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Algérie : de la raison d'un Etat à un Etat de la raison ?

par A. Boumezrag

« Si l'Etat est fort, il nous écrase ; s'il est faible nous périssons » Paul Valéry

L'Algérie, après la guerre de libération nationale, recouvre son indépendance en plein chaos administratif et au milieu de règlements de comptes sanglants. Le départ précipité des colons en 1962 a créé un vide à tous les niveaux. Au niveau de l'administration, les petits fonctionnaires sont survalorisés par le départ des fonctionnaires français ou assimilés et à la différence des moudjahidine, ils savent comment fonctionne l'appareil de l'Etat hérité de l'ère coloniale. Il a fallu donc non seulement les garder mais en plus les ménager voire leur offrir un statut privilégié. La langue française est l'héritage le plus durable et le moins contesté de l'époque coloniale (butin de la guerre de libération).

C'est sur les résidus de l'administration française, instrument redoutable de la domination française en Algérie (les Sections Administratives Spécialisées), que s'est construit un Etat « national ».

C'est pourquoi, le contrôle de l'Etat et de son administration est un enjeu capital sinon vital pour les parvenus de l'indépendance. L'enjeu réside dans la maîtrise de l'appareil de l'Etat par le biais d'une mainmise sur les centres principaux d'allocation des ressources.

Ainsi la couche sociale qui maîtrisera l'administration disposera d'un redoutable instrument de pouvoir. Cette petite bourgeoisie civile a été imposée par l'Armée seule force organisée au lendemain de l'indépendance. Cette volonté d'occuper la place du colon implique forcément une subordination par rapport à lui. Au lendemain de l'indépendance, la petite bourgeoisie algérienne voit toutes ses possibilités d'ascension ouvertes. Elle prend le pouvoir à un moment où l'Etat est fragile. Elle n'a pas meilleure opportunité que de s'investir dans l'appareil de l'Etat postcolonial. Son ascension a été facilitée par la faiblesse de la grande bourgeoisie, considérée comme un vestige du régime colonial. Elle ne fait pas partie de la couche sociale dominante aussi pèse-t-elle d'un poids minimum sur la vie politique. Condamnée politiquement par sa compromission avec le régime colonial, exclue du processus de production économique, la grande bourgeoisie ne peut prétendre jouer un rôle historique avant et après l'indépendance. Quant à la classe ouvrière, elle est insignifiante quantitativement et qualitativement, elle ne peut développer une conscience de classe autonome.

Dans une économie fondée sur les hydrocarbures, les membres de l'administration tendent à se transformer en une classe de rentiers. A chaque fois que l'on fait de l'Etat ou d'une petite élite, le principal acteur du développement, on suscite l'apathie générale du corps social et les citoyens se détournent des structures sociales et politiques organisées. On se trouve devant une société éclatée, une classe dominante qui vivant de l'Etat n'a pas le sens de l'Etat mais de celui de ses intérêts. Cette classe a le goût de l'autorité et du prestige, elle ignore celui de l'austérité et de l'humilité. C'est parfois l'affrontement. La rivalité politique prend la forme d'un affrontement violent.

Or, il existe d'autres façons de gouverner qui n'accroissent pas la violence, ne produisent pas de désordre et n'hypothèquent pas l'émergence d'économie productives et d'un ordre social légitime. Il s'agit de savoir comment moduler et répartir la violence de telle façon que le résultat soit à la fois un accroissement de la productivité et aussi paradoxal que cela puisse paraître un surcroît de légitimité pour l'Etat et ceux qui le dirigent. Surcroît de légitimité qui au bout du compte accroîtra l'efficacité du pouvoir et diminuera les potentialités de révolte, de désordre et de chaos.

