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De la société tribale à la nation État

par Derguini Arezki*

On ne peut pas (ac)cumuler si l'on ne se repose pas sur soi. La défiance à l'égard de nous-mêmes nous a fait commettre deux erreurs concernant notre modèle de développement. La première : on a voulu faire de la nation la projection d'un modèle, celui de l'État westphalien.

Erreur procédant d'un double oubli : le renouveau de la nation algérienne a précédé celui de l'État algérien, ensuite la compétition pour le monopole de la violence n'est pas une fin en elle-même, mais le moyen de s'approprier, de privatiser, les ressources naturelles en faveur d'une classe. L'autre erreur, sœur jumelle, est d'avoir essentialisé la tribu en l'enfermant dans le passé. Le nationalisme a chassé la tribu de l'histoire, comme les classes l'avaient fait dans l'histoire européenne. Elle n'est plus traitée que comme une survivance.

L'État westphalien est issu de compétitions guerrières européennes qui ont abouti à la formation de classes guerrières et à la stabilisation d'une certaine répartition du monopole de la violence. Davantage l'État d'une classe au départ, il deviendra celui d'une nation, avec l'extension du domaine de la compétition et l'implication de toute la société dans la compétition. On assiste à la formation d'armées industrielles du travail. La compétition guerrière se porte sur la conquête de ressources non européennes et «se charge» d'une nouvelle compétition, la compétition économique et industrielle, qui devient comme la compétition dominante. La domination guerrière directe se renforce d'une domination indirecte par l'échange.

Le nouvel État algérien se construisant dans la nouvelle nation et son combat anticolonial s'est extrait de la différenciation de la société au lieu d'approfondir sa formation dans le nouveau combat pour la libération par l'échange. Il a maintenu la séparation coloniale de la société de ses ressources sans pouvoir compter sur une classe de propriétaires et une propriété privée légitime. Il a désarmé la nation face au défi de la domination extérieure par l'échange, il a cessé d'être l'appareil de combat de la société. Il a cru la société tribale incapable de s'incorporer les formes modernes d'organisation et d'entrer dans la bataille de la production. On fit connaître à la tribu le sort qu'elle avait connu dans la société européenne. On regardait l'Histoire avec les yeux des vainqueurs européens. L'histoire algérienne devenait sans consistance, la Révolution aurait été un coup de tonnerre dans un ciel serein. Du passé faisons table rase. La monopolisation de la violence et des ressources n'est pas venue à bout de la tribu pour autant, son esprit a fait barrage à la division de la société en classes, à la privatisation. Défaite par cent-trente ans de colonisation, la tribu avait perdu ses guerres tribales, avait été démembrée et avait été plongée violemment dans la modernité et la compétition mondiale.

Elle s'était projetée en avant, pressentant qu'elle ne pouvait plus vivre que du monde, de sa part dans la production mondiale. Mais au lieu de récupérer ses ressources pour «armer» sa compétition, elle en fut privée, succéda alors une dispute sociale autour de ces ressources. Le barrage qu'elle dressa contre l'appropriation privée à l'indépendance avec la propriété publique, subit aujourd'hui de fortes pressions.

Nous ne sommes plus dans le temps de la compétition pour la richesse comme production naturelle (tribut) ni dans celui du mercantilisme qui considérait l'or et l'argent, le pouvoir d'acheter, comme la richesse par excellence, mais dans celui du pouvoir de produire. La monopolisation de la violence ne pouvait plus en être le moyen, ni la condition, mais la production d'un ordre productif sous le régime d'une propriété légitime, l'engagement de toute la société dans la bataille de la production. Un demi-siècle et une décennie n'ont pas suffi pour dissocier la propriété privée du colonialisme et de l'exploitation. On fait certes encore la guerre pour s'approprier les richesses naturelles, guerres non déclarées contre la propriété indivise ou la souveraineté des pays. L'État-nation naît certes de la guerre, mais de ce fait, il ne peut pas être dissocié d'une machine de guerre, maintenant d'un « complexe militaro-industriel », fut-il faiblement différencié. Les États-nations se sont consolidés autour d'un noyau militaro-industriel de plus en plus puissant. Quand la société ne peut pas différencier industrie civile et industrie militaire, quand cette dernière ne peut pas constituer la pointe de son industrie, quand il lui en coûterait de s'engager dans la compétition militaire, elle n'abandonne pas pour autant son noyau militaro-industriel, son industrie civile. L'indifférenciation de son industrie doit la préserver de la domination par l'échange, de la trop forte domination de l'industrie mondiale par l'industrie de la puissance militaire. Comme la cité mozabite dans le passé, qui n'avait pas intérêt et ne voulait pas différencier son industrie et sa société, elle devait pouvoir monter rapidement sa machine de guerre en cas d'agression. Car il y a une unité entre les deux industries civile et militaire, ce qui les différencie peut s'estomper, comme entre la compétition et la guerre.

La leçon de la période postcoloniale est la suivante : la société militaire ne se transformera pas en classe de propriétaires quoique puisse être ses velléités. Les guerres civiles ne détruiront que des ressources. Elle ne pourra pas faire comme les seigneurs de guerre européens et asiatiques, elle ne pourra pas commander aux hommes par les choses, second pas qui lui permettrait de renoncer au gouvernement direct des hommes devenu insupportable. La tribu dépossédée hante et défait nos constructions. Nous devons apprendre à fabriquer une élite au service de l'intelligence collective et non l'inverse.

Nous avons considéré que l'esprit de la tribu était incapable d'entrer dans le monde et la bataille de la production[1]. Nous avons opposé tradition et évolution, nous nous sommes privés d'un capital social et symbolique important, au lieu de poursuivre la construction de la nouvelle nation dans son nouveau combat.

Nous avons choisi de construire un État militairement fort avec des individus déracinés, des régions mises à plat et des entreprises sans âme plutôt qu'avec des régions fortes, des entreprises responsables animées d'un esprit de corps et d'un esprit de compétition ordonné. Nous avons renoncé à prolonger le nationalisme politique d'un nationalisme social et économique qui ne pouvait procéder que de collectifs réels. Des appareils ne donnent pas une âme, mais des élites et des sociétés engagées dans des combats unitaires. Au lieu de revoir radicalement les institutions coloniales, de rétablir la propriété collective pour donner sens à la propriété privée et publique, pour donner ses corps à la décision collective, nous avons poursuivi le travail colonial de sape des collectifs et nous nous retrouvons aujourd'hui toujours enfermés dans le dilemme propriété publique ou propriété privée. Insatisfaits tour à tour par l'une et par l'autre, l'imagination en panne, nous tapons tout à la fois sur la bureaucratie et sur l'oligarchie.

