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Algérie : 98% de «pétrole», 99% de «chefs», 100% de «chômeurs» ?

par A. Boumezrag*

« La liberté est le pain que les peuples doivent gagner à la sueur de leur front » Félicite Robert de Lamennais

Document dédié aux harragas qui ont disparu en haute mer à la fleur de l'âge, je pleure leur disparition !

L'Algérie, « un drapeau planté sur un puits de pétrole ».

C'est le pétrole qui préside aux destinées du pays depuis sa découverte par les Français en 1956 jusqu'à son épuisement par les Algériens dans un avenir jugé très proche soit 2030 selon les prévisions officielles.

Ce sont les pétrodollars qui dirigent le pays et lui donnent sa substance et sa stabilité. La gestion des hydrocarbures échappe aux acteurs locaux tant en amont qu'en aval. « Contrôler le pétrole et vous contrôlerez les nations » aurait dit Henri Kissinger. La rente est une donnée exogène qui échappe à la compétence des acteurs locaux. Elle n'est pas un élément constitutif du prix de revient.      

Le pétrole n'est pas cher parce qu'une rente est payée, mais une rente est payée parce que le pétrole est cher. La rente dont bénéficient les pays producteurs masque les défaillances de production et les perversions de gestion. Parler de rentabilité et de productivité en Algérie nous semble être une gageure. Tout échappe au calcul économique. L'économie locale est livrée « pieds et poings liés au marché mondial qui décide de la survie de la population locale.

Ce qu'elle doit produire, à quels coûts, pour quelle période. « Le pétrole est une chose trop sérieuse pour qu'on la laisse aux Arabes » conclut Henry Kissinger.

Le prix des hydrocarbures est un instrument imparable de domestication des peuples et de corruption des élites. Il évolue entre un prix plafond et un prix plancher. Avec la pandémie du Covid-19, le tarissement de la rente énergétique, et la fermeture des frontières, l'Algérie apparaît dans toute sa nudité et l'élite dans toute sa nullité. Comment est-on arrivé là ? Evidemment, « ce n'est pas moi, c'est l'autre, et l'autre n'est rien d'autre que soi-même mais on n'ose pas l'admettre de peur de rougir en se regardant dans la glace ! ». Le pétrole permet d'affirmer sa légitimité sur la scène internationale et d'imposer son dictat à la population sur le plan interne.

Il permet une longévité plus grande à la tête de l'exécutif. Le pétrole est l'inspirateur et le fondateur du régime politique et du système économique de l'Algérie contemporaine. Il est à l'origine de l'orientation socialiste (parti unique, gratuité des soins, école obligatoire, usines clés ou produits en mains) dans les années 70. Il sera le promoteur du « programme anti-pénurie » (équipements électroménagers destinés aux ménages, allocations touristiques pour tous les Algériens) au cours des années 80. Il sera le détonateur de la guerre fratricide dans les années 90 (émeutes en 1988, décennie rouge qui a fait des milliers de morts et de disparus, paix retrouvée après dix ans de guerre civile (une pluie diluvienne de dollars s'est abattue sur l'Algérie ensanglantée nettoyant toute trace de sang sur son passage).

A la faveur d'une embellie financière, des milliers de logements seront importés de Chine et implantés sur des terres à vocation agricole sans équipements collectifs d'accompagnement. Il sera enfin un acteur de démocratisation et de banalisation de la corruption dans le but d'asseoir un pouvoir hégémonique sur le long terme (multiplication et étouffement de nombreux scandales et de détournements de fonds publics).

