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France-Algérie : « Le corps a une mémoire, une mémoire agitée, un corps torturé »

par A. Boumezrag*

« On n'entendait que cris, gémissements de ceux qu'on travaillait, qu'on brisait, qu'on démembrait dans la torture » Abbé René Aubert

Le Maghreb fut la terre promise de tous les impérialismes méditerranéens : phéniciens, romains, vandales, byzantins, arabes, turcs sans parler des français. Ces invasions multiples et variées ont façonné la mentalité des autochtones dans leurs rapports avec leur corps. « Le corps a une mémoire ! Le corps hérite d'une histoire, d'une éducation, d'une famille, d'une culture, d'une géographie, de schémas complexes inscrits par des générations. Et le geste du danseur peut soudain faire rejaillir un souvenir ou une émotion enfouie avec plus de force que n'importe quelle parole. C'est le défi et le miracle de la danse ! Sade disait : «Il n'y a pas de corps sans idées, ni d'idées sans corps» Marie-Claude Pietra galla. Coloniser un pays, c'est conquérir son territoire par l'épée, posséder son corps par la force, investir son esprit par l'école. La domination des terres s'accompagne de la domination des corps. Il s'agit de s'approprier les corps et les âmes. La colonisation est une histoire de fantasmes : le harem des sultans arabes, la poitrine nue de la sénégalaise, le pénis surdimensionné de l'homme noir. Posséder le corps de l'autre, c'est nourrir son propre narcissisme. Ressembler à l'homme blanc, c'est accepter de se mettre sous sa domination.

Nous sommes en gare depuis 1962. Nous sommes dans l'attente du prochain train. Un train qui ne viendra pas. Il n'y a plus de voies ferrées ni de nouvelles gares. Entre-temps, la locomotive rouille au soleil et les wagons-lits se transforment en bassecour. « Le poulailler reste un palais doré pour le coq malgré la puanteur des lieux ». Un Etat qui tire ses ressources budgétaires non pas du travail laborieux de ses habitants mais du sous-sol saharien. L'argent facile nous fascine. Nous achetons des biens que nos dirigeants importent pour nous donner l'illusion d'exister afin de se perpétuer au pouvoir. Les choses que l'on possède finissent par nous posséder : une société en voie de «chosification» dans son ensemble. Nous avons cessé d'être des humains pour devenir des objets manipulables et par conséquent « jetables » comme les marchandises que nous importons. « J'ai, donc je suis », semble être notre credo, « l'avoir » fait office « d'être », «l'être» se cache derrière « le paraître » et le « je » derrière le « nous ». Nous ne nous culpabilisons jamais. La faute incombe toujours à l'autre qui n'est autre que soi-même mais on n'ose pas l'admettre de peur de rougir en se regardant dans la glace. Nous nous trouvons simultanément dans la posture du coupable, de la victime, du bourreau. La colonisation française fut une prise de pouvoir sanglante sur le corps de l'autre. L'autre n'est pas un être humain, c'est un indigène : une proie à abattre pour étoffer notre tableau de chasse ou un corps fragile que l'on violente pour assouvir nos bas instincts, hier, au nom de la «civilisation de la guillotine», aujourd'hui, au nom de la « démocratie et des droits de l'homme » et pour être plus précis, « des droits de l'homme et du citoyen français ». La révolution de 1789 est une révolution française. Le code Napoléon est notre code civil. C'est un héritage de l'Etat colonial français. Un Etat qui est le résultat de la culture gréco-romaine et des croyances religieuses. En effet, c'est le produit de l'histoire du Moyen-Âge et de la religion catholique romaine. Un Etat qui ne fait qu'obéir à l'archétype du « Dieu chrétien » c'est-à-dire du « Dieu ordonnateur » lequel se tient hors du monde et dirige celui-ci par des lois et des décrets qu'il lui impose d'en haut. L'Etat est d'ailleurs parvenu à prendre la place du « Dieu chrétien » ou du « veau d'or des Hébreux » dans la mentalité occidentale en devenant « l'Etat providence » fondé sur la solidarité sociale lequel n'a rien à voir avec celui pratiqué chez nous qui tire ses revenus du sous-sol saharien. L'esprit colonial hante la législation locale. Les écritures ont été arabisés, l'esprit n'a pas été formaté. Les soubassements idéologiques et religieux sont passés sous silence. Un silence assourdissant. La forme a pris le dessus sur le fond. La cravate et le turban sur un costume ou sur une djellaba, cela fait folklore.

