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Fethi Baba Ahmed raconte Rachid: «Pour mon frère, la musique était une passion»

par Entretien Réalisé Par Khaled Boumediene

Tous les 15 février, anniversaire de la mort de Rachid Baba Ahmed, sa famille, ses proches, ses amis chanteurs de rai, ses fans et tous les artistes et intellectuels rendent un hommage mérité à ce compositeur iconique du raï et pionnier dans le domaine de musique moderne (synthétiseurs, vidéos clips), en se rendant sur sa tombe où repose tranquillement son âme au cimetière «Sidi Senouci» à Tlemcen.

La disparition tragique de Rachid Baba Ahmed, est particulièrement gravée dans la mémoire des habitants de Tlemcen et d'Oran qui se souviennent toujours de cette journée cauchemardesque du 15 février 1995 où des mains sanguinaires ont mis un terme à ses ambitions, ses projets et ses rêves. Ce jour-là, vers 21h30, des coups de feu brisent la quiétude de la rue de Mostaganem. Rachid a été lâchement assassiné par des terroristes à l'âge de 49 ans ! Les riverains qui étaient en train de rompre le jeûne en famille ont à peine le temps de se précipiter à leur balcon que s'éloigne déjà à une grande allure une voiture d'un groupe terroriste, qui considère la musique «illicite». À Tlemcen, la ville d'origine de Rachid Baba Ahmed, la nouvelle de ce lâche assassinat a fait l'effet d'un choc violent surtout pour son alter égo et frère Fethi, qui ne se séparait guère de Rachid. Il faut rappeler qu'un autre monument du théâtre algérien, en l'occurrence, Abdelkader Alloula, a été froidement assassiné par balles, avant lui, le 10 mars 1994 à la sortie de son domicile de la rue de Mostaganem à Oran. Cheb Hasni, une star éponyme du raï a été tuée le 29 septembre 1994 à Oran. Ces assassinats avaient soulevé une immense émotion au sein des habitants d'Oran. En août, la chanteuse kabyle, Lila Amara et son mari, ont été tous les deux assassinés près d'Alger. Ils viennent grossir la liste des victimes d'une longue vague d'assassinats contre les intellectuels, artistes, enseignants et agents des corps constitués ou responsables politiques. Fethi, son frère, a bien voulu se confier à notre journal à la veille de ce 26e anniversaire du décès du défunt. Parlant avec beaucoup d'émotion de son inséparable frère, Fethi a estimé que Rachid (né le 20 août 1946), a tant donné à la culture de son pays qu'il aimait beaucoup.

Le Quotidien d'Oran : Quels sont les premiers rapports de Rachid à la musique et au son ?

Fethi Baba Ahmed : C'est dans le quartier de Bab El Hdid, que Rachid commença très jeune le métier de bijoutier avec son père, artisan bijoutier, qui le trouva très talentueux et actif avec un esprit créateur au point que l'élève dépassa le maître en réalisant des merveilles en la matière. Grâce à son sens inné de la recherche artistique, Rachid excella dans la création des modèles. En persévérant dans la créativité moderne, il réussit à placer sur le marché ses nouveaux modèles de bijoux au point où certains sont toujours prisés aujourd'hui par les familles. D'ailleurs, il fut le premier bijoutier qui ramena la nouvelle technologie de bijoux coulés, c'est-à-dire, le coulage à cire perdue. Mais, tout en travaillant, Rachid apprit à jouer à l'harmonica et c'est là où le don du jeune musicien se révéla. Le déclic se produit lorsque son grand-père et son oncle lui ramenèrent un luth d'Egypte à leur retour du pèlerinage en 1965. Son oncle Mustapha l'initia au luth. Il apprit à jouer en un temps record avec le fameux Taksim El Oued tant écouté et apprécié par toute la famille. Il s'inscrit ensuite dans un groupe de musique andalouse et apprit à jouer la trompette au sein d'un groupe de fanfare de l'avenir sportif de Tlemcen avec qui il participa à beaucoup de défilés. Il fit des débuts remarqués dans la musique».

Comment Rachid a évolué, plus tard, dans la technologie électronique de ses enregistrements ?

Comme tous les jeunes, Rachid écouta beaucoup la musique moderne et apprit à manier la guitare électrique, le piano, des percussions à une époque qui fut dominée par les groupes des Beatles et les Rolling Stones. Il décida de former, avec ses amis, ses premiers groupes modernes : Les Fils du Soleil, puis Les Sphinx, Les Vautours et El Hayet avec qui il innova comme à son habitude, en mixant pour la première fois la musique moderne, des airs de twist et de Rock et la parole en arabe. Il réussit à décrocher avec son groupe le prix du deuxième meilleur orchestre lors d'un concours du festival national organisé en 1968-1969 à Alger. Mais, se sentant confronté à des difficultés émanant de ses amis des nombreux groupes qui n'arrivèrent pas à le suivre dans ses œuvres innovatrices, Rachid se libéra et créa le groupe emblématique Rachid et Fethi, avec ses frères et cousins : moi (rythmique et chant), mes frères Azzedine, Abdou et Djelloul (bassiste, batteur et organiste), ainsi que mes cousins Hamed, Benali et Ghouti (orgue, 2ème bassiste). Pour Rachid, la musique fut une passion et constitua un but à atteindre dans sa carrière d'artiste et ce, contrairement à mes frères et cousins pour qui la musique fut une simple distraction. Rachid décida ensuite de quitter son groupe familial, pour créer l'édition Rallye, pour caresser son rêve de maîtrise du son et de l'image. En 1969, Rachid parti en France avec son frère Mourad, pour enregistrer son tube préféré Ayami El Kassira dont il composa lui-même les paroles de cette chanson en décrivant sa mort. Il ramena avec lui de France un petit magnétophone 08 pistes. A l'aéroport d'Oran, Rachid rencontra le défunt Ahmed Wahbi en lui révélant son projet de création d'un studio d'enregistrement professionnel en Algérie. Ahmed Wahbi lui conseilla d'abandonner ce projet difficile à réaliser à l'époque. Mais, Rachid concrétisa avec ténacité et conviction son œuvre. Il appela pour la première fois le chanteur à la voix d'or oranaise, Cheb Hamid, très connu pour sa fameuse chanson Lalla Sâadia. Hamid n'en revint pas qu'avec un si petit matériel on obtint une prise de son de qualité et voix très nette. C'était très neuf. Les gens n'avaient pas entendu ça auparavant. Hamid se rendit compte de la réussite et que sa chanson connaîtra un franc succès dans tout le pays. Rachid fut très content car il réussit tout seul à devenir l'homme-orchestre !