Il est l'architecte de la construction d'une économie illusoire et le bâtisseur des institutions factices C'est grâce à lui que le pays fonctionne.        C'est un stabilisateur du régime politique, un inhibiteur de la jeunesse, un serviteur capricieux de la paix sociale. Il est responsable de la décadence morale de la société et masque l'indigence de l'économie. Les pétrodollars constituent un instrument imparable de « domestication » des peuples et de corruption « des élites ». A défaut d'être un levier de développement économique et d'émancipation sociale, les revenus pétroliers et gaziers ont débauché la société et perverti les politiques économiques. Ils ont « pollué » nos esprits, nos corps et nos institutions. Ils ont créé le droit à la paresse de la population, à la médiocrité des gestionnaires, au gain facile des monopoles importateurs privés spéculatifs et au déficit chronique des entreprises publiques productrices. Ils ont « cannibalisé » une économie traditionnelle de subsistance, «perverti» une société en quête d'identité, «dénaturé» les rapports sociaux, «inversé» la pyramide des valeurs, «assis» un système suranné sur des fondations antisismiques et «détruit» un environnement postcolonial propice pourtant au développement des forces productives locales en devenir. Ils masquent l'autoritarisme des Etats et la paresse congénitale des populations. Il abolit la propriété privée des moyens de production au profit de la propriété « publique » rendant invisibles et infaillibles les actionnaires « politiques » en socialisant les pertes et en privatisant les profits. Ils seront à l'origine de la constitution d'une classe sociale formée d'une bourgeoisie d'Etat parasitaire et d'une oligarchie hégémonique, disposant d'un appareil sécuritaire puissant et de l'argent du pétrole et du gaz pour se pérenniser. Ils ont empêché quasiment le renouvellement du personnel politique atteint par la limite d'âge, la diversification de l'économie et la renaissance d'une culture ancestrale qu'elle soit ethnique ou religieuse. Ils ont donné lieu à une véritable débauche des dépenses publiques et à une grande auto-complaisance en matière de politique économique et financière qui ont déstabilisé les attentes et entraîné des tensions sociales provoquant le chaos économique, social et culturel dans lequel « baigne » le pays. Finalement, les pétrodollars, c'est la mort de l'économie locale de subsistance. Les déséquilibres de l'économie algérienne (interne et externe) sont les résultats d'une productivité insuffisante et d'une gestion laxiste. L'entreprise publique ne peut déclarer faillite puisque s'agissant d'une propriété publique. L'Etat se trouve condamné à financer ses déficits et à couvrir sa mauvaise gestion.

Dans un contexte de crise financière, déclarer faillite pour une EPE, ce n'est pas rendre les clés de la société à son propriétaire, c'est recevoir les clés du Trésor public. Quel en est le mécanisme ? En période de vaches grasses, ce sont les recettes pétrolières et gazières et en période de vaches maîtres c'est l'endettement extérieur. Toutes les réformes ont tenté de remettre les comptes à zéro.

Autrement dit « on efface tout et on recommence ». En Algérie, le pouvoir n'est pas une abstraction, il est avant tout une personne, un groupe ou un clan, d'où la nécessité pour domestiquer cette puissance, d'établir des relations personnelles avec elle. Cette personnalisation n'est pas la personnalisation de l'entreprise publique, mais la personnalisation des ressources publiques. Chaque position hiérarchique implique généralement le contrôle de certaines ressources ; le titulaire d'une fonction publique gère les ressources d'une façon personnalisée. Mais lorsque la personnalisation des ressources s'estompe, c'est pour faire face à la logique du marché. Une logique économique annihilée par une logique politique. Une logique qui échappe à l'entendement. L'accélération des évènements politiques en Algérie continue d'entretenir la confusion et l'inquiétude. Les regrettables volte-faces des uns et des autres contribuent gravement à accentuer les interrogations et à conforter l'écœurement généralisé. La dérive dans l'expression quotidienne touche aussi bien les discours que les concepts.

Que font ceux qui se sont investis dans le génie de la plume et des idées. Est-ce le regard qui s'éteint ou la plume qui se brise ? Pourtant ni la creuse magie du pouvoir, ni les vraies chimères des nantis du régime et encore moins le pathétique réveil des héros de la révolution ne doit nous faire renoncer à élucider un peu mieux les raisons de ce désarroi. L'histoire recèle tant de leçons dans lesquelles bien de vérités ont déjà été énoncées, il suffit de se réformer dans ses attitudes et dans ses comportements. Il suffit de se regarder dans la glace sans rougir. Se remettre en cause et enquêter soi-même sur les avantages et les acquis d'une carrière artificiellement prospère que la jeunesse découvre et met à nu la mort dans l'âme puisque s'agissant de ses aînés que peuvent être ses parents ou ses grands-parents.

C'est pourquoi la réhabilitation de la dignité de l'individu ne peut être restaurée que par la dépersonnalisation des rapports dans le travail c'est-à-dire le primat du professionnalisme sur le clientélisme voire le tribalisme.