La question de la violence est donc importante, parce qu'elle invite à un examen attentif des formations sociales et à une réflexion neuve sur l'économique dans son rapport avec le politique en Algérie. De plus la logique d'accession au pouvoir diffère d'une élite à une autre. La logique de classe des nouvelles élites s'oppose à la logique du réseau des élites néo-patrimoniales de l'immédiate postindépendance. On entre dans une classe ou on en sort en fonction des intérêts qu'on recherche ou qu'on défend ; par contre, on naît dans une famille, on s'intègre à un clan, on fait partie d'une tribu ou on est originaire d'une région. Les procédures d'inclusion ou d'exclusion dans les élites, produits d'une rationalité méritocratique piégée par le clanisme, le clientélisme, n'ont plus ni légitimité, ni fonctionnalité socio-économique.

Cette contestation des nouvelles élites se déroule sous le signe d'un appel à la souveraineté populaire à travers un processus constituant libre, transparent et démocratique. Mais si le pouvoir néo-patrimonial est contesté «par en haut», il est également contesté par «par en bas», par les masses totalement exclues des bénéfices de la modernité tout en devant en payer la facture, toute la facture.

Cette contestation-là est beaucoup plus radicale et violente. Elle est dangereusement ouverte à toutes les aventures populistes notamment quand elles sont d'origines militaires. Rompre avec ces positions de facilité nous semble être un préalable à la promotion d'une économie productive et à l'instauration d'une légitimité d'actions. De plus, l'Etat postcolonial est né d'une contradiction externe et non interne d'où son autoritarisme foncier. Pour se légitimer sur le plan interne, il tente de promouvoir le développement économique ; en réalité il étouffe la société civile.

Le déséquilibre dans les relations entre l'Etat et la société civile reflète beaucoup plus l'indigence de l'économie que la puissance de l'Etat. La société civile colle à l'Etat pour lui arracher, soit de la richesse à accumuler, soit de la subsistance pour survivre. Le contrôle de l'Etat et de son administration est un enjeu capital sinon vital. L'enjeu réside dans une maîtrise de l'appareil de l'Etat par le biais d'une mainmise sur les centres principaux d'allocation des ressources. Ainsi, la couche sociale qui maîtrisera l'administration disposera d'un redoutable instrument du pouvoir. Le modèle administratif hérité de la colonisation ne subit aucune transformation majeure, il demeure fondamentalement centralisé.

Ce qui caractérise le régime politique algérien, c'est la montée fulgurante d'une élite d'origine petite bourgeoise, détentrice d'un savoir dit «moderne», qui à travers le contrôle de l'appareil de l'Etat et du secteur public de l'économie se transforme en bourgeoisie d'Etat. Cette petite bourgeoisie civile a été imposée par l'armée, seule force organisée, au lendemain de l'indépendance. L'organisation étatique fortement structurée réside dans la nature même de l'armée, c'est-à-dire selon le modèle hiérarchique centralisé et disciplinaire. Dans ces conditions, l'armée ne pouvait produire que de l'étatisme.

L'aménagement de l'administration correspond à une véritable dialectique de l'autorité et de la liberté : structure d'autorité dont la finalité est d'assurer à tout instant et en tout lieu la soumission de l'administration au pouvoir politique. Et la prééminence du pouvoir central sur les pouvoirs démembrés de la puissance publique notamment au moyen d'institutions-relais (autorités déconcentrées, mécanismes de la tutelle, diverses procédures de contrôles). C'est pourquoi, la formule de l'Etat-nation satisfait avant tout le désir de mystification, de dissimilation en permettant de déployer un rideau opaque entre les populations et les dirigeants pour permettre à ces derniers de négocier librement les transactions avec l'étranger. Toute position du pouvoir est indissolublement une position d'enrichissement par les avantages personnels qu'elle procure. Même les hommes d'affaires privés qui n'appartiennent pas au secteur public en dépendent étroitement, ne serait-ce que parce que leurs moyens d'enrichissement reposent largement sur les dérogations de la loi ou sur les autorisations administratives, licences d'importation entre autres. Hantés par la fragilité de leur position, les dirigeants répugnent à déléguer l'autorité ou la responsabilité qui restent concentrées entre les mains de quelques personnes voire d'une seule.

