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Algérie-France: Les langues au sein des «questions mémorielles»

par Hafid Adnani

Avertissement : dans ce texte, l'auteur utilise sciemment et de manière indifférenciée les mots «amazigh» et «berbère».

La langue est tout sauf un véhicule anodin et interchangeable. Elle façonne la communication, forme l'identité sociale et l'appartenance à un groupe, met en place des idéologies et croyances culturelles à grande échelle, et développe une représentation commune du monde.

«Pour nous maintenant, comment inscrire notre combat pour la langue, pour l'Algérie, pour la société algérienne, la libération totale de l'Algérie ? Parce que la question de la langue détermine tout. Etant donné qu'elle est liée au complexe arabo-islamique, puisque la langue est liée à la religion, et puisque tout ce qui se fait en Algérie contre le peuple algérien se fait au nom de la religion et au nom de la langue arabe. Et à l'heure actuelle, je crois que notre combat, c'est ça».

Ces mots du grand écrivain et dramaturge Kateb Yacine (1929-1989) sonnent encore comme un avertissement. Commençons par l'histoire française et disons d'emblée que dès 1789, la langue s'impose comme un objet politique. La promotion d'une langue «nationale» doit être le support de la nouvelle communauté de citoyens qui compose la nation.

On peut dire, dans le prolongement, qu'en France, la République a précédé la nation ; car cette dernière, à travers notamment l'obligation scolaire (loi Jules Ferry de 1882), s'est construite en généralisant le français à tout le territoire, sans faire cas des langues régionales. Si bien, et ce n'est pas qu'anecdotique, que la première guerre française, dit-on, où les soldats français de métropole pouvaient se comprendre, fut la guerre de 1914-1918. Cette vision de l'Etat-nation avec une langue (et aussi une culture) fédératrices et dominantes, est celle qui a été «naturellement» choisie par ceux qui ont incarné le nouveau pouvoir en Algérie à l'indépendance, en parfait héritiers d'une vision qui est loin d'être celle de tous les pays d'Europe ou du monde.

L'Algérie moderne : une histoire de dominations, d'aliénationslinguistiques et culturelles successives

Pour ce qui est donc de l'histoire de cette terre qui fut appelée «Algérie» par la circulaire du 14 octobre 1839, d'Antoine Virgile Schneider, alors ministre de la Guerre, on peut dire que la cohabitation des langues en a été une de ses caractéristiques [berbère (tamazight), punique, grec, arabe, espagnol, turc, français, espagnol [castillan], italien] avec notamment différentes variétés régionales pour le berbère et l'arabe, mais que la conquête française dès 1830 a plutôt, dans une vision tronquée de la réalité, consacré paradoxalement la conquête arabo-musulmane et donc la primauté de la langue arabe sur tout le territoire. Une langue arabe certes aliénée et dominée mais considérée comme la langue des colonisés dans leur ensemble.

La question de la langue détermine tout en effet comme le dit Kateb Yacine, qui était très sensible à l'aliénation de la langue berbère dans l'Algérie indépendante. La langue et la culture berbères n'ont toujours pas trouvé la place qui leur revient dans l'espace linguistique complexe de l'Algérie contemporaine, même si, à la suite de longues luttes, la Constitution définit désormais «l'islam, l'arabité et l'amazighité» comme «composantes fondamentales» de l'identité du peuple algérien.

L'espace linguistique algérien contient aussi l'arabe dialectal, la fameuse darija, qui est toujours et encore condamnée à l'oralité (et donc chassée des institutions officielles et de l'Administration au même titre que le berbère).

Cet espace contient également l'arabe classique, bien sûr, mais aussi le français, fortement présent, car l'histoire de l'Algérie doit être totalement assumée.

Ces langues qui vivent encore en Algérie au quotidien en 2021, et mis à part le berbère, suffisamment ancien pour obtenir ici le statut de langue autochtone, sont autant de «butins de guerre» qu'a connus l'histoire de cette région, selon la formule du même Kateb Yacine.

En lieu et place de ce raisonnement, l'histoire algérienne est une suite d'aliénations, de dominations et d'effacements de cette grande richesse.

Si l'on se borne à remonter à la colonisation de l'Algérie, le duc de Rovigo, gouverneur de l'Algérie entre 1832 et 1833, a eu cette phrase qui résume la politique linguistique coloniale : «Je regarde la propagation de l'instruction et de notre langue comme le moyen le plus efficace de faire des progrès à la domination dans ce pays».

