

Le choix par B. Stora d'Ali Boumendjel n'est pas anodin. Pourquoi ce militant et pas Larbi Ben M'Hidi ? Et qu'en est-il de la reconnaissance des milliers de victimes qui ne se limitent pas à des grands noms du mouvement nationaliste algérien ? En privilégiant un activiste, certes prestigieux, issu de l'UDMA de Ferhat Abbas, associé au républicanisme libéral musulman modéré, il s'agit aussi de lancer une pique contre les tenants de la ligne dure du nationalisme algérien qui ont pris le pouvoir après 1962. Cette reconnaissance revêt un caractère particulier lorsqu'on sait qu'Ali Boumendjel a été un proche conseiller d'Abane Ramdane pendant la bataille d'Alger, à l'époque où la gauche française et non la droite, était au pouvoir. En effectuant cette reconnaissance qui incrimine le comportement de la gauche pendant la guerre d'indépendance algérienne, le président Macron a voulu soutenir B. Stora, violemment attaqué en Algérie pour ne pas avoir écrit explicitement que la France devait présenter des excuses officielles au gouvernement algérien pour les crimes de la colonisation, Stora ayant préféré des tournures et une argumentation ambiguë sous-entendant certes que la gravité des crimes de la France en Algérie rendrait des excuses dérisoires.

Vu de droite, le rapport Stora a entrainé de vives critiques y compris dans le camp macronien qui réunit à la fois des hommes et des femmes issus de la gauche et de la droite, à l'exemple du premier ministre Jean Castex. En novembre 2020, ce dernier a déclaré ne pas apprécier « que nous devrions nous autoflageller, regretter la colonisation ». Le maire de Nice, Christian Estrosi, qui s'est rapproché d'Emmanuel Macron, et son adjointe en charge des rapatriés, Agnes Rampsal, ont fait preuve d'une certaine réserve en demandant que toutes les souffrances françaises et algériennes soient prises en compte en se revendiquant de la figure de l'écrivain Albert Camus. Pour une fois, Estrosi n'a pas opté pour la surenchère « nostalgérique » visant à courtiser l'électorat des rapatriés et de leurs descendants, très nombreux dans le département des Alpes Maritimes. Plus offensif, l'historien et journaliste Jean Sévillia avait violemment critiqué la nomination de B. Stora par E. Macron pour rédiger ce rapport en lui reprochant d'avoir une vision partiale de la guerre d'Algérie. Si j'avais pu être très critique à l'égard des aspects algéro-français de son livre Les vérités cachées de la guerre d'Algérie (Fayard, 2018), j'avais néanmoins validé certaines, pas toutes, de ses analyses sur les aspects franco-français de ce conflit (Le Quotidien d'Oran, le 22 décembre 2018). Son livre est une source majeure pour comprendre le point de vue de la droite française sur la guerre d'Algérie.

Quant aux associations des Européens d'Algérie, elles se sont montrées relativement discrètes jusqu'à maintenant si bien que l'on ne peut leur imputer les réactions négatives à ce rapport qui sont surtout venues d'Algérie. Thierry Rolando, président national d'une organisation à finalité culturelle, le Cercle algérianiste, que l'on dit proche du sénateur Bruno Retailleau des Républicains, n'a pas, pour l'instant, fait de déclaration officielle. Seule une association proche de l'extrême-droite, Jeune Pied Noir, assez peu représentative des rapatriés, dirigée par Bernard Coll, a exprimé un vif rejet du rapport Stora dans les médias souverainistes, à l'exemple de Valeurs Actuelles et de TV Libertés. Le maire de Perpignan, Louis Aliot(Rassemblement national), qui a des origines pied-noir, a déclaré que « le rapport Stora est une arme idéologique aux conséquences incalculables »à même d'entraîner une exacerbation des fractures mémorielles. Quant à Marine Le Pen, elle a violemment critiqué le président Macron pour sa reconnaissance de l'assassinat d'Ali Boumendjel. Une des critiques les plus dures, pour le moment, est venu de l'historien Jean-Jacques Jordi, réputé pourtant proche de Benjamin Stora, pour avoir participé à la présentation de son documentaire La Déchirure en 2012 à la télévision et à son « jubilé » au Mucem à Marseille en mai 2018. S'agit-il d'une posture politico-historienne ou d'un véritable débat historiographique ? Jordi s'est opposé à la reconnaissance de l'assassinat de Maître Ali Boumendjel. Il a écrit préférer le Bachagha Boualem à Emilie Busquant, l'épouse française de Messali Hadj qui aurait confectionné le premier drapeau algérien. Tout est dit. L'historien Jean Monneret a une attitude davantage constante que celle de Jean-Jacques Jordi. Il a toujours férocement critiqué les travaux de l'historien constantinois.