Le capital militaire leading from behind, s'épuise, sa conversion en capital financier est destructrice du capital social, politique, économique et naturel. Il se retrouve incapable de commander aux hommes et aux choses. Ce qui doit être reproché au capital politico-militaire n'est pas de tenir une autre place que la sienne dans la hiérarchie des capitaux, mais de ne pas remplir sa fonction d'accumulation de forces, de ne pas pouvoir donner lieu à une différenciation du capital en capital social, politique, militaire, humain et économique. C'est de se dissiper en restant dans l'indifférenciation, c'est de maintenir l'unité des forces dans l'indifférenciation, c'est de conduire la société à la décomposition. Le capital politico-militaire a été, est et sera au cœur de toute compétition, de toute construction sociale. L' «État civil» ne peut naître que d'une différenciation efficiente des forces, du capital.

S'approprier la richesse, la production mondiale, à l'indépendance, ce n'était donc non plus simplement récupérer des richesses nationales, mais récupérer les richesses nationales dans le but de s'approprier notre part de la production mondiale, pour être au monde par notre production, pouvoir porter notre production dans le monde pour obtenir de la sienne. C'est porter la « tribu », une certaine différenciation indifférenciation de la nation, dans le monde. Notre production naturelle au départ, mais pas indéfiniment. Nous avons vécu de nos richesses nationales comme si nous étions encore dans un régime d'autoconsommation. Ce n'était plus seulement se battre pour qu'une population recouvre son propre territoire et ses propres ressources naturelles, mais se battre pour qu'ils lui donnent un «territoire» dans la production mondiale, se battre pour vivre dans le monde et avec lui. Notre consommation est aujourd'hui écartelée entre deux productions qui nous échappent, celle de nos ressources naturelles qui se dissipent et celle de la production mondiale qui nous est étrangère.

Marché intérieur et centre de gravité de la production mondiale

Avec l'indépendance, nous avions compris la nécessité de protéger nos marchés. Mais nous nous sommes mépris sur ce qui fait un marché national. Ce n'est pas un nationalisme économique de l'État, mais de la société. Le nationalisme d'État a désarmé au lieu d'armer l'esprit compétitif de la nation. Ce qui fait un marché « national » ce ne sont pas des frontières surveillées, ce sont des marchandises qui s'imposent. La mauvaise monnaie, les mauvaises marchandises, ont chassé les bonnes. Nous avons fait graviter le marché autour de l'État et sommes devenus le marché des autres. Pour former son marché, équilibrer son offre et sa demande, une société peut contrôler au départ ses échanges par ses douanes, mais une telle fermeture doit s'accompagner d'une ouverture, d'une ouverture qui lui permette d'améliorer ce marché, de former des offres et des demandes qui la rendent en mesure de s'incorporer les progrès du monde. Si après avoir stabilisé ses échanges intérieurs, ce que vise une fermeture de son marché, si la société n'étend pas ses offres, ses frontières ne formeront pas son marché, mais celui des importateurs et des étrangers. Fermer pour former un marché, c'est produire une offre pour former un centre de gravité du marché mondial; les frontières d'un marché ne peuvent être «nationales» que parce que ces offres «portent» précisément au-delà des frontières étatiques. Une reproduction élargie de notre production ne peut pas aller avec une définition nationale de «nos» marchés. Nous avons confondu «nos» marchés avec le «marché national». Ce qui doit être national, c'est le marché qui peut s'incorporer un centre de production et d'accumulation qui l'active et autour duquel il «tourne».

Pour la formation d'un marché, le contrôle étatique doit assurer une certaine fermeture du marché pour qu'il puisse se former un tel centre de gravité. «Nos» marchés sont ceux qui rendent possible une intériorisation d'une part de la production mondiale par la société, une production qui accumule un savoir-faire et ses matériaux. Une telle «intériorisation» d'une part de la production mondiale doit pouvoir être contrôlée de sorte que la production nationale puisse bénéficier de ses externalités. Notre marché ce sera d'abord notre part des marchés exté rieurs sans lesquels une de mande pour notre produc tion industrielle (comme par tie échangeable de la production mondiale, comme production à l'image de la production mondiale) ne pourrait pas se constituer, étant donné la faiblesse de notre pouvoir d'achat initial. Répétons-le notre production ne peut pas être séparée de la production mondiale, puisque c'est de celle-ci qu'il nous faut vivre.

Le problème c'est comment organiser leur rapport pour que notre production puisse trouver place dans la production mondiale. C'est à partir des marchés extérieurs, par une intériorisation d'une partie de leur production, qu'il est possible de donner forme et consistance à un marché intérieur. Créer un centre de gravité national de la production et des échanges mondiaux, l'intérioriser pour créer un marché intérieur porteur, autrement dit qui tourne sur lui-même, passe par la conquête progressive de petits bouts des marchés extérieurs dont on a été séparé. Une région peut réguler de «manière sociale» ses offres et demandes, la volonté générale ici n'est pas une abstraction, ses marchés peuvent établir les bons rapports avec les marchés extérieurs.

La Chine a dédoublé ses marchés. Elle a utilisé des zones, des régions, pour s'approprier une partie de la production mondiale et intérioriser ensuite, à la mesure du reste de la Chine, les progrès d'une telle production. Des zones qui ne se confondent pas avec de simples comptoirs ou ateliers du monde.

Monnaie, travail et pouvoir d'achat

Pour sortir du « cercle vicieux de la pauvreté » (pas d'épargne, pas d'investissement), il fallait élargir le marché (la demande) et financer l'investissement (l'offre). Nous avions le pétrole pour financer l'investissement, pas le marché pour écouler une production qui puisse vivre de l'échange avec le monde. Nous avons déconnecté l'épargne sociale de l'investissement et nous n'avons pas produit pour l'exportation. Grâce à une politique volontariste du taux de change (1 dinar = 1 franc français) qui mettait sur le même pied d'égalité la consommation (bas prix des biens-salaires, donc importations, pour permettre l'urbanisation) et la production (bas prix des biens d'équipements, donc importations, pour permettre l'industrialisation), le travail français et le travail algérien, nous avons alors attribué un pouvoir d'achat arbitraire au travail pour créer un marché intérieur (la demande) en rémunérant le travail indépendamment de sa productivité. Riches du pétrole, nous avons tué l'épargne sociale. Il ne suffit pas de produire à sa convenance, n'importe quelle production ne peut pas être portée à l'existence (mondiale), à moins de vouloir rester dans l'autoconsommation[2] ou d'adopter le complexe militaro-industriel de la Corée du Nord. Des productions devaient s'inscrire résolument dans le monde, il fallait accepter le pouvoir d'achat réel de notre travail sur la production mondiale pour espérer prendre part à la production mondiale. Accroître la productivité du travail avant d'augmenter le pouvoir d'achat (remontée des filières) était une démarche nécessaire que dictaient les circonstances. Nous avons privé le travail de la raison d'augmenter sa productivité[3], nous l'avons privé de la possibilité de se mesurer au travail du monde, de relever le défi. Il a été déclassé sans livrer bataille.

