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«Les enjeux mémoriels et les connotations de l'histoire»

par Boudjemâa Haïchour*

En complément de ma récente contribution «Benjamin Stora ou le Dilemme Mémoriel Cornélien Franco-Algérien», je reviens sur les préconisations d'un historien en mal de politique pour mieux expliciter les allusions contenues dans le «Rapport des questions mémorielles».

Dans notre imaginaire, on a toujours considéré que les leçons d'histoire étaient autant des leçons de morale. C'est ce à quoi fait allusion Descartes dans le Discours de la Méthode, pour remarquer aussitôt qu'un tel usage de l'histoire pose deux problèmes:

1- Il tend à déformer les faits et les êtres en les présentant de façon manichéenne. Cette histoire ne peut que sacrifier l'exigence de la vérité.

2- Les modèles moraux ou politiques qu'elle nous propose sont eux-mêmes sujets à caution. Donc, l'histoire ne peut être utile que si elle est critique. Connaître l'histoire, c'est nous connaître nous-mêmes.

Ce qui est certain, c'est que même avec l'abondance de documents et leur précision en possession du Pr Stora, les débats d'interprétation particulièrement en histoire, restent très souvent ouverts et biaisés très difficiles à trancher.

Mais ce qui importe dans le Rapport des questions mémorielles présenté par le Pr Benjamin Stora est cet intérêt de la «Repentance considéré par lui comme piège politique».

LE NON-RESPECT DES USAGES ENTRE ETATS

Pourquoi avoir fuité un Rapport qui devait bilatéralement être discuté et validé par les deux Etats au respect des usages arrêtés en commun accord.

Toutes ces successions de discours depuis François Mitterrand qui a amnistié les généraux putschistes refusant de les juger en vertu du décret du 22 mars 1962 jusqu'à Emmanuel Macron, n'ont fait qu'organiser cette culture de l'oubli bien qu'il y ait eu des gestes forts sans pour autant aboutir à apaiser les cœurs des Algériens et Français.

C'est pourquoi on se demande que dans l'esprit des usages, il aurait été souhaitable qu'il y ait eu échange entre les Etats des rapports rédigés par les deux personnalités mandatées, discutés et validés avant qu'ils ne soient communiqués publiquement. Cette façon de faire diminue au-delà de la consistance de son rédacteur, la force juridique et politique d'un tel document et donc sera considéré comme une contribution livresque et journalistique et par conséquent liée à de lâches renoncements pour aboutir à des concessions compromettant l'historien qui sera jugé par les intellectuels ensuite par les politiques.

Donc, la remise de ce rapport de cette façon peut être interprétée comme une manœuvre. Tous les arguments développés présupposent des non-dits. L'élément déterminant reste soigneusement dissimuler comme une opération de politique intérieure.

Ce Rapport souhaité par Macro consiste à gagner les sept millions de Français des banlieues pour les futures échéances électorales. Comment peut-on monnayer sur cette conflictualité mémorielle née de cette tragédie et au million et demi de martyrs du côté algérien ?

LES NON-DITS D'UN RAPPORT FUITE

Même si la déclaration du Président Macron le 6 décembre 2017 alors qu'il était en campagne considérait que «les affres de la colonisation en sont un crime contre l'humanité. Elu président de la République française, il refuse de reconnaître le rôle avilissant et néfaste du colonialisme.

Cette attitude ne peut se comprendre que si on analyse comment a été conçue et exécutée la colonisation de l'Algérie ? Comme le soulignera le Pr Ali Ziki qui traduisit à l'arabe l'œuvre d'Alexis de Tocqueville : «Malgré les problèmes internes liés à la Révolution de Juillet, la France a mobilisé une force militaire considérable accompagnée des grands écrivains comme Lamartine, Victor Hugo, Alexandre Dumas et d'autres qui ont cautionné l'agression et l'occupation de l'Algérie».

Parmi ces personnalités, Alexis de Tocqueville se distingua par ses écrits glorifiant les atteintes à la dignité humaine comme étant «la somme la plus achevée de la pensée coloniale du XIXe siècle finissant, voulant justifier le colonialisme et l'esclavagisme en tant que mission civilisatrice et apologétique de la colonisation».

BENJAMIN STORA HISTORIEN OU POLITIQUE ?

Olivier le Cour Grandmaison dit de l'auteur de ce Rapport qu'il est historien reconnu par ses nombreux ouvrages notamment sur l'Algérie le plaçant comme politique en tant que Conseiller «On ne fera pas l'injure à Benjamin Stora de penser qu'il ignorait l'objectif de cette mission, son contexte, ces enjeux et le sens de la mission qu'il a accepté à remplir».