L'une est multicolore, l'autre en noir et blanc, jamais grise. L'indigène n'est pas comparable au Français. Il n'a ni ses qualités morales ni son instruction ni sa religion, ni sa civilisation. L'indigène a un comportement différent, il a une autre religion, une autre langue, une autre identité. « Ne rusons pas, ne trichons pas, A quoi bon farder la vérité ? La colonisation n'a pas été un acte de civilisation, elle a été un acte de force, un viol collectif au regard des droits de l'homme et du citoyen français reconnaissent certains penseurs européens. En effet, Bugeaud après avoir conquis l'Algérie avec « l'épée » devait la gouverner par la « charrue » ; il incitait les agriculteurs français indépendants à traverser la Méditerranée et à s'installer sur le sol algérien pour en faire une colonie de peuplement. Pour ce faire, il devait s'assurer de la possession du pays. Cependant, un obstacle se dressait sur son chemin, la présence des autochtones qui échappaient à son contrôle parce qu'ils dissimilaient leurs femmes au regard des troupes françaises. Leur religion leur interdisait de se dévoiler en public. De plus, le projet impérialiste n'incluait pas les femmes. L'arrivée des familles françaises allait changer la donne. Les premières femmes à s'habiller à la française furent les « courtisanes » transformées en prostituées devant travailler à la chaîne comme en métropole pour satisfaire les soldats français. La colonisation française fut une prise de pouvoir sur le corps de l'autre.

A commencer sur la femme (le viol) pour s'étendre à l'homme (la torture). Au fil des années, il s'est infiltré dans l'esprit en formatant son authenticité, en anéantissant sa puissance pour le soumettre, l'humilier, l'indigner, le souiller. Le viol des corps et des consciences fut utilisé comme arme de guerre. Une stratégie de la terreur. L'objectif étant de le déposséder de sa terre et de son bien le plus précieux, son corps et son honneur. Il fallait semer la terreur au sein de la population : exposer sur la place publique les corps des fellagas tués, puis pousser leurs compatriotes à les piétiner, ensuite violer leurs femmes pour finir par brûler leurs maisons. Pour s'installer définitivement, il fallait déraciner leur culture vivrière (les céréales) et planter des cultures spéculatives (vignoble, agrumes), C'est ainsi que la France a pu asseoir son hégémonie sur une longue période. Les traumatismes générés sont toujours vivaces en France et en Algérie. La blessure est toujours béante. Elle est belle la France des droits de l'homme et de la démocratie, elle se permet le luxe de caricaturer le sacré et de profaner l'histoire, sa propre histoire. Cela nous fait penser à ce pervers narcissique qui rabaisse sa victime au rang d'objet en lui faisant subir toutes sortes de violences. Les questions de sexualité souvent élaguées par les chercheurs sont au cœur des politiques, des religions, et des races. En effet, au cœur de ces systèmes coloniaux et patriarcaux, la liberté sexuelle du maître sur son esclave est incontestablement très étendue. Le modèle patriarcal traditionnel fondé sur la hiérarchie des sexes, la claustration de la femme, le sens développé de la pudeur de la femme et l'honneur de l'homme ont fait le lit de la colonisation en s'appuyant sur le maraboutisme, le clanisme et le tribalisme (diviser pour régner).

La torture sur les populations a été systématisée lors de la colonisation française de 1830 à 1962. Les viols sur les femmes ont eu un caractère massif en Algérie. La France a pénétré l'intimité de la société algérienne en profondeur afin d'en faire un levier puissant de domination et de dépendance. Coloniser un pays, c'est conquérir son territoire par les armes, posséder son corps par la force, soumettre son esprit par l'école. La conquête des terres s'accompagne de la domination des corps. Coloniser un pays, c'est introduire des différences de race, de religion, de sexe. Le conquérant se donne tous les droits de vainqueur, de maître sur ses esclaves, de l'homme sur la femme, de la race blanche supérieure sur la race noire inférieure, de la religion chrétienne « des lumières » sur la religion musulmane « des ténèbres ». Une hiérarchie fondée sur la force et non sur la raison. Le vocabulaire a évolué, on ne parle plus d'esclaves mais d'indigènes, d'indigents et non de pauvres. La France a quitté le territoire mais elle est toujours présente dans l'homme. La cravate a remplacé le turban, le costume la djellaba, la voiture le cheval, le hidjab le voile, (hier une robe sous le voile, aujourd'hui un jean sous le hidjab). Les mots changent mais les maux restent. Il s'agit de s'approprier les corps et de manipuler les âmes. L'argent a remplacé le phallus au lit. L'homme a perdu sa masculinité et la femme sa féminité. Les deux ne se voient plus, ils regardent l'écran, chacun dans sa chambre. Les enfants une preuve de virilité et de fécondité. La blanche a plus d'orgasmes, l'indigène plus d'enfants.