Rachid a-t-il lancé des stars ?

Rachid fut très sollicité par les éditeurs de cassettes et chanteurs qui allèrent le voir au studio à Tlemcen. Via son énorme studio d'enregistrement, son label et sa très populaire émission télévisée baptisée Bled Music, Rachid fut à l'origine de bon nombre des plus grands succès du raï. Il réalisa des morceaux pour des stars du genre comme Cheb Khaled en 1983, Cheb Sahraoui, Cheba Fadela, Cheb Hasni, Abdelkader Chaou, Ahmed Zouheir ou Meriwa. Toutes ces stars et bien d'autres connurent un grand succès populaire. À jamais, Rachid Baba Ahmed restera donc le plus célèbre des producteurs de raï, celui qui composa aussi le premier hit international du genre avec la chanson N'sel Fik de Fadela et Sahraoui. En 1986, Rachid installa un magnétophone 16 pistes indépendants avec sa console et ses effets donnent à la musique une tout autre dimension. Mais, quelques années plus tard Rachid décida d'arriver au top niveau dans la prise du son et opta finalement pour la construction d'un grand studio où rien n'a été laissé au hasard. Sa conception très précise et hautement scientifique est basée sur ce qui se fait de mieux en technologie. Il importa le fameux 24 pistes et l'installa à la cité de Kiffane à Tlemcen. Ainsi, il accéda à un véritable travail professionnel à la hauteur des studios de niveau international. Ses produits commencèrent partout à l'étranger. Il fut contacté par plusieurs chaines de télévisions étrangères pour leur permettre de filmer son grand studio qui fut parmi les plus beaux et qui fut visité par le directeur des droits d'auteurs internationaux de la Swiza. Outre sa bonne réputation en France tant sur le plan technique que sur le plan de la recherche et l'originalité musicale, Rachid reçut un groupe de musique Jazz très réputé. Il lui fit découvrir son savoir-faire et finit par l'enregistrer. Le disque sortit ensuite en France et là nul ne put imaginer la fierté et le succès de Rachid. Son intuition et son talent furent remarquables car quand il écouta un jeune chanteur ou un groupe, s'il décida de les enregistrer cela veut dire en général que c'est la réussite pour eux. Et ce fut le cas avec Cheb Anouar qu'il forma dès son jeune âge. Et aussi, Cheb Djallal de Noudjoum Essaf et de beaucoup d'autres».

Et son parcours dans l'audiovisuel ?

Dans ce domaine, Rachid réalisa un petit film en 1968 de style Western de 16 mm avec ses cousins et frères à Ain El Hout. Puis il tourna avec l'ex-RTA son premier film «El-Fidai», puis le film «Sous l'ombre du Caroubier» à Aïn Témouchent. Rachid se lança dans la maîtrise de l'image et acheta une petite caméra vidéo MOVIE 8 et quelques effets très simples. Il fit son premier Clip Vidéo avec Anouar et l'envoya à la RTA. Ce fut une réussite pour Rachid, qui acheta une nouvelle caméra BVU avec pour son magnétophone portable, afin d'améliorer la qualité de l'image et du son et éviter le montage à la RTA d'Oran et les déplacements difficiles. Il fit l'acquisition de la dernière caméra BETA CAM SONY avec une cellule complète de montage. Ainsi, Rachid devint vraiment à l'aise et commença la production audio et vidéo tant rêvée. Il se libéra et devint indépendant dans ses pensées et mouvements car il ne voulut dépendre de personne. L'objectif de Rachid était de travailler très dur afin d'arriver à produire des films, des courts métrages, des documentaires scientifiques, culturels et publicitaires. Il devint le plus grand partenaire de la RTA grâce à la production de ses émissions culturelles et historiques. Rachid se lança dans un autre projet qui lui tenait à cœur, celui d'une radio privée à Tlemcen pour laquelle il avait déjà obtenu l'accord des autorités concernées. Malheureusement le destin de Rachid fut autrement. Il fut assassiné alors qu'il s'apprêtait à effectuer un voyage au Japon et Taiwan, avec son ami Boublenza Hamed, fournisseur de cassettes».

Un dernier mot ?

Je dois rappeler d'abord que Rachid est né un certain 20 août. Cette date coïncide chez nous en Algérie avec la journée du Moudjahid. D'autre part, Rachid a toujours agi pour la paix, pour le bien des gens et pour l'espoir des jeunes. C'était un profond humaniste, qui aimait aider tout le monde, discrètement ! Parler de Rachid n'en finit jamais. Son look unique, une barbe bien fournie et une casquette et une tenue paramilitaire, rappelant un explorateur toujours à la recherche de contrées inconnues correspondant parfaitement à son caractère et ses actions pour la culture.