L'attribution d'un poste de responsabilité dans l'administration ou dans l'entreprise est conçue par les hommes politiques comme le moyen de rétribuer les services rendus. Ce clientélisme débouche sur une privatisation des fonctions, cette privatisation des fonctions fait que les rapports publics deviennent personnalisés, particularistes plutôt qu'universalistes.

L'intensité des relations interpersonnelles (famille, clan, ami, client, autorité reconnue) pèse sur l'exercice de certaines fonctions tel le pouvoir hiérarchique, le pouvoir de sanction, la fonction de contrôle, la justice, etc. La différence fondamentale entre les différents régimes politiques dans leurs relations avec l'administration réside dans l'identité entre le groupe social qui exerce le pouvoir politique et celui qui administre professionnellement. Dans les régimes autoritaires, la séparation du pouvoir est inexistante. Par différents moyens, l'Etat essaie d'absorber la société. « L'Etat est tout, la société est rien ». Dans ce contexte, pour l'administration, c'est la fin de la neutralité et du professionnalisme. On exige des fonctionnaires de la fidélité et de la loyauté au régime.

C'est ainsi que l'administration pénètre profondément la société en y intervenant au maximum dans tous les domaines et dans tous les secteurs. Il n'existe plus de différence entre le groupe qui décide et l'administration qui exécute. Les deux se retrouvent sur le même bateau. Sous un régime autoritaire, on constate une politisation de l'administration. Chemin faisant, elle perd sa neutralité et prend goût au pouvoir et s'investit dans la bureaucratie. C'est la mort de toute initiative et la porte ouverte à la corruption. Autrement dit la mort tout court. Et la mort n'a jamais enfanté la vie. Par contre un régime démocratique admet une administration professionnellement compétente et moralement intègre comme un élément de stabilité de la société et de pérennité de l'Etat. Les fonctionnaires cohabitent avec les différents courants idéologiques. Un régime démocratique admet la neutralité de l'administration publique.

Le problème qui se pose est le mode employé par le Président pour s'assurer que son pouvoir soit effectif dans la pratique. Pour qu'un Etat puisse exister concrètement sur le terrain, il faut le doter d'un bras c'est-à-dire d'une administration. Une administration protégée par un droit spécifique et animée par des agents recrutés sur des critères méritocratiques, formés dans des écoles spécifiques où ils intériorisent les valeurs de l'Etat à savoir l'idéologie de l'intérêt général.

C'est dans et par l'idéologie de l'intérêt général que se réalise le consensus nécessaire au maintien du tissu social dans le monde occidental. Cela remonte loin dans l'histoire du nationalisme algérien au moment où la société de l'époque était organisée de telle façon que seules les élites étaient aptes à faire de la politique, le peuple était maintenu à l'écart. Il était là pour servir de caution aux choix et décisions prises par l'élite. Quand la liberté de voix a été accordée au peuple, il s'est jeté à corps perdu dans la religion, une religion tronquée par des enjeux de pouvoir.

L'échec politique des acteurs de la modernisation va pousser une partie de la population algérienne vers un retour à l'intégrisme religieux et à la revendication ethnique. Il est loisible de constater que cette élite dirigeante issue du mouvement de libération nationale au pouvoir depuis cinquante ans n'a pas apporté le bien-être pour tous, ni fourni les éléments constitutifs de l'identité algérienne.