Nous avons confié la possibilité d'échanger avec le monde aux hydrocarbures. L'énergie «gratuite» et la surévaluation de notre monnaie nous ont rendu le travail étranger bon marché, l'usage des machines facile. Nous avons acheté les machines, mais nous avons oublié que les machines étaient seulement des objectivations du travail, les produits d'un travail qui n'était pas le nôtre, mais qui devait le devenir. Le travail d'autrui a écrasé notre travail, aucune chance n'a été laissée à ce dernier pour disputer les produits au premier. Les machines et l'énergie fossile ont économisé notre travail, mais pas celui importé. Notre travail ne s'est pas enrichi du travail d'autrui, il ne l'a pas rattrapé, il n'a pas innové, il est devenu inutile. Les machines importées sont restées dépendantes du travail d'autrui. Acheter une machine ce n'est pas l'entretenir, ce n'est pas substituer une importation par une production locale, c'est s'attacher à d'autres machines étrangères, c'est accepter l'illusion d'une substitution. Non seulement nous avons acheté de mauvaises machines que nous avons mal utilisées, mais notre savoir s'est résumé au mode d'emploi de ces machines. Les machines importées ne nous ont pas permis de ne pas «réinventer la roue», d'inventer nos machines, elles étaient juste des machines à pomper des sous dans une économie protégée. Tout se passe comme si l'énergie et l'argent bon marché nous avaient donné les machines et nous avaient retiré le travail, car nous n'avons pas compris que s'industrialiser pour une ancienne société colonisée c'est incorporer du travail indirect dans du travail direct, c'est accroitre la puissance du travail vivant, c'est monter des machines sociales[4] complexes et vivantes. C'est détacher un produit du travail d'autrui pour en faire un travail assimilé. Quand la faillite nous a rendu compte de nos mésusages, de notre incapacité à monter des «machines sociales» en mesure de s'incorporer les machines d'autrui, nous avons licencié ou mis en prison les cadres qui avaient fait l'apprentissage de l'usage des organisations et des technologies modernes au lieu de les mettre en situation de «se défendre», d'innover. On a refusé de les responsabiliser. Des entreprises étrangères se sont fait la joie de récupérer les meilleurs d'entre eux.

Mauvaise monnaie donc mauvais rapports aux marchandises, aux machines et au travail. Instituer une bonne monnaie, de bonnes monnaies, c'est le point de départ d'une bonne économie. La monnaie précède la constitution d'un marché. La monnaie est une convention qui institue un rapport avec le monde, qui par sa distribution institue des rapports sociaux. Il nous faut revoir notre rapport à l'argent. Il est subitement passé de rare à abondant, mais pas seulement. Lors de sa rareté, ce fut l'État qui l'administra selon la politique de la «queue», de la file d'attente. Sa valeur fut placée au-dessus de celle du travail, au-dessus de la société, avec ... les non travailleurs en tête de la file d'attente. De même lors de son abondance, il est allé là où il ne pouvait pas «enfanter». La «mère des batailles» c'est notre rapport à l'argent. Le désir de monnaie, le pouvoir d'acheter ont été détachés du pouvoir de produire, du désir d'égalité. Il faut donner à la monnaie une valeur qui doit être à la hauteur du pouvoir d'achat que l'on veut distribuer, du travail que l'on veut se donner, que l'on veut valoriser, de ce que l'on peut produire et veut échanger. Des monnaies peuvent créer les marchés inclusifs qui permettraient à tous de travailler et d'échanger, entre nous et avec le monde. Viendront alors sur le marché le «bon» travail et les «bonnes» marchandises d'autrui. La valeur de la monnaie n'est pas objective, elle est celle du désir social et du pouvoir d'achat que nous voulons distribuer. Elle n'est pas celle du travail en général, mais celle de ce que à quoi nos désirs et nos peines attachent de l'importance. Nous avons choisi de faire du travail du fonctionnaire le «bon» travail, nous ne pourrons plus en vivre. Sur cette pente, nous nous exposons à nous faire déposséder.

Le problème actuel pour la mise en place d'une monnaie dont la valeur honore le travail et l'égalité est que la valeur actuelle de la monnaie cache des rapports de domination. Donner une valeur explicite à la monnaie ce serait dévoiler les pouvoirs et désirs d'achat réels des individus. Il faut pouvoir se regarder en face, ce que nous évitons. Pour instaurer une monnaie digne de confiance qui ne vise pas à valider ces rapports de domination, il faut donc d'abord mettre à jour ces désirs et ces pouvoirs d'achat réels et les interroger. Les Algériens sont tous des copropriétaires, je ne crois pas que l'on puisse revenir dessus. Malgré le développement de l'individualisme et du désir de propriété privée, nous nous comportons toujours comme des copropriétaires, nous nous disputons, nous nous «disputerons» toujours la copropriété. Plutôt que d'organiser une telle compétition, nous l'avons livrée au désordre, à la loi du fait accompli. Le mot de Proudhon, la propriété c'est du vol, n'est pas chez nous loin de la vérité. Sa légitimité est régulièrement remise en cause. Ce ne sont pas les histoires de corruption qui nous contrediront.

Le peuple algérien n'est pas l'enfant de la propriété privée comme le fut le peuple de la Révolution française qui s'est attaché à généraliser la propriété exclusive afin de protéger la propriété des classes émergentes. La propriété privée exclusive a permis à la France de sortir du Moyen Âge. Le peuple algérien a pris les armes contre une caste de propriétaires exclusifs, il se défendra encore d'une classe qui voudrait le déposséder. La propriété privée sera valorisée au sein de la propriété collective, le propriétaire ne pourra pas en abuser. Qui dit collective, veut dire collectivement propriétaire et non une forme juridique de propriété où la décision collective serait impossible et pourrait échapper au collectif. La propriété donne pouvoir de décision, il faut penser à l'actionnaire, à la copropriété immobilière, à la copropriété villageoise, urbaine, plutôt qu'au coopérateur de la révolution agraire. Dans une région, la propriété collective porte sur les usages de la propriété commune, les ressources naturelles, et les décisions qui les affectent. Une région doit être collectivement propriétaire des ressources naturelles, parce que leur sort est lié, personne ne dépend plus qu'elle de ces ressources et personne ne doit pouvoir décider de leur usage à sa place. Une ville doit être la copropriété de ses habitants. La ville doit faire tribu plutôt que bourgeoisie, sinon elle restera sans âme. C'est cela la révolution urbaine.