Et donc: «Le Rapport commandé à Benjamin Stora est une des pièces majeures de cette stratégie de reconquête politique. Les termes choisis pour le Conseiller-Historien tels :

Guerre des mémoires- Communautarisation- Compétition victimaire- Culture de repentance- toutes sont supposées affaiblir dangereusement le paysage culturel et politique de la France». Ne se plaçait-il pas comme «défenseur d'une vision passéiste et mythologique de la France, s'opposant avec véhémence à toute reconnaissance officielle des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité commis par les forces coloniales de l'Hexagone» ?

UNE LEÇON DE SEMANTIQUE ET D'HISTOIRE

Ne refaisons pas une étude sémantique et lexicale qui a été écrite en excellence par Olivier Le Cour de Grandmaison sur les termes employés par le Pr Stora tels les -exactions- répression- pour qualifier les enfumades de la tribu des Ouled Riah comme de simples actes commis par la colonisation.

Sans oublier la sale guerre menée contre les émigrés un 17 octobre 1961 par le préfet Maurice Papon inondant la Seine du sang des Algériens, ce sinistre et lugubre personnage bien connu par les Constantinois pour avoir été leur préfet et Igame.

Pour reprendre les propos de Monsieur Olivier Le Cour de Grandmaison : «Le Benjamin Stora historien a capitulé devant le Benjamin devenu conseiller, présentant à Monsieur Macron un programme commémoriel congruent à ses desseins électoraux et pour ne pas heurter certains groupes et lobbying au pire réactionnaires.

La rédaction du Rapport ne comportait pas la reconnaissance officielle des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité perpétrés par la France coloniale. Il fallait par euphémisme pour mieux rejeter cette revendication en faisant croire qu'elle est dangereuse, irresponsable et inutile».

DES PRECONISATIONS POUR MEUBLER LES INTENTIONS

«Les préconisations élaborées par Benjamin Stora confirment les gestes symboliques et partiels, permettent de donner le change et d'offrir au chef de l'Etat comme aux différentes catégories de citoyens qu'il courtise du grain à moudre en refusant l'essentiel. A défaut, la Réconciliation tant vantée demeurera une formule incantatoire et des envolées diplomatiques ronflantes qui, depuis des années, n'engagent à rien et ne changent rien».

Comment satisfaire les revendications des héritiers de l'émigration coloniale et post-coloniale en butte à des discriminations mémorielles qui s'ajoutent à toutes celles, systémiques qu'ils subissent par ailleurs ?

OU SONT LES ORIGINAUX DE NOS ARCHIVES ?

A toutes ces questions majeures, le Rapport du Conseiller Benjamin Stora n'apporte aucune réponse satisfaisante. Les manuels scolaires n'ont pas amélioré l'enseignement de l'histoire. Alors que l'Algérie ne cesse de rappeler la récupération des archives nationales et la numérisation, les originaux ne sont jamais parvenus aux autorités algériennes.

En soutenant sa thèse d'Etat sur l'immigration algérienne, Benjamin Stora n'a pas démérité puisqu'il va travailler sur l'Algérie sans relâche en quête d'une filiation sur Messali Hadj qu'il considère comme figure tutélaire ensuite sur les acteurs du Mouvement nationaliste auquel il consacre un Dictionnaire biographique paru aux éditions L'Harmattan en 1985.

LE CONTRE-RECIT DU CONFLIT MEMORIEL

Mais dira Frédéric Bobin, journaliste du journal le Monde, (Benjamin Stora - Les deux rives de la mémoire) «Le grand tournant, c'est son ouvrage maître : «La Gangrène et l'Oubli» où il s'attaque de front à la question de la mémoire tronquée de la guerre d'Algérie.

Le voilà, dit-il, dans un contre-récit officiel à rebours de la geste héroïsante du célèbre slogan «Un seul héro, le peuple».

Pour conclure, je voudrai terminer par l'approche faite par Raphaëlle Branche «La Torture et l'Armée pendant la guerre d'Algérie 1954/1962. Collection Folio Histoire Gallimard. L'auteure est spécialiste des «Violences en Situation Coloniale»

Membre du Conseil Supérieur des Archives Françaises.

LOGIQUE DE POUVOIR ET RAISONS D'ETAT

Ainsi, les logiques de pouvoir ne peuvent être uniquement interprétées en termes de raisons d'Etat. «La douleur infligée par la torture et la souffrance éprouvée se dégage une violence difficile à supporter mais que l'historien ne doit pas rejeter. C'est s'approcher au plus près des gestes pour en déchiffrer les intentions, en éclairer les effets, en comprendre les sens multiples. Ainsi peut-être naîtra une autre histoire».

Larbi Ben M'hidi avec son sourire face à ses bourreaux Massu et Aussaresses, à lui seul est l'expression d'un ange qui résume la force de frappe de la Révolution du 1er Novembre 1954. Que tout l'arsenal militaire de guerre du colonialisme avec tous leurs bataillons ne peut par la torture érigée en système, contrer la bravoure, l'héroïsme et la pureté d'un homme libre dont son peuple s'est battu pour arracher chèrement l'indépendance nationale.

*Chercheur universitaire - Ancien ministre