Plus intéressante est la réaction de la Fondation de la mémoire de la guerre d'Algérie, qui a son siège aux Invalides, et qui a été voulue par le président Chirac en 2005. Son président est Frédéric Grasset, ancien ambassadeur de France, natif d'Oran. Le président de son conseil scientifique est Jacques Frémeaux, professeur à l'université Paris-Sorbonne, natif d'Alger, et son directeur est un officier de l'armée française, né en Algérie, le lieutenant-colonel Paul Malmassari. Privilégiant les aspects franco-français du conflit, tout en faisant preuve d'une certaine ouverture, cette Fondation a organisé le premier colloque en l'honneur d'Abdelkader en France. Elle a organisé un colloque sur les peuplements de l'Afrique du Nord : une histoire de migrations plurielles avec la participation du géographe Yves Lacoste et du linguiste Salem Chaker. Elle a soutenu la publication en France des mémoires de Mohammed Bedjaoui, ancien ministre des Affaires étrangères de la République algérienne, ancien président de la Cour internationale de Justice, une révolution algérienne à hauteur d'hommes, paru chez Riveneuve en 2018 avec une préface de Jacques Frémeaux. Elle a aussi apporté son soutien à l'ouvrage de Leila Latreche, Généalogie des villes algériennes, voyage au cœur des civilisations, paru chez Riveneuve en 2018, avec des illustrations du cartographe Karim Chaïbi. Elle a reçu le journaliste de TV5 Monde Slimane Zeghidour qui a présenté son livre Sors, la route t'attend, Mon village en Kabylie(1954-1962)(Les Arènes, 2017)qui raconte son enfance dans un camp de regroupement. Le grand reporter François Malye, de l'hebdomadaire Le Point, co-auteur avec Benjamin Stora, de l'ouvrage François Mitterrand et la guerre d'Algérie, a également participé à ses travaux. De nombreuses personnalités algériennes ont participé au colloque annuel organisé par la Fondation, à l'exemple du diplomate Lakhdar Brahimi, qui sera le grand témoin du colloque du 18 mars 2021 sur la guerre d'Algérie au prisme de la guerre froide.

Dans sa position sur le rapport Stora, la Fondation soutient la création d'une instance de justice transitionnelle en France, la commission Mémoires et Vérité ou Alliance et vérité. Si elle se montre critique à l'égard de certaines positions du rapport Stora, elle propose le transfert au Panthéon de l'écrivain pied-noir Jules Roy, officier de l'armée française, ami d'Albert Camus, qui a pris position pour l'indépendance de l'Algérie et qui avait écrit J'accuse le général Massu en 1972. Si le transfert de Gisèle Halimi au Panthéon peut être une piste intéressante, qui ne fait toutefois pas l'unanimité en France, si on veut réconcilier les mémoires françaises, il me semble que d'autres personnalités doivent lui être associées. Jules Roy est assurément une bonne piste. J'avais pensé également au général Pâris de Bollardière, seul officier supérieur ayant dit non à la torture. Je pense qu'une plaque au panthéon en hommage aux inspecteurs de l'éducation nationale assassinés par l'OAS, trois Algériens (Mouloud Feraoun, Ali Hamoutene et Salah Ould Aoudia) et trois Français (Max Marchand, Marcel Basset, Robert Aymard), le 15 mars 1962 à Château-Royal, s'impose également, à l'instar de celle existant en hommage au général Delestraint, héros de la résistance, dont le nom est gravé en lettres de bronze. La Fondation critique également Stora pour son choix du 19 mars qui n'est pas la fin de la guerre d'Algérie. D'ailleurs, les Algériens préfèrent à cette date le 1er novembre et le 5 juillet. Quant à l'Union nationale des combattants, association d'anciens combattants, classée à droite, elle reproche au rapport Stora de ne pas suffisamment honorer les morts pour la France selon les déclarations de son président le général Longuet qui exprime ici un point de vue nationaliste.

S'il se revendique d'une influence camusienne, le rapport de Benjamin Stora contient des ambiguïtés expliquant ces réactions négatives. En voulant faire plaisir à tout le monde y compris les pieds noirs en demandant une commission d'historiens sur les massacres d'Oran, on courait le risque de ne satisfaire personne. Jean-Jacques Jordi a d'ailleurs reproché à Stora de ne pas parler des enlèvements d'Européens à Alger après le 19 mars 1962. Si Stora se revendique de la figure d'Albert Camus en prétendant vouloir être un passeur entre la France et l'Algérie, en invoquant Sartre, figure tutélaire de la gauche marxiste dans son rapport, Stora n'a-t-il pas une nouvelle fois privilégié l'engagement au détriment de l'impartialité ? Il semble néanmoins qu'en dépit des critiques, son rapport a l'aval du pouvoir politique français dont la stratégie politique sur le plan du discours est d'être en même temps de droite et de gauche. Le président Macron a besoin d'une caution intellectuelle progressiste, dans son duel annoncé contre Marine Le Pen, comme il a privilégié une approche libérale de l'économie jusqu'à la pandémie du covid. A travers ce rapport, le président Macron cherche à séduire la diaspora algérienne vivant en France. Indéniablement, il a eu raison de faire appel à l'expertise scientifique de Benjamin Stora qui travaille sur cette question, non pas depuis le début de ses recherches commencées sous la direction de Charles Robert Ageron, mais depuis sa naissance à Constantine en 1950. Les Algériens doivent comprendre que c'était une mission quasiment impossible pour un historien français écrivant un rapport pour le gouvernement français dans le contexte politique actuel. Indéniablement, l'Algérie lui doit beaucoup pour avoir obtenu la reconnaissance de l'assassinat d'Ali Boumendjel qui en annonce d'autres. Si la critique est aisée, il était un des seuls de sa génération à avoir la légitimité et le courage intellectuel pour obtenir ce résultat et il ne méritait pas certaines attaques à caractère antisémite parfois lues en Algérie. Ce rapport pose finalement une fascinante question éthique et philosophique : Peut-on être en même temps camusien et sartrien ? Benjamin Stora est peut-être l'historien qui a été le plus loin dans le dépassement de cette contradiction.

*Docteur en histoire