La propriété d'Etat ou privée ne peut pas veiller mieux qu'elles à la protection et à la valorisation de leurs ressources. Voilà ce qui établit la légitimité des propriétés, leur hiérarchie : la protection, la valorisation. Parce qu'elle en dépend de manière vitale, la région est la seule garante de la protection des ressources naturelles de son territoire. La conversion actuelle des formes de capital fait que la propriété privée n'est plus crédible pour protéger les ressources non reproductibles. Si la région ne dispose pas d'esprit de corps, sa protection sera défaillante. L'esprit de la tribu qui n'appartient pas au passé est seul capable de le lui insuffler.

La surévaluation du dinar a donné un pouvoir d'achat aux non-travailleurs, aux improductifs; elle a fait abandonner le travail productif indépendant et a érigé le travail de fonctionnaire en travail par excellence. Au bout du processus, de la dissipation des ressources naturelles, s'opposeront propriétaires et expropriés. Les fonctionnaires non convertis en propriétaires seront les nouveaux prolétaires. Il n'y a pas ici de solution miracle, il faut établir les conditions d'une nouvelle distribution des pouvoirs d'achat où le désir de monnaie soit aussi un désir d'égalité. Elle passe par une redistribution régionale. La cité mozabite et le village berbère m'inspirent. Des régions viables seules pourront administrer cette nouvelle politique. Des régions viables en mesure de s'entretenir. La « tribu moderne » est une organisation à forte capacité de différenciation et d'indifférenciation, à la hiérarchie fonctionnelle, réduite et variable. Face à la pandémie, elle en aurait dressé une qui se serait dissoute après. La « tribu moderne » que j'oppose à la classe sociale n'a plus le même corps, les mêmes divisions que son ancêtre, elle a une nouvelle souplesse. Elle a le même esprit, l'esprit d'égalité. Elle est portée par le désir de faire corps face aux défis. Pour survivre notre société doit faire corps dans le monde, elle doit faire nation. Un individu appartient à plusieurs tribus, sa vie dépend de plusieurs d'entre elles. «Sa» tribu primordiale n'a pas disparu, elle est autrement distribuée au travers d'autres appartenances, le village, la ville, la région, le pays et le monde. La tribu moderne n'a plus rien de l'archaïsme de la tribu défaite, de la tribu qui se retire du monde. Elle est ce plan d'égalité auquel elle sait revenir après s'être différenciée pour s'approprier le monde. Ce qui est le mieux partagé n'est pas la Raison qui dépossède la société de son intelligence, mais les raisons, les sentiments communs. Il s'agit d'inventer un Nouveau Monde. Une nouvelle Algérie qui ne soit pas celle que lui destinent les riches propriétaires du monde.

Comme dans le cas de la construction d'un marché national, la construction d'une tribu, d'une nation procède de l'extérieur vers l'intérieur, de sa compétition extérieure. La puissance de cette compétition n'est pas indépendante de sa compétition intérieure, mais une nation qui se dispute ses ressources intérieures et oublie sa compétition extérieure, oublie que sa condition d'existence comme nation dépend de l'existence des autres nations, que sa compétition est externe avant d'être interne, cette nation oublieuse est vouée à être défaite. Le désir d'être au monde passe par la nation qui en appelle à la « tribu », à cette forme d'organisation qui fait corps et rejette les corps de classes. Nous avons subi cent-trente ans de colonialisme parce que la tribu ne l'a pas compris, parce qu'elle n'a pas préparé la guerre pour avoir la paix. La tribu c'est le passé et l'avenir: le passé sans la nation, l'avenir dans la nation. Sans cette conviction le noyau politico-militaire ne pourra pas trouver sa place.

Les collectifs et les individus d'une région, d'une région à l'autre, peuvent établir et se rendre des comptes, ce qui est inimaginable à une autre échelle. La solution communale est une farce, car quel pouvoir de négociation peut avoir un collectif ou un individu dans une commune, quelle prise peut-il avoir sur les ressources et les comptes dont il dépend ? Il est réduit à couper des routes. Cette solution, c'est nous renvoyer à des archaïsmes, aux douars de la tribu précoloniale se disputant les frontières de leur territoire et les individus les limites de leurs parcelles. C'est ce vers quoi risquent de nous renvoyer les propriétaires du monde et de leur nouvelle Algérie. La région est ce qui peut donner aux activités séparées une unité, une prise sur ses comptes et sur ceux de la nation. La justice ne peut pas être dressée sur des comptes flous; les comptes particuliers, collectifs et nationaux doivent être clairs. Nous allons voir si la société algérienne va rester indécise entre la classe ou la tribu, si les individus vont vouloir et pouvoir faire corps pour venir à bout de l'adversité, de la nécessité. Le grégaire, le troupeau, aujourd'hui n'est pas du côté de la tribu, il est du côté de la masse dominée, incapable de se constituer en classe ou tribu.

La « tribu » doit se construire contre la masse qui ne peut pas se construire en classe. La masse indifférenciée ne peut pas passer de compromis, elle ne peut être que soumise dans son désordre.

Les pays émergents et nous

Bien entendu, la Chine et l'Asie orientale sont passées par là, elles éclairent notre regard sur ce qui aurait pu être fait. Il nous faut maintenant savoir que cela ne peut plus être fait, que leur exemple ne peut plus être repris. Que l'expérience, la réussite des autres, puisse nous éclairer en retour sur nos échecs, elle ne peut pas le faire pour ce qui pourrait être notre réussite. À côté de l'exemple de l'Asie orientale, de la Chine en particulier pour ce qui nous regarde, étant donné l'alignement politique qui a fait la réussite des autres pays de l'Asie orientale, il y a celui de l'Iran. L'Occident a ouvert ses marchés de la consommation à la Chine espérant soutenir son pouvoir d'achat, il ferme ses marchés à l'Iran. En même temps qu'il s'efforce de contenir le déplacement du centre de l'économie mondiale vers le pacifique, il ne voudra pas supporter un nouveau décentrement de la vie matérielle vers l'Afrique. Il concèdera l'intégration de certains pays, mais pas un nouveau décentrement. Un monde afro-asiatique et latino-américain déchiré par ses divisions peut donc durer très longtemps. Ce monde est déjà un champ de bataille entre les anciennes puissances et les pays émergents.