La sauvagerie de la conquête déstructure la société indigène, y compris au niveau des langues et cultures autochtones.

En dehors des crimes barbares, tels ceux du maréchal Bugeaud notamment, qui instaure une prime à la tête coupée et qui encourage décapitations, vols, pillages, assassinats collectifs par «enfumades» dans des grottes et autres emmurements des combattants? Maréchal Bugeaud dont le disciple, le général Achille de Saint-Arnaud, témoigne avec fierté le 17 juillet 1851 : «J'ai fini la campagne comme je l'ai commencée, par une brillante affaire [?]. On a tué plus de deux cent kabyles. Le camp est plein d'armes et d'oreilles».

En dehors de toute cette horreur qui doit être dite et reconnue, en dehors de la tragédie de la dépossession des paysans de leur terre et les conséquences sur eux de cette expropriation, non seulement les autorités françaises décident tôt de faire de l'Algérie une colonie de peuplement et encouragent les immigrants d'origine européenne à s'y établir, si bien que Français, Suisses et Espagnols s'installent à l'Ouest, Italiens et Maltais se fixent à l'Est, et des terres expropriées sont distribuées gratuitement aux paysans européens ; mais aussi, et dans le prolongement, elles organisent la négation, l'aliénation, la domination linguistique et culturelle de l'Algérie qui était in fine à l'ordre du jour du système colonial, que l'on peut considérer comme installé définitivement après la chute du second Empire.

En plus donc de la dépossession physique des terres, car l'Algérie était une immense zone rurale, tournée essentiellement vers l'agriculture et le nomadisme, la dépossession culturelle et linguistique a été une autre réalité implacable du système colonial. Elle se matérialise d'abord et avant tout par cette présence nombreuse et dominatrice de colons qui ne manifestent que du mépris pour ce qu'ils considèrent ouvertement comme inférieur, doublée d'une volonté de domination qui est à leur avantage? mais cette domination, cette aliénation culturelle et linguistique s'accentue surtout avec l'introduction en cette terre conquise, et à partir de 1883, du système éducatif français nouvellement mis en place par Jules Ferry ; même si d'autres voies d'enseignement et de formation, très peu ouvertes aux indigènes musulmans, ou spécialement ouvertes pour eux (les écoles arabes-françaises et medersas créées spécifiquement pour les élites indigènes bilingues en 1850) existaient avant cette date.

Dans les rangs des militaires, administrateurs et civils, très peu doutent de la mission «civilisatrice» de la France coloniale. Pour eux, la domination de l'Algérie passe par la propagation du français et de l'école française.

L'islam, donc l'arabe comme seul étendard des colonisés

Il n'en demeure pas moins que la résistance s'est organisée et s'est exprimée notamment par le canal de la religion, sachant que la mise à l'écart de facto des musulmans indigènes depuis le Sénatus-consulte de Napoléon III du 14 juillet 1865, en désignant d'emblée (Article premier) l'indigène musulman et en le séparant des autres habitants de l'Algérie, fait déjà, avant même le décret Crémieux, de l'islam, le trait caractéristique qui sépare la France comme idée, comme communauté de valeurs (certes valeurs très écornées en Algérie à cette époque, au regard de l'universalité des valeurs de la Révolution de 1789), des indigènes musulmans, dont bien sûr les berbères.

Tout se passe comme si la France en Algérie avait déjà choisi son ennemi, ancien et historiquement persistant, et a donné par la même occasion aux colonisés une caractéristique unique et uniforme : l'islamité.

Et de «politique musulmane de la France», il y en a eu, selon les mots de l'historienne Jalila Sbaï. Un islam que l'on veut réformer en le «christianisant» afin d'assimiler les musulmans aux Français. Une politique, il va de soi, qui nourrit encore le rapport à l'islam et aux musulmans de France.

Des institutions avaient par ailleurs comme objectif d'orienter cette politique, telles que la Commission interministérielle des affaires musulmanes ou le Centre des Hautes études et d'administration musulmane.

Dans cette même année 1883 où une déclinaison «adaptée» de l'école de Jules Ferry est introduite en Algérie, un des grands penseurs de la troisième République, Ernest Renan, dans une conférence intitulée : «L'islam et la science» ne s'est-il pas exclamé : «Toute personne un peu instruite des choses de notre temps voit clairement [?] la nullité intellectuelle des races qui tiennent uniquement de cette religion leur culture et leur éducation» ?

L'islam est ainsi devenu, par une évidente réaction, le seul et unique dénominateur commun d'une population algérienne aliénée, dominée, soumise au système colonial.