Pour que l'esprit de la civilisation moderne s'épanouisse, il faut qu'il y soit une relation entre le travail et sa rétribution. Il faut que l'entrepreneur ou le travailleur ait le sentiment qu'une augmentation de ses efforts se traduira par une amélioration de son sort. Or dans un pays où les revenus sont distribués selon des critères de proximité du cercle du pouvoir et/ou d'adhésion à une communauté d'intérêts, il devient difficile sinon impossible à un individu quel que soit son travail ou ses aptitudes d'accéder à un minimum de confort matériel sans prêter allégeance au prince du moment et/ou sans donner des gages de compromission.

En effet, tant que les relations personnelles avec la hiérarchie sont intéressées et donc intéressantes, nombreux peuvent être les avantages, les faveurs et les privilèges. Les techniques d'approche sont personnelles, la stratégie est commune. Le bénéfice est individuel mais le risque est collectif. « Tu me prends par le ventre, je te tiens par la barbichette ». Il y a une solidarité de groupe.

Il y a point de réussite sociale en dehors du groupe. La personnalité de chaque individu se fond et se confond avec le groupe et devient un élément d'un tout disparate, précaire et révocable. Lorsque de telles relations envahissent tous les espaces et neutralisent toutes les fonctions, le pouvoir rentier distributif devient par voie de conséquence le régulateur exclusif de la société dans son ensemble. La vie politique, économique et sociale s'organise autour de la distribution de cette rente à travers des réseaux clientélistes et de soumission au pouvoir politique. La société algérienne est fondée sur la négation de l'individu libre et elle fonctionne au commandement. Or une des défaillances de l'économie nationale réside dans l'irresponsabilité des vrais décideurs. Elle s'observe d'une manière presque caricaturale en Algérie. En effet, s'il existe un lien étroit et automatique entre autorité et responsabilité dans la logique d'un système libéral où la séparation des pouvoirs entre l'exécutif, le législatif et le judiciaire est de rigueur. Il y a dictature, chaque fois que l'autorité est concentrée entre les mains d'un homme ou d'un groupe qui l'exerce sans responsabilité, sans contrôle, sans sanction positive ou négative.

De cette dialectique autorité/responsabilité résulte l'équation suivante : autorité sans responsabilité se nomme dictature, responsabilité sans autorité se nomme anarchie, l'idéal démocratique serait de conférer l'autorité optimum assortie d'un maximum de responsabilité compatible avec l'intensité du pouvoir exercé. Après plus de cinquante ans de gestion sans responsabilité, deux enseignements à tirer : le premier, c'est que l'absence de toute forme de responsabilité juridique de l'Etat vis-à-vis des opérateurs économiques privés ne pouvait aboutir qu'à un retrait voire une paralysie des interventions économiques privées ; le second, c'est que la recherche tous azimuts de l'engagement de la responsabilité de l'Etat débouche nécessairement sur une paralysie des opérateurs économiques publics d'où le gel en définitive par l'Etat du mouvement historique de la formation économique et sociale. L'entreprise a pour but de produire des biens et services de qualité à des prix concurrentiels.

La production de ces biens et services requiert non seulement une qualification du personnel mais aussi une motivation au travail.    

Dans une économie de marché, la direction de l'entreprise capitaliste accède au niveau de production requis et atteint le profit escompté en rémunérant une hiérarchie dotée d'un pouvoir coercitif de surveillance de la production et d'encadrement de la gestion.

Pour ce qui est de l'Algérie, la hiérarchie de surveillance ne remplit pas ses fonctions coercitives pour des raisons liées à la fois à la primauté du politique sur l'économique et à la disponibilité d'une rente énergétique relayée par l'endettement. L'orientation économique de l'Etat est soumise au pouvoir politique et de façon plus précise aux rapports de forces internes qui structurent ce pouvoir politique.    

Cette position de l'Etat a dispensé les entreprises publiques de rentabiliser les investissements, de rembourser leurs dettes d'exploitation et/ou d'investissement ou tout simplement de couvrir leurs charges d'exploitation par des recettes d'exploitation. Mais cette position n'est possible que parce qu'elle est confortée par la rente suivie de l'endettement. La rente pétrolière a tendance aujourd'hui à baisser par l'effet conjugué de la hausse des coûts de production et la baisse des prix à l'exportation.