La discipline requise par la société pour mettre ses valeurs et son activité à la hauteur du monde, pour aligner la valeur du travail sur sa productivité sociale, aurait eu besoin d'élites moins timorées, de convictions sociales et politiques fortes et de compétences aguerries, car la pente est raide. Nous avons osé prendre les armes au colonisateur pour le bouter hors du territoire, mais nous n'avons pas pris ses marchandises pour bouter celles qui tuent notre travail hors de chez nous. Nous n'avons pas importé pour produire, mais pour importer davantage. Seules, la société mozabite avec sa discipline collective et les régions ayant une expérience de l'émigration pouvaient donner l'exemple de telles dispositions et moyens au départ. La société mozabite n'aurait pas eu de mal à se porter dans le monde sans craindre pour sa cohésion, le monde kabyle aurait pu prêter son expérience de l'émigration. Mais nous avons retourné le désir de faire corps contre nous-mêmes. Nous avons méprisé les potentialités régionales de nos sociétés, nous avons préféré les réprimer au nom d'une nation transcendante. Nous avons eu peur de la compétition. Ce faisant nos compétitions se sont retrouvées en porte à faux. Quand nous aurons terminé de nous disputer le produit du gaz et du pétrole, nous irons nous disputer la terre, l'eau et les autres ressources naturelles. Et nous retournerons alors à nos disputes archaïques au lieu de disputer au monde la production. En fait la transition est déjà bien avancée. La guerre est à nos portes, elle peut entrer par effraction.

La nation et le «complexe militaro-industriel»

Un argument en particulier a milité en faveur de la démarche de la nation unitaire. Il porta sur la construction d'un État qui ambitionnait de s'incorporer l'économie. Ambition erronée. Pour qu'une économie puisse se constituer à l'intérieur des frontières nationales, son centre de gravité ne pouvait être qu'un centre de gravité parmi d'autres de la production mondiale. Ce que nous constatons aujourd'hui, c'est que la « déconnexion » ne pouvait avoir lieu qu'au travers d'une démultiplication et d'un déplacement des centres de gravité de la production mondiale vers les nouvelles sociétés indépendantes. Ils sont restés extérieurs à l'Afrique. Nous avons été « surdéterminés » par l'argument colonial selon lequel nous ne serions pas capables de nous gouverner, que nous n'étions pas un État, une nation avant la colonisation. Nous avons été les victimes d'un fétichisme de l'État, du culte européen de l'État-nation.

On se souvient des propos malheureux de Ferhat Abbas, on entend encore ceux des néocolonialistes qui s'enhardissent. Mais de quelle nation parle-t-on ? On confond sciemment la nation avec la nation de l'État, l'État westphalien issu d'une conjoncture particulière, un État et des individus. La nation tout court, n'est pas la nation de l'État, c'est la nation fille de la guerre, c'est celle de l'histoire de nos luttes, les luttes communes de nos tribus, qui ne peut pas se résumer à celle de leurs héros, même si nous pouvons en être fiers et devons méditer leur histoire. Notre nation n'est pas celle de « princes », elle est d'abord celle de nos tribus qui ont triomphé du temps et de la subordination. Nous sommes ce sur quoi nous nous alignons, ce sur quoi nous pouvons donner notre vie. Nous avons commencé par construire une armée qui s'est finalement détournée de la construction d'une machine sociale industrielle. Nous n'entretiendrions pas une armée, nous ne nous préserverons pas de la guerre, avec des armes étrangères. Pourquoi cela ne paraît-il pas évident ? Survivre dans le sillage d'autres armées, oui, mais pouvoir choisir.

Pourquoi les néocolonialistes oublient-ils que les États-nations européens sont la création de seigneurs de guerre, de guerres de princes et de monarques ? Nous avons refusé l'ordre féodal, sa compétition pour la monopolisation de la violence, nous avons préféré l'ordre tribal et ses petites guerres, aurait-il fallu préférer les guerres européennes et leurs millions de morts ? C'est l'alliance de la guerre et de l'industrie qui ont permis à l'État-nation de s'universaliser, à l'Europe et à l'Occident de dominer le monde. L'Asie orientale qui s'était endormie et se réveille, déclassera-t-elle l'Occident pour poursuivre son œuvre ? Ou bien son art de la guerre saura-t-il défaire l'Occident sans détruire davantage le monde ? Oui c'est la guerre qui nous a imposé de construire une armée, un État, oui le monde a exigé de nous, pour nous faire place, de nous constituer en État nation. Nous nous sommes battus, puis nous nous sommes coulés dans les moules du monde, pour ne pas disparaître. Quelle honte peut-il y avoir d'avoir été précédé dans la construction de l'État-nation ? Quelle honte peut-il y avoir de ne pas avoir été une société disciplinée par des siècles de servitude et de guerres ? On ne peut plus être fier d'avoir été l'Occidental que l'on a été. L'Occident va être rattrapé par ses crimes et destructions. Il ne pourra plus être ce qu'il a été, même en poursuivant son œuvre de mort. Et nous ne pouvons plus rester dans ses moules si nous voulons survivre.

Ce qui nous intéresse ici est la transformation d'une société postcoloniale en une société qui puisse sortir sa tête de l'eau, transforme ses institutions pour prendre place honorable dans le monde. Il faut admettre que la nation algérienne qui a existé dans l'histoire n'a pas fait bon ménage avec l'État, que les États des sociétés tribales n'ont pas pu se pérenniser au contraire des sociétés féodales qui après un processus de monopolisation de la violence et une croissance de la vie urbaine et matérielle ont donné naissance à l'État monarchique qui grâce à une révolution industrielle a été pérennisé en État-nation, en République. Ce qui sépare les « sociétés sans tradition étatique » et les « sociétés de tradition étatiques », les sociétés post-tribales des sociétés post-monarchiques, ce sont les processus de monopolisation de la violence et de différenciation de la vie sociale et matérielle, qui se sont accompagnés. Les dernières ont donné naissance à l'État westphalien avec la guerre des princes, puis la République avec les classes de la révolution industrielle. D'avoir voulu refaire l'histoire de l'Occident, voulu construire une société industrielle par le moyen de la monopolisation de la violence, les sociétés post-tribales, ont éludé le problème historique. Nous n'avons pas connu les mêmes différenciations sociales et matérielles que les sociétés européennes, nous ne sommes pas dans la même trajectoire. La construction d'un État de type westphalien pour les sociétés de traditions tribales qui se sont battues pour survivre au colonialisme n'était pas un choix, c'était une condition du succès, une obligation qu'avait posée la construction du monde par les puissances coloniales. Il s'agissait d'un point d'appui. C'était la condition de la légitimité de la lutte anticoloniale. Mais nous sommes allés au-delà, l'État-nation de point d'appui s'est transformé en autorité unique, maître d'ouvrage de la transformation sociale pour tout compte fait dissiper nos ressources matérielles et symboliques. Nous nous sommes livrés à l'État westphalien et ses importateurs. Nous ne sommes pas revenus à la société, au défi de la doter d'une nouvelle puissance matérielle et symbolique, nous n'avons pas donné les bonnes réponses aux questions : compter sur la tradition ou combattre la tradition ? Opter pour une transformation progressive ou radicale ? Celle-ci à quel moment et celle-là à quel autre[5] ?