Avec une densité de cinq habitants au kilomètre carré au Sud et deux cents habitants au kilomètre carré au Nord, l'Algérie est un bateau qui chavire. La remise à flot suppose évidemment une répartition judicieuse de la population et une exploitation rationnelle de ses ressources humaines laissées en jachère par les politiques économiques suicidaires menées à la faveur d'une manne pétrolière et gazière providentielle en voie de tarissement dans un avenir très proche. Pour l'élite dirigeante issue du mouvement de libération nationale, la population est moins perçue comme une ressource économique à mobiliser que comme une charge financière à supporter. En effet, l'Etat s'est institué propriétaire des gisements pétroliers et gaziers du territoire national, et a conçu la rente comme un instrument d'une modernisation sans mobilisation de la nation. Pour ce faire, il est conduit à affecter une part grandissante de la rente en cours de tarissement à la production et la reproduction de la base sociale c'est-à-dire à la consommation soit directement par la distribution de revenus sans contrepartie, soit indirectement par subvention, soit par les deux à la fois. Cette pratique a donné naissance à une véritable débauche des dépenses publiques et à une grande auto-complaisance en matière de politique économique et sociale.

La rente a constitué un soporifique en masquant toutes les insuffisances en matière de production et de gestion. Elle a donné lieu à des problèmes très difficiles à résoudre : le premier de ces problèmes fut posé par des investissements considérables dans les projets inutiles entrepris notamment pour des raisons de prestige ou visant à satisfaire une boulimie de consommation ; le second problème résulte des gaspillages des gouvernements en matière de dépenses courantes.  

Il faut citer les dépenses excessives de défense, de sécurité, de diplomatie, une augmentation inutile du nombre d'emplois destinés aux fonctionnaires de l'économie nationale, les subventions destinées à diverses activités improductives, etc.

Le troisième problème, le plus épineux, devenus excessivement riches à la faveur d'une embellie financière exceptionnelle, les gouvernements qui se sont succédé ces deux dernières décennies, pris dans le tourbillon de l'argent facile et de l'impunité, n'ont pas eu la sagesse et la lucidité d'adopter une politique économique saine et rationnelle en matière de dépense, de subvention, de crédit, de change aveuglés par une embellie financière exceptionnelle illusoire.

C'est l'explosion des dépenses publiques au-delà des besoins réels et des capacités disponibles du pays. Le train de vie de l'Etat n'a plus de freins, et il ne reste plus de rails, la prochaine gare incertaine. Que faire pour rationaliser les dépenses afin d'éviter la planche à billets ou l'endettement extérieur ? Il faut donc s'attacher au contrôle des dépenses publiques. Nul n'ignore que l'exécution des opérations financières de l'Etat joue un rôle déterminant dans la gestion de l'économie d'un pays. A une exécution saine des opérations financières de l'Etat correspond en général une économie saine quel que soit le niveau ou le type d'organisation.

C'est pourquoi depuis les temps les plus reculés, l'un des premiers soucis des castes dirigeantes était d'organiser les finances d'un pays. D'un point de vue historique et sociologique «le Trésor est une institution qui reflète de très près l'état du pouvoir politique et la situation économique d'un pays ». A un pouvoir stable et incontesté correspond en général une situation saine et un système financier solide. Au contraire, à un pouvoir instable et contesté correspond en général une situation économique de crise, le système financier s'effrite et en même temps il se trouve entre les mains de chaque détenteur d'une parcelle du pouvoir.

Dans leur conquête du pouvoir politique, les dirigeants se sont la plupart du temps efforcés à recueillir l'adhésion des masses populaires pour justifier voire légitimer la place qu'ils occupent. Ils ont très vite compris que le pouvoir politique ne signifiait rien sans le pouvoir financier et ce n'est que par la conquête de ce dernier qu'ils ont pu asseoir leur autorité sur une longue période.