Les juifs d'Algérie (les «Israélites indigènes» qui étaient au nombre de 35.000) eurent droit par ailleurs, et d'office, à la citoyenneté française dès le «Décret Crémieux» de 1870.

Une logique implacable s'est installée. Il y a, d'un côté, la France en Algérie et, de l'autre, les indigènes musulmans. Ils sont et resteront jusqu'en 1962 la cible, l'objet suprême de la domination, le miroir réfléchissant du colonialisme.

Par conséquent, de l'école coranique, les écoles arabes-françaises jusqu'aux médersas (créées en 1850 par un colonialisme empêtré dans ses contradictions et ses hésitations d'avant la fin du second Empire et donc du fameux rêve du «royaume arabe»), c'est la langue arabe classique (celle du Coran) qui représenta le mieux, d'une certaine manière, les opprimés du système colonial, par un «contrat» tacite entre le colonisateur et le colonisé, devenus consubstantiels l'un à l'autre. Dans la société algérienne colonisée, c'est l'«Arabe» qui devint le qualificatif qui désigne l'indigène musulman (l'«Arabe» de Camus), au détriment du «Berbère» qui se retrancha lui aussi dans une résistance qui est cette fois-ci, sciemment ignorée, notamment dans les montagnes isolées de Kabylie, mais pas uniquement.

Pour les autorités françaises et l'opinion publique avant la colonisation, la terre qui deviendra l'Algérie était habitée par des «Turcs» ou, au mieux, par des «Maures». Après la prise d'Alger, les «Turcs» et les «Maures» deviennent donc de plus en plus nettement des «Arabes».

Le second Empire a échoué dans ses tentatives de donner à la langue arabe un statut de langue nationale moderne en Algérie et de l'intégrer ainsi à une culture impériale française, mais il lui a permis de résister car elle fut la seule langue du colonisé, «légitimée» d'emblée par le colonisateur.

L'arabe, langue du Coran par excellence, devient ainsi naturellement dans l'imaginaire français et algérien, même après 1870 et donc l'installation définitive du système colonial qui veut à tout prix soumettre et assimiler (après la répression féroce de la guerre de Mokrani et de Cheikh Aheddah en 1871), la principale langue, sinon l'unique, symbole de la résistance à l'oppression coloniale, statut octroyé donc par un imaginaire français qui vient de loin, jusqu'à l'indépendance de l'Algérie. Du poète amazigh Si Mohand Ou Mhand à l'instituteur Si Amar Ou Saïd Boulifa à l'œuvre plurielle autour de la langue et la culture berbères, en passant par Belkacem Ben Sedira qui est un des premiers spécialistes algériens de l'arabe dialectal notamment, et du berbère, les résistances à cette «arabité-islamité» des indigènes qui se sont organisées ne pouvaient fortement influencer le cours de l'histoire et l'aliénation progressive d'une amazighité qui a tout de même «persisté», à défaut de réellement de «résister» comme l'écrira plus tard l'anthropologue, écrivain et linguiste Mouloud Mammeri. Il serait faux toutefois, comme l'écrit le linguiste et professeur de langue berbère Salem Chaker, de croire que la France ignorait, y compris avant 1830, l'existence des Berbères en Algérie. Plusieurs journaux de voyage, de rapports de missionnaires et de consuls, en font explicitement mention. Mais cette connaissance restait confinée dans des milieux très restreints et très savants.

Lorsque fut achevée la conquête de l'Algérie, alors que des missionnaires et des militaires (comme le général Hanoteau) s'intéressaient à la linguistique berbère, on ne verra plus de vocation linguistique naître au sein de l'armée coloniale. Seule la veine religieuse subsistera, avec toute la dimension d'«arabité» que celle-ci drainait. Les études berbères sont alors monopolisées par les universitaires. Le berbère persista mais ne résista pas donc.

Et le drame de l'aliénation linguistique se poursuit après l'indépendance de l'Algérie?

Et le drame se poursuivit à l'indépendance de l'Algérie : la ligne des nouvelles autorités algériennes n'a pas, comme chacun le sait, bougé de cette réalité ; et c'est l'«arabo-islamisme» selon les mots de Kateb Yacine, qui s'installa avec l'arabe classique comme la seule langue officielle, ce qui relégua à la clandestinité, avec une brutalité inouïe, l'arabe dialectal (la darija) et surtout le berbère, paradoxe des paradoxes, car le mouvement national radical algérien naît en France en 1926 avec l'Etoile nord-africaine de Messali El Hadj, essentiellement dans un milieu de travailleurs kabyles comme Amar Imache et Mohamed Si Djilani? Et les Berbères d'Algérie ont payé un lourd tribut pendant la guerre d'Algérie.