Le processus européen de monopolisation de la violence a eu lieu au sein d'un processus de croissance de la vie matérielle et d'un processus de formation de classes qui a opposé la monarchie à la féodalité en s'appuyant sur une bourgeoisie émergente[6]. Ce fut après la transition de la société féodale à la société bourgeoise, avec l'expansion européenne, que la stabilisation et l'universalisation de l'État-nation furent acquises. Les deux guerres mondiales en faisant partie. Il fut un processus qui échappait à la conscience des acteurs, qui produisit des configurations européennes diverses de pouvoir, mais reste le résultat d'une guerre des monarchies qui fut dans la trajectoire de la compétition féodale et aboutissait à une révolution industrielle. Il deviendra universel avec la domination de la bourgeoisie, avec l'incorporation de la révolution industrielle dans la machine de guerre étatique et sa conquête du monde. Ce n'est qu'avec la révolution industrielle qu'on peut parler de stabilisation de l'État-nation, grâce à un engagement de toute la société dans la compétition mondiale, à commencer par la conscription générale jusqu'à la formation d'une armée industrielle du travail. Sans la bourgeoisie qui s'approprie et « nationalise » les centres de gravité de l'économie-monde, la monopolisation du pouvoir serait restée l'objet de compétitions sociales constantes. Comme ce fut le cas avec les dynasties tribales et comme c'est le cas avec les États postcoloniaux. Les élites de ces derniers sont aujourd'hui obligées de défendre l'indéfendable, elles ne peuvent entretenir la machine de guerre qu'elles ont importée. Nous ne sommes pas venus à bout de la machine de guerre coloniale en désespérant de notre incapacité à pouvoir disposer d'une machine semblable. Nous avons créé nos machines, des machines que nous nous sommes empressés de mettre au rebut quand nos élites se sont mises à penser le « développement ». Car les machines ne font que mécaniser, automatiser ce que nous faisons. Si le travail n'avance pas, au contraire des machines, il recule. Nous avons laissé tomber ce que nous faisions, nous avons réformé nos machines, les avons privées de se transformer au contact des machines étrangères, la part de notre travail dans la production a diminué, celui étranger a augmenté. Nous avons renoncé à penser notre art de la guerre, de là vient l'échec de notre stratégie d'industrialisation. Nous avons renoncé à nous comprendre et à comprendre nos partenaires.

Le noyau politico-militaire et son milieu

L'État ne peut pas se substituer aux corps vivants de la société, à la société organisée, il fait partie de son organisation, il est son appareil. Il ne peut pas s'en extraire, il ne peut que se composer avec elle. Il n'est pas dissociable d'un art de la guerre, d'une machine de guerre, d'un complexe militaro-industriel. Il est né avec la guerre, il vivra en préparant la guerre pour avoir la paix. Il n'est viable qu'en tant que produit d'un complexe industriel viable en mesure de se transformer en machine de guerre. Bien sûr tous les États ne se livrent pas la guerre, mais tous y participent d'une certaine manière. Il reste que tout État dépend de sa façon de faire la guerre et du complexe industriel qui va avec. Quelle « guerre », quelles compétitions déciderons-nous de faire ? Il nous faut revoir notre division du travail, lui donner une unité, c'est cela une machine de guerre, de sorte qu'une intelligence collective puisse mettre en route notre « complexe militaro-industriel », nos compétitions productives. Au cœur de l'industrie, il y a le savoir-faire de la société. Au cœur de la société, il y a la confiance sociale, ses croyances et ses désirs. Nos tribus se battaient pour défendre leur territoire, il nous faut nous battre pour avoir notre part de la production mondiale. Nous ne voulons déclarer la guerre à personne, mais nous devons défendre notre capacité d'action dans le but de vivre parmi les autres nations.

L'État est un appareil qui rend la société capable de se confronter au reste du monde. Les unités sociales ne peuvent, ne voudront faire corps que dans une société performante, car sans performance les forces centrifuges largement entretenues par les centres de gravité extérieurs resteront les plus fortes. Un État bien implanté, efficace, « transcendant » parce que transrégional et des régions responsables donc propriétaires (non exclusifs) des ressources de leur territoire, constituent la voie d'une sortie de la dépendance internationale. Cela suppose de sortir de l'opposition public-privé, de reformuler les formes de propriété privée et publique par la forme de propriété collective. Ni la propriété privée ni la propriété publique ne peuvent avoir le droit d'user et d'abuser du bien commun. Il faut dire adieu à la Révolution française, dire bonjour à notre Révolution nationale. Ce n'est pas la propriété exclusive qui libèrera la société, mais la propriété collective. Ajoutons que si sans nation performante il ne peut exister ni région ni individu autonome, sans région, nul esprit de corps ne peut être formé, nul collectif ne peut avoir de sens, nulle propriété privée ou publique protectrice et sans individu, nulle innovation ne peut surgir. Une transformation radicale et catastrophique menace, nous y allons à reculons[7].

Qu'il me soit permis de donner une piste de recherche à propos de la région et de l'État. Je partirais de l'intervention militaire coloniale sur le milieu indigène. L'action militaire a préparé le milieu indigène à l'intervention civile coloniale, milieu indigène et société civile coloniale étant étrangers l'un à l'autre. Elle a pacifié le milieu indigène, l'a domestiqué comme on dit de l'action de l'homme sur la nature, pour le rendre transformable par l'action des colons. Elle a fait du « bien » au milieu et à l'action coloniale en massacrant les populations indigènes qui ne voulaient pas être dégagées de leur territoire. Elle a « viabilisé » le milieu, pour permettre à l'action de la modernité de se déployer. Elle a taillé à coups de serpe dans le milieu. Elle a construit des routes pour assurer la sécurité du territoire et permettre la communication entre les différentes populations utiles. Elle a construit des hôpitaux pour assainir le milieu de ses microbes et protéger la santé des nouvelles populations. Elle a construit des écoles pour que le langage du maître puisse s'imposer. Bref, elle a préparé le terrain, le milieu pour que des actions civiles « utiles » puissent être engagées. Voilà une armée étrangère, un type d'action qui vise à viabiliser un territoire étranger pour une population étrangère. Comme décrit, elle construit l'infrastructure qui permet à l'information, aux individus et aux marchandises d'interagir, de circuler avec le moindre coût. Cette infrastructure est inséparable de services publics. Elle est l'instrument du bien public. Dans le cas colonial, du bien public en faveur d'une caste.