Le droit de «battre monnaie» est un attribut de souveraineté qui remonte à la création des Etats. Le système de financement de l'économie et des ménages apparaît essentiellement basé en premier lieu sur le principe de la centralisation des ressources et leur affectation en fonction d'objectifs politiques décidés centralement. L'idée finalement admise voulait que les hydrocarbures devaient assurer les ressources financières et ensuite de les mettre à la disposition de l'Etat qui se chargera ensuite de les répartir entre les différents secteurs économiques pour être finalement utilisées par les entreprises et les administrations. L'équilibre socio-économique a pu être préservé parce que les problèmes financiers étaient résolus soit par la nationalisation des hydrocarbures, soit par la hausse des prix des hydrocarbures sur le marché mondial. Le pays vit au jour le jour. Nous sommes sans planification stratégique depuis la fin des années 70 livrant toute une nation aux multinationales à l'amont et à l'aval la mettant à l'abri des excès du système mondial dominant. Pourtant, ni les instituts, ni les hommes, ni l'argent n'ont manqué.

C'est pour dire que le pétrole a également «pollué» nos esprits, nos corps et nos institutions. Il a créé le droit à la paresse des ouvriers, au déracinement des paysans, à la médiocrité des gestionnaires, à la faillite des entreprises publiques et au gain facile des entreprises privées. En fait ce laxisme dans la gestion n'est pas le résultat de l'intervention étatique, il semble être le passage obligé de toute société qui n'a pas atteint un niveau d'éducation sociale, scientifique et politique au sens large, à même de s'autogérer dans le domaine de la vie sociale. En effet, la colonisation, en excluant les Algériens du système économique, social et politique, a empêché la formation d'une bourgeoisie nationale dynamique. La bourgeoisie capitaliste autochtone, de par sa position subordonnée et sa faiblesse, ne pouvait jouer un rôle fondamental dans le processus de construction de l'Algérie indépendante. Ce rôle incombe à l'Etat, c'est-à-dire à l'administration. Face à la désorganisation de la société civile, à son manque de dynamisme tributaire de la colonisation, seul l'Etat constitue une entreprise structurée, rationnelle, efficace, capable de relever le défi de la modernisation économique. L'Etat apparaît dans ces conditions comme le seul instrument de gestion et se substituant aux individus et au groupe, leur impose sa propre conception des choses par les décisions qu'il prend à leur place. L'organisation sociale étant ainsi faite favorise la dynamique d'un processus de transfert des pouvoirs de la base et de leur centralisation au sein des appareils de l'Etat. N'ayant pas d'autres moyens d'intervention que par la transmission d'ordres formels, l'Etat multiplie les lois, les décrets, les circulaires et les organes de contrôle créant de toutes pièces un système tentaculaire administratif : la bureaucratie étouffant toute initiative de production ou d'investissement. De plus, «les hommes ont l'Etat qu'ils méritent».

Dans un pays évolué, économiquement développé où les citoyens «libérés de la peur et de la tyrannie» participent légalement et individuellement à leur destin collectif, l'Etat correspond à leur état, à leur degré d'évolution physique et mentale. C'est la suite des générations, avec leur histoire, leurs ambitions, leurs exigences ou leurs lâchetés, leurs égoïsmes ou leurs vertus, leurs révolutions ou leurs réactions qui sont responsables de l'héritage institutionnel. L'Etat en tant que tel n'est jamais responsable de l'organisation collective, de ses pouvoirs de gestion ou les hommes qui l'ont conduit là où il en est, qui le fabriquent, le consolident ou l'affaiblissent, le supportent ou le condamnent. Au lendemain de l'indépendance, la construction de l'Etat était l'effort le plus important, le plus immédiat. L'Etat est souvent présenté uniquement comme un organe au service d'une force sociale dominante dont il suivrait fidèlement les orientations. Derrière le groupe social au pouvoir se constitue une sorte de bourgeoisie d'Etat qui valorise idéologiquement le secteur public et le prestige du grand commis de l'Etat.

Cet «Etat providence» assurait le contrôle et la répartition des ressources à partir essentiellement de la rente issue des hydrocarbures et de l'endettement qu'elle procure.

Il est vrai que la couche au pouvoir a permis la propagation d'un bien-être social, relatif, même si la situation a profité davantage aux uns plutôt qu'aux autres.

