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«Industries industrialisantes» ou NEP ?

par Ammar Koroghli*

La presse nationale fait état de ce qu'il y aurait un retour vers les «Industries industrialisantes». Doit-on désespérer de l'émergence d'une nouvelle économie politique (NEP)?

A quand un développement d'une économie libérée des hydrocarbures et orientée vers l'autosuffisance alimentaire et les petites et moyennes industries et entreprises ? Et à l'Etat d'être un acteur économique par une politique sociale et fiscale des plus équitables et par l'émergence de « capitaines d'industrie » et d'une middle class. Ici, quelques rappels.

Il est devenu banal de constater que l'Algérie vit pour l'essentiel de ses hydrocarbures qui constituent la presque totalité de ses exportations. C'est également une lapalissade que de dire que le budget de l'Etat dépend pratiquement en totalité du pétrole et du gaz. Aussi, devant l'échec, maintes fois, constaté dans le domaine de l'agriculture et la baisse brutale des cours du pétrole, quel est l'avenir du pays face aux effets conjugués de ces facteurs ? Marqué par un économisme technocratique, le projet de développement basé sur la théorie des industries industrialisantes et celle de l'introversion apparaît, à posteriori, comme une idéologie caractérisée par la mise en place de la propriété d'Etat comme moyen de production.

Pour le régime issu du coup d'Etat du 19 juin 1965 qui a fait sienne cette théorie, l'Etat se révéla la seule force politique capable de résoudre les problèmes qui se posent : industrialiser le pays et garantir l'indépendance nationale. Or, on sait que la doctrine algérienne, en matière de développement, s'inspira de travaux d'économistes dont la vision se rapprochait des auteurs soviétiques des années 1920-1930 qui étaient partisans de « la loi de la priorité du secteur de la production des biens de production », du principe des « effets d'entraînement » et celui des « chaînons conducteurs », et singulièrement de Préobrajensky qui posa, comme règle impérative, l'instauration d'inégalités dans les rapports villes-campagnes dans sa thèse sur « l'accumulation socialiste primitive ».

«Industries industrialisantes» ?

Les industries industrialisantes étaient censées avoir pour effet d'entraîner, dans leur environnement localisé et daté, un « noircissement systématique ou une modification structurelle de la matrice interindustrielle » et des transformations des fonctions de la production, grâce à la mise à la disposition de l'entière économie « d'ensembles nouveaux de machines qui accroissent la productivité de l'un des facteurs et la productivité globale ». Comme n'ont pas manqué de le remarquer certains observateurs, le modèle n'intégrait pas explicitement l'état initial des forces productives. D'autre part, des questions essentielles restaient inexprimées : qui était susceptible de mener à son terme la transition vers le « socialisme spécifique » ? Avec quels moyens ? Avec quelle marge de manœuvre laissée tant par le pouvoir en place lui-même que par le capitalisme mondial (encore que, à l'époque, celui-ci était quelque peu contrebalancé par le système des pays de l'Est) ?

Cette problématique a été éludée par la croyance quasi-magique envers le technocratisme et le bureaucratisme avec son pendant : la techno-bureaucratie. Or, l'une des particularités du développement du secteur d'Etat est que la perte du financement extérieur tendait à devenir prépondérante, d'où le problème de la dette dont on sait qu'elle est devenue la priorité à résoudre, sous peine de condamner irrémédiablement l'économie algérienne et d'hypothéquer lourdement l'avenir du pays et des générations montantes. En effet, la plus grande partie des projets à caractère industriel, conclus entre 1970 et 1979 furent des projets qui se concrétisèrent en étroite collaboration avec le marché financier international et les sociétés multinationales; ce qui expliquerait, sans doute, que le secteur économique d'Etat n'ait pu supprimer, comme il le souhaitait, le caractère capitaliste des rapports de production. De fait, entre le choix politico-idéologique et sa réalisation, il existe toute la distance qui sépare le discours de l'action tant les enjeux étaient importants et les intérêts énormes, d'autant plus qu'il y avait une confusion fréquente entre formes juridiques de propriété et rapports de production. Et du fait de l'autonomie qui leur était concédée, il y a eu consolidation de la bourgeoisie spéculative, en collusion avec les divers groupes se trouvant à la tête de l'Etat en construction, à travers le pouvoir central mis en place par le Conseil de la révolution.