Elle est également appuyée par des facilités d'endettement à court terme sur le plan interne et sur le plan externe Une bonne partie de la masse salariale du secteur public est financée soit par la rente, soit par l'endettement, soit par la planche à billets, sans oublier l'amortissement financier des investissements libellés en dinars et en devises en l'absence de cash-flow positif dégagé par l'entreprise. La masse monétaire des entreprises publiques par rapport aux biens disponibles sur le marché (production locale ou importations) crée une situation inflationniste à deux chiffres insupportables pour les titulaires de revenus fixes (salariés, retraites, pensionnés, etc.) et, ce d'autant plus que la productivité du travail du capital est faible.

Dans les faits, le personnel des entreprises publiques perçoit des salaires sans rapport avec sa contribution à la production ou à l'amélioration de la gestion. Il n'existe aucune sanction positive ou négative du travail accompli, ce qui conduit à une déresponsabilisation ou à une dilution des responsabilités. En effet, les cadres dirigeants ont la hantise des arrêts de travail ou des grèves, or la production standardisée, la production de masse implique une simultanéité d'actions, qui doivent converger vers la réalisation du produit final. Toute rupture d'un maillon de la chaîne signifie l'arrêt de la production, toute erreur de gestion, à quelque niveau que ce soit, se répercute sur l'ensemble en s'amplifiant. De plus, la promotion fonctionne dans un système clientéliste qui n'interfère que très peu avec l'efficacité du travail fourni. Bref, l'encadrement n'est donc pas la hiérarchie coercitive de surveillance des entreprises capitalistes. Sans critères d'efficacité, ni motivation au travail, les salariés sont peu productifs.

A la lumière d'une expérience vécue dans le secteur public, on peut avancer que le clanisme et ses pesanteurs sociologiques ont eu des effets pervers sur l'organisation et la gestion des entreprises publiques en Algérie. C'est une attitude qui tire son origine de l'homme. C'est avant tout un phénomène humain.     

De ce phénomène, on peut dégager deux aspects. Il y a d'abord un aspect primaire pour ne pas dire primitif qui correspond à cet élan irrésistible de solidarité autour d'une personne ou d'un groupe de personnes issu(s) du même terroir. Il y a ensuite ce phénomène urbain résultant de l'exode rural vers les villes. En ville, l'appartenance à une famille, à une tribu, à un clan importe peu ; l'essentiel est de répondre à un impératif immédiat : reconstituer de toutes pièces une famille qui garantisse à ses membres sécurité et épanouissement.

De ce fait, qu'il s'agisse des entreprises publiques ou privées, il est notoire de trouver des services, des chantiers, ou des usines entières, où du chef de service, de chantier, ou d'usine jusqu'à l'appariteur ou du gardien se retrouvent là parce qu'ils se connaissent ou prétendent se connaître et non en fonction de leurs aptitudes. C'est ainsi que le personnage bien placé en ville s'entoure des membres de sa famille, de son clan, de sa région sans se soucier de leur compétence ou de leur performance. D'où le spectacle affligeant d'un personnel ne sachant ni lire ni écrire prenant la place des diplômés moins favorisés sur le plan des relations.

D'où également ce gonflement excessif du nombre de personnes sans qualifications et sans rapport avec les besoins réels des entreprises. Minées d'emblée et à tous les niveaux par des comportements plus proches de la jouissance individuelle de privilèges acquis par le réseau de cousins que de la déontologie professionnelle, protégées de toute concurrence par leur situation de monopole, les entreprises publiques devinrent rapidement des machines à distribuer des salaires plutôt que des entreprises chargées de produire des biens et services de qualité tout en dégageant un profit. Ces entreprises publiques furent donc en réalité le cadre de la redistribution de la rente pétrolière et gazière répondant ainsi aux vœux immédiats des Algériens et conférant aux entreprises publiques, malgré leur caractère autoritaire et arbitraire, une certaine légitimité qui ne devait pas survivre à l'adoption de mesures de rigueur et de discipline.

Comme on le constate, l'Algérie indépendante s'est avérée impuissante à mettre en place des institutions économiques jouissant de la légitimité nécessaire pour fonder un principe hiérarchique et le respect de l'autorité.