Posséder le corps de l'autre, c'est nourrir son propre narcissisme. Au lendemain de l'indépendance, le peuple algérien s'est retrouvé comme un enfant livré à lui-même. Il ne s'était pas préparé à se prendre en charge. Une fois la souveraineté recouvrée, il devient la proie de tous les assoiffés de pouvoir qui en firent une bouchée de pain, Quand vous le nourrissez et le protégez, il a tendance à vous faire confiance et à vous obéir ; il a un attachement viscéral à la mère et une peur maladive du père. Une mère fragile qui n'ose pas le sevrer de peur d'être mordue et un père narcissique qui l'empêche de grandir de peur de perdre son ascendance. Or, pour devenir adulte, il doit s'opposer au père. Un peuple émotif secrète naturellement un pouvoir narcissique, c'est-à-dire un pouvoir égocentriste dépourvu de tout sentiment de culpabilité. Pour combler son vide existentiel, il a besoin de se nourrir des émotions et des peurs de la population. Le pervers peut ainsi blesser, embarrasser sans ressentir la moindre souffrance, le moindre sentiment de culpabilité. « Ce n'est pas ma faute, c'est la vôtre, vous répète-t-il à longueur de journée et vous finissez à votre âme dépendant par vous culpabiliser à sa place ! ». Ne cherchez pas à dialoguer avec lui, il vous dit une chose et son contraire. Vous ne savez plus qui croire. Vous doutez de vous-même à tel point que vous perdez votre propre estime, vous ne savez pas à quel saint vous vouer. Il vous dit une chose et son contraire. Un double visage : agréable à la lumière, diabolique à l'ombre. Il est égocentriste et dépourvu de toute empathie. Il ne changera pas, c'est vous qui devriez changer.

Cessez de vous culpabiliser à sa place. Il n'éprouve aucun sentiment. C'est un pervers narcissique. Il ne vous offre que deux solutions : la fuite ou la folie. La fuite à bord d'embarcations de fortune ou l'enfermement dans un asile d'aliénés. Si vous réagissez et refusez de vous plier, sa face hideuse vous apparaît au grand jour. Pour vous libérer de son emprise, il faut sortir de sa dépendance (financière ou affective) et savoir dire «non». Humiliez-le en public, il tient à son image ; ignorez-le, il ne supporte pas la solitude. Il a peur de se retrouver seul avec lui-même, il craint le vide. Il a un besoin maladif d'être entouré, admiré, adulé, il a trop souffert dans son enfance de l'absence d'un père. Si vous parvenez à lui faire tomber le masque, il se sentira pour la première fois tout « con ». Et vous cessez à ses yeux d'être un objet manipulable pour devenir un objet dangereux. Il essayera par tous les moyens de se débarrasser de vous. Plus vous résistez à son emprise et plus vous vous exposez à sa haine, une haine pathologique. Une haine qui le dévore et qui vous déstabilise. Cela commence par la séduction pour finir par un homicide. « Si ça se consomme, c'est du sexe. Si ça se consume, c'est de l'amour ».

Ce n'est pas la folle passion qui tue l'autre par amour ou par haine ; c'est le meurtrier qui assassine pour garder, jusque dans la mort, le contrôle de la possession. Son objectif est de vous absorber pour n'en faire qu'un, c'est-à-dire « LUI ». « VOUS », en tant que sujet, vous n'existez pas. Une fois possédé, vous n'êtes plus que son jouet, vous êtes sa propriété, une propriété exclusive. L'amour narcissique est une volonté désespérée de possession de l'être aimé.

Le pervers narcissique cherche à tout prix à s'assurer de la possession de l'objet dont il est en même temps certain qu'il va finir par lui échapper. La liaison amoureuse se transforme immanquablement en torture pour détenir l'autre dans une emprise qui augmente jusqu'à la folie tant elle échoue à rencontrer la satisfaction. On peut dire que l'amour de l'objet commence quand l'objet menace de s'enfuir, quand il n'est plus à disposition. Il cesse d'être un objet manipulable pour devenir un objet dangereux. « Quand vous vous êtes rendu à utiliser la violence, alors vous jouez le jeu du système, c'est-à-dire se rendre manipulable.

 L'établissement va tout faire pour vous irriter, tirer votre barbe, vous frapper au visage pour vous forcer à vous battre, alors une fois qu'il a réussi à vous rendre violent, il sait comment vous manipuler. Les seules choses qu'il ne sait pas manipuler, c'est la non-violence et l'humour », nous dit John Lennon. Ce sont les massacres du 08 Mai 1945 qui ont déclenché la révolution armée du 1er Novembre 1954 ; ce sont les manifestations pacifiques du 22 février 2019 qui vont enclencher la révolution du sourire. Une révolution tétanisée par la pandémie du Covid-19.

La riposte a été sage : aimons-nous vivants, aimons-nous masqués. « Derrière le masque que je te montre se cache une fille au sourire brisé qui espère qu'un jour, peut-être, elle sera heureuse ». Un peu plus tard, on retrouve ce même sourire figé sur un corps inerte d'une jeune fille belle et ensoleillée, séduite et abandonnée, rejeté par les vagues de la Méditerranée sur les rives maghrébines désertées par les interdits de la politique, de la religion et de la pauvreté. L'histoire est cruelle avec les hommes, elle leur fait traverser le présent les yeux bandés. Trois mille ans d'invasions étrangères ont fait de l'Algérie ce qu'elle est aujourd'hui. Tantôt soumise, tantôt rebelle. L'Algérie se cherche. L'Algérie française, une illusion ; l'Algérie algérienne, une utopie ; l'Algérie socialiste, un blasphème ; l'Algérie musulmane, un refuge, l'Algérie indépendante, une imposture ; l'Algérie de demain, une inconnue.

*Dr