L'achèvement de la transition vers un capitalisme d'Etat périphérique en Algérie devint plus probante, d'autant plus que la création de ces sociétés nationales constitua l'acte de naissance de ce que d'aucuns ont désigné sous le vocable de « bourgeoisie d'Etat » qui, pour se justifier au plan idéologique, se gargarisa de « socialisme spécifique » et pour leurrer l'opinion publique interne. En tout état de cause, rien qu'à se référer aux textes à caractère officiel (les différentes résolutions des sessions du Comité central du FLN et de la pratique politique et économique), on ne peut manquer d'observer que le régime inauguré par Chadli Bendjedid accentua cette tendance avec un nouveau discours centré sur un libéralisme débridé.

En effet, depuis 1979, le FLN avait tenu plusieurs assises ?sessions du Comité central et congrès- en vue de procéder à la nouvelle orientation politique de l'Algérie, les résolutions et les orientations relatives au développement économique et social faisant état des carences de la politique économique conduite par le régime de Boumediène. De l'attitude politique de Bendjedid, il y a lieu de retenir la rupture d'avec le « socialisme spécifique »; celui-ci ne manqua pas d'ailleurs de s'affubler d'un certain libéralisme avec la promulgation d'un nouveau code des investissements donnant la part belle au secteur privé au motif qu'il aurait été brimé par l'ancien régime, alors même qu'il n'a pas manqué d'utiliser le secteur d'Etat en la personne de ses représentants pour grossir ses profits. En réalité, pour l'essentiel, il s'agissait d'organiser l'économie en perdition autour de ces deux secteurs. Ainsi, la doctrine économique des industries industrialisantes était mise au rancart. Au gigantisme industriel, on préféra la « restructuration », c'est-à-dire le morcellement des grandes entreprises d'Etat, type société nationale. Au slogan « pour une vie meilleure », le « compter sur soi » est devenu le leitmotiv du pouvoir, désemparé face à la chute des cours des hydrocarbures. En fait, le problème majeur concerna les biens d'équipement, les articles industriels, les matières premières et les produits semi-finis qui représentaient 79,60% des importations (60% du service de la dette extérieure).

En outre, maints projets d'investissements industriels allaient être touchés, nonobstant la volonté affichée depuis 1979 d'accorder plus d'importance à l'agriculture. Ainsi, en était-il du métro d'Alger dont le chantier demeura en panne de nombreuses années, de l'usine d'automobiles de Tiaret mise en veilleuse faute d'entente avec les constructeurs français, allemands et italiens, du complexe sidérurgique de Jijel et du projet de cimenterie de Tébessa. Se conjuguent à cela également bien d'autres projets laissés en rade...

Bilan: austérité, paupérisation et dette extérieure

Discipline et austérité devinrent un leitmotiv, à grands renforts des médias au service du régime, sans débat contradictoire. De fait, il est loin le jour où Chadli Bendjedid pouvait affirmer : « Notre économie repose moins aujourd'hui sur les revenus des hydrocarbures. Nous poursuivons nos efforts en ce sens pour élargir davantage nos sources de financement ». Paroles vaines, on s'en doute. La société algérienne subit de plein fouet la trajectoire en dents de scie du prix du pétrole. Après une ascension l'amenant de 12 dollars à la fin de 1978 à 40 dollars en 1981. En mars 1986, il est retombé à son cours de décembre 1978, pour atteindre 6 dollars en période estivale. Le prix réel oscille entre 10-20 dollars. Guère réjouissant. La République n'en est que plus malade. Comment, dans ces conditions, avoir une « accumulation du capital » à même de pouvoir servir à une industrie industrialisante ? Contre mauvaise fortune, le régime fit le diagnostic de ses propres turpitudes. Procédant à des estimations pourtant provisoires, la presse algérienne fit alors état d'un manque à gagner de plus de 25 milliards de dinars et d'une dépense de 1.000 milliards anciens en produits alimentaires chaque année. Par ailleurs, d'autres évaluations chiffrées abondèrent dans le sens de la banqueroute de l'économie rentière. Ainsi, par exemple, le montant des exportations d'hydrocarbures estimé à 64,2 milliards de dinars en 1985 (soit 12,6 milliards de dollars) a chuté jusqu'à 12,8 milliards de dinars en 1986 (soit 2,56 milliards de dollars), c'est-à-dire de quoi régler la facture des importations des denrées alimentaires estimée à 2,14 milliards de dollars. A cela se conjugue la baisse inévitable du prix du gaz indexé sur celui du pétrole. Ainsi, pour un prix de 12 dollars le baril, les recettes baisseraient de 43%.