A tous les niveaux, ces entreprises publiques et les règles qu'elles édictaient furent incapables de s'imposer aux réseaux de solidarités fondées sur les liens de parenté. Profondément ancrés dans les esprits, ces réseaux se reconstituèrent très vite derrière le paravent des organigrammes qui demeurèrent les véritables canaux d'accession au pouvoir sur les ressources et sur les hommes c'est-à-dire au pouvoir de signature des recrutements, des commandes d'achats, des ventes, des dépenses et des licenciements. Les structures ne sont en réalité que des façades dissimulant des réseaux occultes et mouvants de relations lucratifs entre cousins. La persistance des solidarités communautaires fondées sur les liens de parenté semble bien être l'obstacle décisif à la construction d'une économie féconde et durable. En retour, cette solidarité d'occasion engendre un autre phénomène : celui du parasitisme lié à un certain contexte politique. En effet, quiconque détient une parcelle du pouvoir, qu'il soit président de la République ou directeur d'entreprise, tombe immédiatement à la merci des siens, de tous les siens.

Par tous les moyens, celui qui détient une parcelle de la puissance cherchera à faire intégrer les siens dans le circuit du nouvel ordre politico-économique au risque de se laisser corrompre ou compromettre pourvu qu'il soit assuré d'être maintenu à son poste. Le tribalisme est par conséquent un obstacle à l'efficience de la gestion. Il nourrit sa clientèle en lui assurant une promotion économique et sociale.

Le phénomène des interventions par lesquelles est facilitée la promotion de tous ceux qui ne répondent pas aux critères objectifs et transparents s'accommode aisément de ce réseau de relations. Ces consultations se font en privé où sont prises nombre de décisions, le bureau ne servant plus que pour formaliser ce qui a été arrêté par ailleurs. On pourra nous rétorquer que le phénomène des interventions existe partout. Tout à fait d'accord. Mais par ailleurs l'on défendra dans le cadre d'une intervention le dossier de quelqu'un possédant de solides références parce la concurrence est serrée. Tandis que chez nous, l'intervention s'exerce en faveur de personnes ne jouissant d'aucune qualification.

En outre, dans un système à circuits multiples et parallèles, il devient difficile de déterminer qui est responsable de quoi et devant qui. Il n'est pas exagéré de dire que l'entreprise publique est le lieu de l'irresponsabilité généralisée et institutionnalisée. Enfin, il nous semble que le clanisme est à la source de l'analphabétisme et de l'irresponsabilité régnant dans les entreprises publiques. La gestion des ressources humaines dans l'entreprise publique algérienne obéit à des principes implicites issus d'un certain nombre de pratiques que l'on peut réunir autour des axes suivants ; l'optique des pouvoirs publics : l'autoritarisme ; la vision des employés : le mythe de «l'entreprise mère» ; l'influence bureaucratique : le mythe du modèle unique de gestion ; la pratique du gestionnaire : la confiance avant la compétence.

La première caractéristique de la gestion de la force de travail a été la démarche autoritaire. La discipline au travail a toujours posé un problème aux gestionnaires dans les usines, mais elle a été souvent contenue par l'utilisation de la peur et de l'intimidation.

D'ailleurs les institutions étatiques (ministères, parti, syndicat, wali, police, justice, etc.) sont là pour rétablir l'ordre et étouffer les tentatives de conflits ouverts. Cependant cette pratique se retournait contre le gestionnaire lui-même puisqu'elle autorisait et légitimait l'intervention de ces institutions dans les autres domaines de la gestion quotidienne. Ce type de gestion empêchait les conflits de travail de s'exprimer normalement et paisiblement.

Cette situation si elle arrangeait le gestionnaire était coûteuse pour l'entreprise (productivité faible, absentéisme fréquent, turn-over élevé, etc.). L'action de motivation et d'animation trouvait peu de place dans la démarche autoritaire, à tel point que la gestion des hommes a cédé la place à la gestion des postes. Ce qui explique en partie la méfiance des travailleurs à l'égard de l'encadrement.

Les gestionnaires pouvaient se permettre de telles pratiques car leur évaluation n'était pas liée au résultat de leur gestion.