Aujourd'hui, l'Etat providence vit une crise financière doublée d'une crise de légitimité aggravée par une crise sanitaire. L'option libérale n'a réussi à se développer et à exercer une certaine force de séduction intellectuelle que parce qu'il n'y a aucune alternative crédible aux forces traditionnelles de l'Etat providence. Le premier droit de l'individu reconnu comme sujet. La vraie question concerne le rôle de l'Etat en Algérie. Comment peut-il générer le développement d'en haut ? Comment peut-on privilégier l'Etat sans être victime de son pouvoir et de sa bureaucratie ? Tous les gouvernements qui se sont succédé, depuis l'indépendance à nos jours, ont affirmé que le développement est l'unique but de leurs actions, mais ces dirigeants ne définissent nulle part de quel développement il s'agit, ne précisent jamais vers quel type de société ils entraînent leur population. Fascinés par le mode de vie occidental, les dirigeants algériens ont développé le mythe de l'accession prochaine à tous aux bienfaits de la société de consommation sous couvert de socialisme. Ce mythe justifie leur mode de vie et leur permet de concentrer entre leurs mains les ressources du pays et de décider de leur affectation en fonction de leurs intérêts stratégiques.

La construction de l'Etat était l'effort le plus important, le plus immédiat. L'Etat est souvent présenté uniquement comme un organe au service d'une force sociale dominante dont il suivrait fidèlement les orientations. Derrière le groupe social au pouvoir se constitue une sorte de bourgeoisie d'Etat qui valorise idéologiquement le secteur public et le prestige du grand commis de l'Etat. Le pouvoir a fondé la croissance économique et son dynamisme sur les formes d'un Etat autoritaire. Sous prétexte de la construction d'un Etat fort, l'Algérie a renforcé le pouvoir central, une concentration excessive, une bureaucratie pléthorique... L'option pour la centralisation était justifiée au nom de cet impératif suprême admis sans discussion. La concentration du pouvoir politique au profit du chef de l'Etat était présentée comme un moyen d'accélérer le processus étatique de développement économique. Le régime militaire issu du Coup d'Etat du 19 juin 1965, loin de rompre avec cette conception, se présentait comme le garant le plus efficace de l'unité nationale, de la consolidation de l'Etat, et du développement économique et social du pays. Sa conception hiérarchique s'accordait parfaitement avec le modèle de l'Etat totalitaire. En cumulant les techniques d'encadrement du Parti unique et de la discipline des armées, l'Etat militaire devient l'Etat militant.

Cet Etat qui veut tout faire, tout entreprendre, tient à tout diriger, à tout imposer d'en haut ; tout doit passer par l'Etat, tout doit converger vers lui, tous doivent agir avec lui et sous son contrôle. La construction d'un Etat «un et indivisible» permet de justifier les méthodes les plus autoritaires.

Au cours de la décennie 70, l'explosion des prix pétroliers avait amené les gouvernements à supposer que la croissance des revenus pétroliers se poursuivrait à des taux très élevés d'où le recours abusif à l'endettement. De telles attentes ont entraîné une estimation erronée des perspectives futures et encouragé une idée fausse étant donné le manque de ressources autres que le pétrole ou le gaz. Le secteur des hydrocarbures a commencé à jouer un rôle important dans l'Algérie contemporaine à partir de 1952. Ce secteur était organisé en fonction d'une seule finalité : approvisionner la France en produits bruts. L'exploitation coloniale de ses gisements était inscrite dans une cohérence entièrement orientée vers la dépossession de l'Algérie de ses richesses énergétiques. En dix ans d'indépendance, l'Algérie a réussi à prendre en charge efficacement la totalité des activités pétrolières et gazières. A partir d'une situation entièrement dominée par le capital étranger, les pouvoirs publics ont réussi à créer une structure industrielle entièrement nationale. L'aspect le plus formel de la domination étrangère qui s'exerçait sur l'exploitation de ses hydrocarbures a été éliminé. C'est là une condition nécessaire mais pas suffisante car les mécanismes profonds de domination demeurent.