Dans la région responsable de ses ressources humaines et matérielles, le noyau politico-militaire n'est pas extérieur au milieu et à la société qu'il faut transformer. L'intérêt que présente la région est qu'elle seule est en mesure de concilier coutume et droit, égalité et liberté selon la règle du consensus plutôt que par la règle de la majorité. Dans la nation post-tribale, la règle de la majorité établit la domination d'une majorité souvent tribale ou instable. Je soutiens que la progression de la paix et de la justice, de l'égalité et de la liberté, a la région comme premier foyer. Foyer qui pour exister dans le monde a besoin d'irradier au-delà de lui-même, de se lier à d'autres foyers pour former la nation. Le désir de faire corps pour se concrétiser démarre dans la région, il rejoint le désir de faire un corps plus grand, celui de la nation, parce que seul en mesure de le conforter. « Chez nous » doit désormais s'entendre à l'échelle du monde. Paix et justice, liberté et égalité si elles ne peuvent pas être conciliées dans la région, ne le peuvent nulle part. Mais elles doivent se concilier au-delà d'elle. Nos régions étant si diverses, la nation ne peut pas faire corps si elle ne fait pas faire corps à nos régions. Nos intérêts collectifs, leurs interdépendances pourraient être mieux formulés et alignés, notre vision de l'organisation plus claire. En théorie, il faut choisir entre la tribu ou la classe, en pratique nous n'avons pas le choix. Nous disions plus haut que l'action militaire coloniale modernisatrice s'était attachée à modeler le milieu indigène pour l'action des nouvelles populations occupantes. L'unité du milieu, les interactions cohérentes de ses différentes composantes vivantes, est la condition de son amélioration.

La guerre est de moins en moins une guerre entre puissances, la quasi-totalité des guerres d'aujourd'hui sont intra-étatiques. Les changements interviennent quand, à la suite des guerres d'indépendance, la monopolisation de la violence échoue, que les appareils d'États qui devaient se construire restent atrophiés, trop peu légitimes. « La guerre du Congo, plus tard celle du Biafra, puis ce cortège impressionnant constitué successivement par les conflits angolais, mozambicain, somalien, soudanais, libérien, sierra-léonais, malien, centrafricain (entre autres) ne sont ni de simples manœuvres voulues par les puissances du Nord sur les terres du Sud, ni l'expression toute simpliste d'infinies querelles tribales. »[8] Cette conflictualité héritée de la période coloniale qui oppose État et société, « pathologies sociales » et État westphalien, alimente les interventions étrangères. La compétition entre puissances pour la supériorité économique, industrielle et technologique, le contrôle des marchés, en se greffant sur la conflictualité des sociétés postcoloniales nécessite de rares interventions militaires quand elles ne peuvent pas jouer sur des velléités de puissance, des guerres civiles. La guerre pour les puissances industrielles reste de « la politique par d'autres moyens », et de plus en plus celle d'un gouvernement indirect : the war from behind. Les sociétés industrielles vieillissantes sont de moins en moins guerrières et la technologie est de plus en plus invasive. La frontière de la division du travail entre le civil et le militaire se déplace. L'opérateur de drones remplace l'aviateur, la guerre idéologique se durcit. Ce sont de plus en plus des « armées » civiles qui sont mises en action. Les armées postcoloniales qui se sont construites sur le modèle westphalien sont inadaptées aux enjeux et conflits modernes. Les vrais bataillons ne sont pas ceux que l'on croit.

Les sociétés tribales ont démarré leur combat anticolonial sur la base d'une indifférenciation du civil et du militaire. Les sociétés postcoloniales qui leur ont succédé ont cloisonné leur différenciation, elles ont formé des armées sur le modèle des armées européennes qui s'étaient formées en même temps qu'elles se faisaient la guerre et développaient leurs armes. Art de la guerre, armes, guerres et organisation militaire sont produits en même temps. On fait telle guerre, de telles manières, avec telles armes et telles organisations. Abstraire l'armée de la société qu'elle doit protéger, de la guerre qu'elle doit mener, lui donner des armes qui ne sont pas les siennes ne peut pas la faire triompher de la guerre. L'importation du modèle d'État et d'armée a séparé les institutions de la société, de ses armes et des guerres auxquelles elle aura à faire face. Elle a séparé la machine militaire de la machine sociale qui n'a pas pu produire de machine économique et industrielle dont elle avait besoin. Le capital militaire ne peut pas se préserver en corrompant les autres formes de capital, les autres armes de la société, le capital social, politique et économique. Les sociétés post-coloniales n'ont pas su revoir la différenciation sociale que leur a imposée la colonisation, elles n'ont pas su monter une machine sociale performante. De la séparation de la société, les machines militaires se sont autonomisées, mais pas du monde. Elles sont devenues parties prenantes des conflits sociaux qu'elles gèrent en s'appuyant sur des puissances extérieures. Le monopole de la violence ne s'est pas acquis.« C'est l'articulation forte entre des pathologies sociales douloureuses et une compétition politique extra-institutionnelle qui donne naissance à une forme nouvelle de conflictualité »[9].