D'évidence, du fait du choix de la stratégie de développement (« industries industrialisantes »), la fiscalité pétrolière occupait une place prépondérante (unique même) dans la structure du budget de l'Etat algérien. Mal en prit aux régimes qui se sont succédé depuis le coup d'Etat de 1965. De fait, rien que pour la même année de 1986 la Loi de finances prévoyait initialement des recettes de 48 milliards de dinars, sur un prix établi à 24 dollars.

Une loi de finances complémentaire du 22 avril 1986 n'en prévoyait plus que 26 milliards de dinars, et encore le prix du baril fut évalué à 17,5 dollars.

Un autre indice est venu bousculer bien des certitudes : la dette extérieure et son service. En effet, une appréciation chiffrée de celle-ci permet de constater qu'elle est passée de 21,2 % du PNB en 1972 (l'époque du discours égalitaire et populiste) à 50,5% du PNB en 1978 (le début de la fin de ce même discours). Cette dette a toutefois régressé pour atteindre 35,5% du PNB en 1981, sous l'effet de l'augmentation des prix du pétrole qui a connu pendant la période de 1978 à 1981 ses heures de gloire. De même, le service de la dette, par rapport au PNB, est passé de 2,7% en 1972 à 9,6% en 1981. A noter que jusqu'en 1970, les recettes d'exportation du pétrole occupaient 69,3%.

La dette extérieure atteignit plus de 25 milliards de dollars, alors que le service de la dette représenta plus du tiers des recettes totales d'exportation. Les importations, quant à elles, étaient plafonnées à 10,5 milliards de dollars, soit plus de 50% des exportations. Ainsi, la dette et son service engloutissent la partie la plus importante des revenus pétroliers, à telle enseigne que les « pétrodollars » algériens couvrent parfois juste la facture alimentaire. Triste réalité économique.

Chiffres implacables qui annonçaient, en partie, les déboires de l'Algérie. Pour le pouvoir d'alors, au plan économique, il s'agissait de mieux rentabiliser l'appareil industriel, restructurer le dispositif industriel, réduire les disparités régionales, mieux satisfaire les besoins sociaux, réactiver l'agriculture. La rentabilité et la productivité devinrent les nouveaux dieux de la cité économique promise par le régime qui, pour être en accord avec cette idéologie, fit du tout privé son cheval de bataille et sa coqueluche.

En réalité, le régime de l'époque ne voulait pas encore comprendre que tout développement économique conséquent et cohérent devait s'accompagner d'un développement politique de nature à favoriser des institutions multiformes, débarrassées du carcan de l'unanimisme stérilisant, donc la fin du monopole de la vie politique et de la gérontocratie. Le pouvoir actuel l'a-t-il compris ?

L'industrialisation était considérée comme la clé de l'intégration et de l'indépendance économique, d'où le pré-plan (1967-1969) et les deux plans quadriennaux (1970-1973) et (1974-1977). Le « tissu industriel » devait être sous-tendu par un « modèle institutionnel » qui se résuma, en fait, en une négation de la participation populaire et en une extension démesurée des instances de l'Etat techno-bureaucratisé.

In fine, d'une manière générale, le bilan du pouvoir algérien avec la théorie des « industries industrialisantes » fait ressortir les incohérences d'une stratégie et son coût social, la croissance des dépenses improductives, la non-maîtrise de l'appareil productif, la formation de féodalités économiques et politiques (techno-bureaucratie civile et militaire) avec un affairisme d'Etat ayant conduit à l'émergence de l'oligarchie (aujourd'hui en partie incarcérée), les dangers de l'extraversion et le mépris des masses en prime (d'où le hirak). Ainsi, les « industries industrialisantes » n'ont pas pu produire la matrice nécessaire au décollage économique.

De même, le caractère d'exploitation qui découla de la confusion entre formes juridiques de propriété et rapports de production n'a pas été supprimé.

Ainsi, en l'absence d'une politique économique crédible, la question se pose de savoir si l'option mise sur les hydrocarbures (toujours d'actualité, notamment avec le gaz de schiste), les rééchelonnements (prévisibles pour l'avenir) et l'opération de privatisation (ventes au dinar symbolique d'unités économiques) constituent toujours un atout certain en vue d'aboutir à une situation assainie de l'économie algérienne ?

*Avocat-auteur Algérien