La partie dominante tente toujours d'imposer à la partie dominée son propre modèle de consommation par le biais de ses exportations (au comptant ou à crédit), des biens et des services ou des idées.

Quelle est la nature de cette emprise étrangère ? Elle est de plusieurs ordres : elle est d'abord d'ordre politique puisqu'elle influence les centres de décision nationaux, elle est d'ordre économique ensuite puisqu'elle agit sur la structure et la conjoncture du pays, elle est enfin d'ordre culturel et technique, puisque non seulement elle s'impose par la production intellectuelle, littéraire, artistique et scientifique mais aussi par le biais de tout ce qu'elle peut inspirer en matière de mode de vie, de nature des valeurs, de comportement individuel et collectif, de méthodes de travail et de gestion aussi bien sur le plan des microdécisions que sur le plan des macrodécisions.         Au cours des dernières années, l'économie algérienne est devenue de plus en plus dépendante des avatars pétroliers. Les augmentations subites et importantes des prix et des revenus pétroliers ont eu un impact considérable sur le niveau et le modèle de développement économique retenu. La richesse pétrolière a façonné tout un comportement social à l'égard de la consommation, des investissements, de l'emploi et du monde des affaires.

Le pays s'est mis à «importer» le développement, évolution qui a entraîné une expansion considérable du secteur des services et de l'administration et une quasi-disparition des activités traditionnelles comme l'agriculture, l'artisanat, la pêche, etc. La qualité du pouvoir se déduit en grande partie de la qualité de sa légitimité et c'est la légitimité du pouvoir qui en facilite sa productivité. La légitimité du pouvoir se fait mieux et plus facilement à travers sa légitimité qu'au moyen de sa violence. Dans ce cas, le risque est grand de voir les bénéficiaires de la rente se désintéresser de toute activité réellement productive. La légitimité implique en premier lieu une certaine relation de réciprocité politique entre dirigeants et dirigés, entre employeurs et employés, relations vécues comme plus ou moins légitimes selon son degré de réciprocité. Plus la légitimité de ce pouvoir n'est profonde, plus le pouvoir est en mesure de faire l'économie de la coercition. C'est la légitimation du pouvoir en place qui en assure sa force. Car la violence ou du moins une partie est une indication de l'impuissance du pouvoir.

La mise en production du pouvoir s'opère par des inégalités économiques instituées, reconnues et légitimées. Tout rapport de pouvoir comme toute production s'inscrit dans une logique de relations d'inégalités qui différencie les membres d'une communauté. Le rapport entre pouvoir et production se fait au travers de la mise au travail de ces relations d'inégalités. Plus le pouvoir est légitimé, plus la violence est implicite, invisible. Ce n'est que lorsque la légitimité d'un ordre politique ou économique donné est en crise que la violence refait surface et que le pouvoir se défend par la force ouverte. La montée de la violence est donc la manifestation de l'incapacité des élites dirigeantes à mettre productivement au travail leur pouvoir.

D'un point de vue général, plus l'Etat est contre la société, moins il y a production, moins il y a adhésion et plus il y a frustration et humiliation. Or, l'humiliation est peu productive économiquement mais remplit un rôle important pour le maintien au pouvoir dans la mesure où elle démontre l'arbitraire qu'elle contient. Le problème de la productivité est un problème d'organisation donc de management donc de managers.

Cette analyse met en œuvre qu'on le veuille ou non la responsabilité de l'organisation c'est-à-dire des dirigeants qu'ils soient des dirigeants politiques ou des dirigeants d'entreprises. C'est de la capacité de certains acteurs d'imposer à l'ensemble des autres acteurs leur conception de la société, de ses objectifs, de ses modes d'évolution que se mesurent la profondeur et l'authenticité d'un pouvoir.

*Dr