Le premier objectif d'une transformation radicale consiste dans le rétablissement des conditions d'une unité de la population, de son milieu et de son noyau politico-militaire afin qu'une dynamique de différenciation et d'indifférenciation sociale efficiente puisse se développer. Les divisions entre militaire, politique, économique et scientifique doivent être des différenciations du corps social qu'un processus d'indifférenciation protège d'un cloisonnement qui le disperse. Cette différenciation doit se focaliser sur les divisions entre travail productif et improductif, travail productif direct et travail productif indirect. Le rapport actuel entre travail productif et improductif n'est plus soutenable et la part du travail productif indirect devient plus importante que celle du travail direct. Les frontières entre ces différents types de travail ne peuvent être ni arbitraires ni définitives. Elles évolueront avec la formation et la transformation des ressources. De nouveaux partages entre civil et militaire, travail productif direct et indirect doivent être effectués. Le civil et le militaire, les mondes du savoir et du travail productif, ne peuvent plus être cantonnés. Le noyau de la division sociale du travail reste de nature politico-militaire. L'objectif de la compétition est tout à la fois politique, économique et militaire. Le concept de sécurité est global. Ce noyau n'a pas une propension à se diviser en classes. Il est ce qui permet de transformer une machine sociale économique et industrielle compétitive en machine de guerre. Il est ce qui permet de donner une stratégie à la machine sociale, un « ordre de combat » à la société, de définir la frontière entre compétition et guerre. L'Afrique connaît un processus de dédifférenciation du civil et du militaire du fait de la séparation arbitraire du civil et du militaire, du fait d'une différenciation du politique, de l'économique et du militaire exogène au travail de la différenciation sociale.

La violence est sociale, elle ne peut pas être monopolisée, elle peut seulement être contenue et orientée. Elle doit être tournée contre ce qui se dresse comme l'ennemi de la société, ce qui la menace de décomposition. Pour désarmer l'action de sa violence, il faut retrouver l'unité du milieu et transformer l'énergie sociale en ordre productif. La fonction du noyau politico-militaire sera donc de permettre à la société de se réapproprier son milieu, le monde, au contraire de l'armée coloniale qui l'en a séparé pour privatiser ses ressources et les livrer aux populations coloniales. La réappropriation par la société de son milieu, le montage de son système productif, de sa machine de guerre est inséparable du combat de la société. C'est cela qu'il faut entendre par réforme radicale. Remettre la société en état de se réapproprier ses conditions d'existence et de survie. On pourra ensuite suivre une réforme progressive où nos machines pourront s'approprier les machines du monde que nous n'avons pas besoin de réinventer. La propriété, la privatisation pourront alors avoir le sens d'une société qui veut avoir des comptes clairs.

Aucune région, aucune nation ne pouvant se suffire, chacune doit « soigner » ses interdépendances et donc se protéger de ce qu'elles peuvent conduire de menaces. Ces dernières peuvent provenir d'autres régions de la nation ou du monde. Sa sécurité excède son cadre, comme nos marchés excèdent notre cadre national. Nous faisons nos marchés en Chine, en Europe, nous n'y allons pas, mais les marchandises, les virus en tout genre viennent à nous. Les régions doivent donc se projeter à l'extérieur pour ne pas être envahies, elles doivent se « comprendre » pour se suffire. Leurs réseaux doivent se comprendre pour porter au-delà d'elles-mêmes, pour prendre leur part de la production mondiale. Nous savons aujourd'hui que les menaces qui planent sur les milieux et les réseaux, tels les virus biologiques ou informatiques et les ruptures d'approvisionnement qu'ils occasionnent, se sont diversifiées et combien cela peut être paralysant. Nos réseaux qui doivent être plus étendus doivent être plus sûrs. La région doit avoir son noyau politico-militaire qui fasse son unité et soit le moteur de sa transformation. Les noyaux régionaux de la nation doivent « se comprendre », ils ne peuvent pas exister indépendamment les uns des autres. Ils sont à la fois régionaux et transrégionaux.

Nous n'avons pas d'autre choix que de faire confiance à nous-mêmes, c'est la seule façon d'apprendre réellement. Faisons cercle et tirons nous-mêmes nos leçons de nos expériences. Ne craignons pas de nous disputer dans nos cercles, craignons seulement de les rompre. Tant que nous n'aurons pas un sol ferme sous nos pas, tant que nous renoncerons à former des cercles inclusifs, nous n'avancerons pas. Nous devons creuser notre propre chemin, compter sur notre intelligence collective pour faire face à nos défis. Peut-être réussirons-nous ainsi à honorer nos ancêtres et nos martyrs.

Notes

[1] Dans le récit que nous fait Hocine Malti de la nationalisation des hydrocarbures et de la récupération des gisements par la Sonatrah, on voit bien que le nif, l'honneur est ce qui a donné le courage et la force de triompher de la tutelle française. La répartition du butin de guerre succéda à la nationalisation. Cela ne tient pas aux seuls dirigeants, ils seront suivis. On n'était plus dans la bataille extérieure. https://algeria-watch.org/?p=76583

[2] Nous sommes restés dans l'autoconsommation d'une certaine manière, nous avons voulu produire ce que nous consommons et le tarissement des importations du fait de l'épuisement des réserves en hydrocarbure, nous y reconduit.

[3] Je me rappellerai toujours la remarque du Général Giap au président Boumediene.

[4] Nos machines sociales sont nos agencements qui font corps. Ils s'objectivent dans des individus techniques, ils agencent nos objets techniques et nos gestes techniques, jusqu'à nos habitudes, nos façons de pensée et d'agir. Voir la définition que donne Gilbert Simondon de l'individu technique in Jean-Hugues Barthélémy, « Glossaire Simondon : les 50 grandes entrées dans l'œuvre ». URL : http://journals.openedition.org/appareil/2253

[5] La Chine en donne un exemple. Voir M. Aglietta, Guo Bai. La voie chinoise : capitalisme et empire. Odile Jacob, 2012. Selon les auteurs, la Chine offrirait l'exemple d'une société qui opte dans un premier temps pour une transformation radicale de la propriété (propriété communale des terres) et des institutions de production du capital humain et dans un deuxième temps, celui de l'ouverture, en optant pour une transformation progressive de la production locale par une confrontation contrôlée avec l'économie mondiale. Les deux temps ne sont pas le résultat d'une stratégie pensée au départ avec Mao-Tsé-Toung, ils sont le résultat de choix adaptés face aux défis et aux conjonctures de l'époque. On décrit davantage l'État chinois comme un État autoritaire, qu'il ne faut donc pas imiter, que comme l'État fort que requiert la grande transformation sociale.

[6] On pourrait soutenir qu'à la différence de la France, l'État anglais se construisit sur l'alliance de la féodalité et de la bourgeoisie contre la monarchie. Cela pour dire les configurations de pouvoir différentes qui peuvent être à l'origine de la construction des machines industrielles.

[7] Voir notre article la tragédie de la privatisation. Le Quotidien d'Oran du 06.02.2020.

[8] Bertrand Badie. Guerres d'hier et d'aujourd'hui. Ed. La Découverte. Paris. 2014.

[9] Ibid.

*Enseignant chercheur en retraite, Faculté des Sciences économiques, Université Ferhat Abbas Sétif  - Ancien député du Front des Forces Socialistes (2012-2017), Béjaia.