Même si la revendication culturelle berbère, depuis 1980 notamment, a donné (et ce fut un très long processus semé d'embûches) des résultats probants dans l'Algérie indépendante, le chemin semble encore bien long et les dégâts restent très importants.

Et il faut bien reconnaitre l'antériorité de ces dégâts à l'Algérie indépendante : la colonisation française n'a pas fait réellement cas de la richesse linguistique et culturelle des colonisés d'Algérie, bien au contraire, elle s'installa rapidement dans une dualité simpliste avec l'islam qui favorisa l'exclusion des toute langue autochtone autre que l'arabe.

On ne peut pas considérer que la pluralité linguistique algérienne aujourd'hui, qui est une réalité palpable, soit particulièrement encouragée, ou que la langue et la culture amazighes (ou berbères) possèdent la place qui doit être la leur dans l'espace culturel et linguistique algérien.

Et par une analogie toute en cohérence avec l'histoire, on peut aussi dire qu'il en va naturellement de même en France, où la population berbérophone, qui n'est pas que d'origine algérienne bien sûr, peine à entendre sa voix, à être considérée tout simplement. Une France où la langue et la culture berbères sont encore généralement méconnues en 2021.

Regarder l'histoire de l'évolution des langues d'Algérie en face Regarder le passé de l'Algérie des deux côtés de la Méditerranée, c'est aussi regarder cette histoire de l'évolution des langues qui y sont pratiquées, et ce trait caractéristique qui a survécu, hélas, à l'indépendance en 1962 qui a été une grande lutte de libération : l'oppression de la langue et la culture amazighes (ou berbères) et le cantonnement de l'arabe populaire à l'oralité.

Si Mouloud Feraoun est cité en ouverture du rapport de Benjamin Stora «sur les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d'Algérie», ce n'est pas un hasard? Feraoun fait partie de cette génération d'écrivains francophones des années 50 (avec Mohamed Dib, Mouloud Mammeri notamment, puis Assia Djebar et Kateb Yacine?) qui se sont imposés et ont souhaité exprimer le point de vue des colonisés. Leur langue d'écriture est le français qui devient cette fois-ci aussi le moyen d'expression des opprimés.

«Le fils du pauvre» de Mouloud Feraoun a été achevé en 1939. Il est consécutif notamment à une lecture de l'enquête de Camus, journaliste, sur la misère en Kabylie à cette époque. La lecture de ce texte (toutefois essentiel) mettait en évidence, pour Feraoun, qui n'en était pas totalement satisfait, la nécessité de faire connaître les Kabyles de l'intérieur, ce qu'il fit en devenant un romancier indigène de langue française reconnu, même avant l'indépendance.

Les questions mémorielles doivent intégrer ce qu'a été le sort des langues d'Algérie pendant la colonisation et la triste continuité (oppression et unification) dans laquelle s'est inscrite l'Algérie indépendante dans le processus de naissance d'une nation indépendante.

La promotion de l'enseignement de la langue arabe en France aujourd'hui, mais pas seulement?

L'aliénation de la langue berbère est le fruit conjoint du système colonial et aussi hélas de l'idéologie arabo-musulmane choisie par les pouvoirs successifs après l'indépendance. Ainsi, on peut affirmer que la promotion de l'enseignement de la langue arabe (en intégrant le dialectal) en France ne saurait être seule en débat, celle de l'enseignement de la langue amazighe doit l'être également.

Car oui, la massification de l'enseignement de l'arabe est une nécessité en France pour ne pas laisser cette langue aux mains des seuls islamistes. L'encourager dans une sécularisation dont il faut rappeler qu'elle est déjà ancienne est très important en effet, et la France est dans une situation idéale pour cela ; mais la langue berbère doit également trouver une place dans cet effort d'enseignement. La connaissance des dimensions culturelles arabes et berbères n'en seront que le corollaire.

La Commission «mémoires et vérité» préconisée par Benjamin Stora ainsi que la coopération universitaire entre les deux pays doivent intégrer cette dimension linguistique (et par extension culturelle) dans leurs réflexions. Une question éminemment importante pour l'avenir des deux pays.

*Journaliste et cadre supérieur de l'Education nationale, il est également doctorant en anthropologie au Laboratoire d'anthropologie sociale du Collège de France.