La décennie 70-80 a fait de l'entreprise publique le pilier du développement et de la répartition du bien-être. Ce qui a fait naître le sentiment que l'entreprise publique appartient au collectif des travailleurs qui y sont présents et doit les servir en priorité. Progressivement, elle a commencé à servir ses employés en commençant par le haut de l'échelle. Elle a ainsi donné des logements, des voitures, des téléviseurs couleurs, des soins médicaux, des cartables et des fournitures scolaires, etc. Elle devenait cette mère «nourricière» qui a des devoirs à l'égard de ses enfants et qui pouvait même distribuer ce qu'elle n'a pas produit elle-même.

Tout l'enjeu de l'entreprise est d'être bien placée pour recevoir et distribuer. Pour les travailleurs, l'entreprise devait résoudre tous les problèmes que la société ne pouvait résoudre. Le mode de gestion des hommes reposait donc sur la capacité des dirigeants à satisfaire ces besoins. Concernant la gestion de la force de travail, le premier moule dans lequel on a enfermé la participation des travailleurs a été la Gestion socialiste des entreprises. De la rigidité des textes et les différentes interprétations, il en a résulté au sein des entreprises publiques la création de nombreuses «unités» et la distribution de «bénéfices» sans rapport évident avec l'effort de production. Le second moule qui a également créé des situations aberrantes au plan de la gestion du travail est sans nul doute l'application du Statut général du travailleur dont les résultats sur le terrain ont été parfois contraires aux objectifs affichés ; en réalité, c'est la volonté de centralisation et de contrôle bureaucratique du travail. De nombreux conflits de travail qui se sont produits dans les entreprises traduisent les mécontentements relatifs à la classification du Statut général du travailleur et la détérioration des relations de travail ; l'uniformisation des postes de travail privilégiant la responsabilité administrative à la responsabilité technique. C'est beaucoup plus une pratique qu'un principe de gestion édicté par le législateur. Au niveau des entreprises, un changement d'un directeur général implique un changement du personnel d'encadrement ou des promotions nouvelles. Cette pratique de base verrouille le fonctionnement de l'entreprise et ferme la voie au recours à l'autorité hiérarchique immédiate. La confiance avant la compétence, comme pratique de nomination à des postes de responsabilité réduit ou élimine les voies de recours que pourraient utiliser les travailleurs en cas de conflit avec les chefs immédiats.

La gestion du personnel (nomination, promotion, sanctions, récompenses) se réalise rarement sur la base de dossiers administratifs retraçant toute la vie professionnelle. Ces dossiers sont mal tenus parce qu'ils ne servent pas concrètement à la décision et ne sont utilisés que dans la perspective négative car pour sanctionner, il y a toujours un dossier. Le principe de la confiance avant la compétence a été produit dans une atmosphère qui a transformé l'entreprise en un lieu de répartition. La transformation de l'entreprise en EPE exige une valorisation des compétences techniques et une réhabilitation du métier et du professionnalisme. Après trois décennies d'assistance totale de l'Etat, l'entreprise est-elle capable de prendre en mains son destin et de mettre son personnel sérieusement et professionnellement au travail ? Si la question est simple au niveau de sa formulation, elle est par contre complexe au niveau de ses implications. Comment libérer ces énergies ? Rompre avec les liens d'assistance de l'Etat ? devenir des travailleurs libres ? L'entreprise algérienne pourrait-elle réaliser cette mutation ? La réforme économique sur l'autonomie de l'entreprise envisage le rétablissement de la concurrence et de l'efficacité. Cependant des obstacles se dressent sur cette voie : le premier obstacle est d'ordre culturel. La société algérienne se caractérise par le «nous collectif» qui détermine le comportement individuel. A la différence de la société capitaliste où c'est l'individu libre et différencié qui prédomine dans l'activité économique ; le second obstacle se trouve dans le système politique et institutionnel qui est fondé sur la prédominance de l'Etat sur la société. Le tout s'inscrit dans un système économique qui tire sa richesse non pas du travail mais de la rente pétrolière et de l'endettement extérieur.

Pour l'élite dirigeante issue du mouvement de libération nationale, la population est moins perçue comme une ressource économique à mobiliser que comme une charge financière à supporter. L'indépendance n'est pas un butin de guerre à partager mais une responsabilité à assumer. La richesse la plus importante d'un pays, c'est le travail de ses habitants, leurs aptitudes, leurs expériences, leurs facultés d'adaptation, leurs comportements, leur sens de l'effort et leur santé mentale et physique. C'est pour avoir nié cette évidence que des nations disparaissent au profit d'autres plus performantes, plus dynamiques et plus clairvoyantes. L'économie rentière est un gaspillage de richesses entouré de mots mais le vent emporte les mots et on voit le trou. L'économie de marché est une création de richesses qui ne dilapide pas ses ressources, elle jongle avec les chiffres. Lorsqu'on étudie la pensée économique dans ses lointaines origines, on est frappé par la rémanence de trois questions toujours posées mais jamais résolues : celle de la valeur, celle de la monnaie, celle de la propriété. Rien d'étonnant car à la réflexion, on s'aperçoit qu'elle conditionne la production et la distribution des richesses qui constituent l'essentiel de l'activité économique. Contrairement aux idées répandues ici et là, ce ne sont pas les urnes qui légitiment un pouvoir mais la production des biens et services c'est-à-dire la croissance économique suivant une logique purement économique en vertu de la valeur travail largement développée par les grands classiques de l'économie politique (Ricardo, Smith, Marx, etc.). Par contre ce qui légitime le pouvoir en Algérie c'est la redistribution de la rente sous formes de biens et services provenant pour l'essentiel des importations financées par la rente énergétique relayée par l'endettement extérieur suivant une logique essentiellement politique en vertu du principe sacro-saint que tout peut s'acheter, y compris les consciences il suffit d'y mettre le prix (le pouvoir, la sécurité, la paix sociale, etc.).

Dans une économie de marché, les rapports de production sont dominants et de nature conflictuelle parce qu'il s'agit d'exploitation de la force de travail c'est-à-dire des ressources humaines. Dans une économie rentière, les rapports dominants sont des rapports d'aliénation de nature non conflictuelle parce que reposant sur l'exploitation des ressources naturelles, énergétiques entre autres et non sur l'exploitation de la force de travail des populations qui reste en jachère. Ces rapports se traduisent par une double aliénation de la population vis-à-vis du pouvoir et du pouvoir vis-à-vis de l'Occident. Il est utile de parler d'aliénation que d'exploitation car le premier définit un rapport social, le second un rapport économique. Le résultat de ces doubles aliénations, c'est que la société se trouve divisée en deux classes sociales distinctes : la classe des rentiers du système qui est au pouvoir ou dans l'opposition, en activité ou en retraite, apparente ou cachée. Cette classe bénéficie à un titre ou à un autre, à un degré ou à un autre d'une part de la rente relayée par l'endettement extérieur ou du moins de leurs contreparties en biens et services importés. C'est principalement la frange d'âge des plus de trente ans. Pour cette couche sociale, la richesse distribuée est proportionnelle à l'âge et à la position de chacun dans la hiérarchie du pouvoir ou sa place dans le réseau des relations clientélistes. Il s'agit de la génération de novembre. La classe des laissés-pour-compte, c'est la classe sociale qui est exclue ou marginalisée par le pouvoir. Elle ne bénéficie qu'indirectement des retombées de la redistribution de la rente perçue par les chefs de famille, il s'agit principalement de la génération de l'indépendance. C'est la catégorie la plus décidée à affronter le système de domination en place parce qu'elle n'a rien à perdre. C'est cette catégorie de jeunes marginalisés par l'appareil de formation, de production, ou de distribution vivant d'expédients soumis à l'autorité tatillonne des aînés représentant plus de la moitié de la population. Elle est aussi la moins apte à prendre la direction du changement qu'elle contribue à provoquer. Ce qui explique qu'elle soit courtisée par les uns et par les autres. Les deux s'abreuvant à la même source (rente pétrolière ou endettement extérieur).

La spécificité de la société algérienne, c'est qu'elle ne permet pas aux forces de s'auto-transformer, de s'autoréguler, de s'accroître. Pour des jeunes frustrés et désespérés, humiliés et brimés par des parents narcissiques, déçus par la politique, écœurés par le sport, étouffés par les traditions, obnubilés par la modernité, pressés de se libérer de la tutelle des parents, tentés par la traversée de la Méditerranée à la recherche d'un emploi productif sous d'autres cieux. La richesse la plus importante de tout pays, c'est le travail de ses habitants, leurs aptitudes, leurs expériences, leurs facultés d'adaptation, leurs comportements, leur sens de l'effort et leur santé mentale et physique. C'est pour avoir nié cette évidence que des nations disparaissent au profit d'autres plus performantes, plus dynamiques et plus clairvoyantes. L'Algérie indépendance n'est pas née par voie naturelle mais à la suite d'une césarienne. Cela laisse des cicatrices. Ce qui n'est pas le cas de l'histoire des sociétés européennes (par voie naturelle). En effet, dès la fin du XVIIIème siècle, s'est imposée une idée neuve du bonheur immédiat. Ce bonheur se mesure à l'aune des biens consommés sur terre. En contrepartie de ce bonheur matériel s'est développée simultanément une idéologie productiviste où le travail est une valeur sur laquelle se fondent les économies. C'est à partir du moment où la société européenne est parvenue à dégager un surplus agricole lui permettant de libérer une partie de la population active pour asseoir une industrie qu'un pouvoir démocratique a pu émerger. Cette démocratie permet à celui qui fournit du travail de mieux saisir les contreparties de ses efforts tout en se libérant du pouvoir en place. Les régimes autoritaires ont été tenus en échec en Angleterre et en France parce qu'une classe sociale a pu entreprendre le développement industriel qui a fourni un surplus économique indépendamment de l'Etat.

L'Algérie a arraché son indépendance par l'emploi de la ruse, elle a raté son développement par manque d'intelligence. Elle n'a pas su coudre la peau du renard avec celle du lion. Elle n'avait pas de fil ni aiguille. Soixante ans après le recouvrement de son indépendance, elle souffre de l'absence d'une bourgeoisie entrepreneuriale et d'une classe ouvrière laborieuse. Pourtant, ce ne sont pas les pétrodollars qui ont fait défaut. La richesse la plus importante de tout pays, c'est le travail de ses habitants, leurs aptitudes, leurs expériences, leurs facultés d'adaptation, leurs comportements, leur sens de l'effort et leur santé mentale et physique. C'est pour avoir nié cette évidence que des nations disparaissent au profit d'autres plus performantes, plus dynamiques et plus clairvoyantes. « Si vous fermez la porte à toutes les erreurs, la vérité restera dehors » nous rappelle Rabindradarnath.

Notes :

(1) Les intellectuels en Algérie ont tendance à véhiculer des valeurs ostentatoires et consommatoires. Nous sommes en présence d'un domaine de la recherche encore inexploré qui considère la violence non comme un symptôme mais le résultat d'un modèle de développement qui a échoué ; car le développement n'engendre pas seulement des crises économiques mais également une crise identitaire, de rationalité et de légitimité.

(2) L'Algérie paie un prix élevé sur le plan politique et social pour ce type de développement qui a détruit une économie locale de subsistance, poussé à un exode rural massif et à une urbanisation féroce et sauvage sous le crédo du développement et de la modernisation, marginalisé une frange importante de la population et accru la dépendance du pays vis-à-vis de l'étranger.

(3)   La démocratie comme soupape de sécurité devient alors une façade derrière laquelle les couches compradores, l'hégémonie étrangère, les sociétés multinationales travaillent ensemble dans leurs propres intérêts. L'erreur au départ était la mise en œuvre d'un modèle de développement « soufflé » de l'extérieur, favorisant les puissances métropolitaines et faisant table rase du passé.

(4)   Les espoirs que les économistes avaient fondé sur ce modèle de développement ne se sont jamais réalisés d'où un écart entre les programmes politiques et leurs résultats concrets : une politique médiocre et une économie désastreuse avec comme résultats des cohortes de jeunes fuyant le pays à bord d'embarcations de fortune à la recherche d'un emploi productif créateur de richesses ailleurs qu'en Algérie.

(5)   Bref, il s'agit de remédier à une productivité défaillante en renforçant la discipline du travail, en intégrant les marginaux dans la sphère productive, en reculant l'emprise de la rente spéculative sur la société et sur l'économie, en sécurisant les investisseurs locaux et en instaurant des mécanismes obligeant les gouvernants à rendre compte de leur gestion.

(6) Extraits d'une thèse de Doctorat d'Etat en sciences économiques sur le thème de la gestion des EPE en Algérie, problématique et enjeux, soutenue à la Faculté Centrale d'Alger au milieu des années 90 devant un jury présidé par le Professeur Hocine Benissad.

Dr*