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Promesse et péril de la biorévolution

par Matthias Evers1 Et Michael Chui2

HAMBOURG - En novembre dernier, le monde a salué l'arrivée des trois nouveaux vaccins contre le Covid-19, conçus grâce à l'ingénierie génétique - l'un développé par l'entreprise de biotechnologie allemande BioNTech en collaboration avec Pfizer, un autre par la société de biotechnologie Moderna installée aux États-Unis, et un troisième par l'université d'Oxford et AstraZeneca - dont les essais cliniques avaient prouvé l'efficacité. Mais en octobre, des chercheurs avaient découvert les effets imprévus de l'outil de modification génétique CRISPR-Cas9 (Clustered Regularly Interspaced Short Palindromic Repeats, ou courtes répétitions palindromiques groupées et régulièrement interespacées, et Cas9 pour l'enzyme impliquée) lorsqu'il est utilisé pour réparer un gène responsable de cécité aux premiers stades du développement embryonnaire, qui éliminaient souvent un chromosome entier ou une part importante de celui-ci.

Les deux événements, annoncés à un mois d'intervalle, illustrent la promesse et le péril de l'ingénierie biologique.

Comme l'établit un récent rapport du McKinsey Global Institute (MGI), les progrès actuels de la biologie et des analyses avancées de données peuvent nous aider à résoudre certains des grands défis de l'humanité, de la réduction du risque climatique au renforcement de la sécurité alimentaire et à la lutte contre les pandémies. Mais pour que nous puissions tirer les bénéfices potentiels immenses de cette révolution, il nous faudra réfléchir soigneusement aux moyens d'en contenir aussi les éventuels risques graves.

La vague actuelle de bio-innovations est d'une grande portée. Quelque 60 % des matières qui entrent physiquement dans l'économie mondiale pourraient, lorsqu'elles ne sont pas déjà issues de la biologie, être produites en utilisant des processus biologiques dans un avenir proche. On peut déjà fabriquer du nylon, par exemple, en utilisant une levure génétiquement modifiée, plutôt que des dérivés pétroliers. Nombre de ces «bio-lignes» de production seront moins gourmandes en énergie et en eau et généreront moins d'émissions de gaz à effet de serre (GES). À elles seules, les 400 applications de la biologie déjà en voie d'utilisation pourraient contribuer à une réduction des émissions moyennes annuelles de GES qui atteindrait jusqu'à 9 % d'ici 2050.

CRISPR-Cas9 [prononcez crispère, le nouvel outil génétique de «couper-coller»,] s'affirme comme une technologie de plus en plus accessible pour transformer le matériel génétique, et il est appuyé par les séquençages génétiques désormais rapides et peu chers, tout autant que par les avancées réalisées dans l'analyse des données qui permettent aux scientifiques de mieux comprendre les processus biologiques. Le progrès de nos connaissances en biologie - gènes, microbiomes et signaux neuronaux - nous permet de devenir toujours plus des «ingénieurs de la vie».

Mais il est intrinsèquement risqué de modifier la biologie. Avec les boîtes à outils CRISPR désormais en vente libre sur Internet, quiconque dispose d'un certain niveau de connaissances en biologie peut, le cas échéant, créer et faire circuler une nouvelle entité vivante, notamment des bactéries dangereuses et des virus.

Les organismes biologiques se reproduisent, se nourrissent et développent des relations. En outre, comme l'a démontré la diffusion mondiale rapide du Covid-19, ils ne respectent pas les frontières politiques. Ainsi, ce qu'on appelle le «forçage» génétique, et qu'on applique à certaines populations porteuses de maladies, par exemple aux moustiques anophèles qui transmettent le paludisme, peut sauver de nombreuses vies, mais nous pourrions ne pas être capables de le contrôler. Les moustiques génétiquement modifiés lâchés lors d'une expérience de terrain au Brésil, qui étaient censés mourir au bout d'une génération, se reproduisent toujours cinq générations plus tard.

La protection des données privées est une autre source d'inquiétude. La diffusion rapide des technologies numériques a provoqué un vif débat concernant l'usage des données personnelles par les entreprises de technologie, notamment pour ce qui concerne les habitudes d'achat et l'activité sur les réseaux sociaux. Mais l'accès aux données biologiques de nos corps et de nos cerveaux représente un autre niveau de connaissance de notre intimité.

Et la biorévolution peut aussi creuser les inégalités, du moins tant que ses applications, comme les thérapies de pointe, l'amélioration des performances et la sélection reproductive, demeurent chères et ne sont par conséquent accessibles qu'aux riches. Le MGI estime que la diminution des maladies, dans les dix ou vingt prochaines années pourrait ne concerner, pour environ 70 % d'entre elles, que les pays riches, alors qu'ils ne représentent, pris ensemble, qu'environ 30 % du fardeau mondial de la maladie.

Par conséquent, les risques inhérents aux nouvelles applications de la biologie pourraient, si celles-ci ne sont pas soigneusement pilotées, être supérieurs à leurs avantages. Les scientifiques ne peuvent conduire l'innovation dans un espace vide : les inquiétudes de la société doivent être prises en compte, et les innovateurs doivent mettre en place des contrôles solides et efficaces. Fort heureusement, ils ont quelque expérience en la matière.

Dès 1975, pour prendre cet exemple, des scientifiques de premier plan [venus de différents pays, y compris d'URSS], des juristes et des médecins participaient à la conférence d'Asilomar, en Californie, pour fixer des lignes de conduite, de leur propre initiative, afin de garantir la sécurité de la technologie de l'ADN recombinant. Plus récemment, la biochimiste américaine Jennifer Doudna, lauréate avec la microbiologiste française Emmanuelle Charpentier du prix Nobel de chimie 2020, pour avoir inventé le CRISPR, réagissait à l'usage de cet outil pour une modification des gènes d'embryons humains de jumeaux en appelant à un encadrement plus strict de la technologie.

Les gouvernements qui encadrent les bio-innovations et les entreprises qui les développent et les utilisent doivent prendre part à un débat pérenne sur le risque. En fait, nous estimons que 70 % des conséquences potentielles de la bio-révolution seront le fait d'applications qui tombent sous le régime des régulations déjà existantes.

Cette régulation est aujourd'hui diversement interprétée. Ainsi, récemment encore, en 2019, l'American Society for Reproductive Medecine laissait largement à l'appréciation des centres de soins et aux parents le choix des examens génétiques et du diagnostic identifiant les défauts des embryons avant leur implantation. Tandis qu'au Royaume-Uni, la Human Fertilisation & Embriology Authority encadre strictement la procédure, n'en permettant l'usage qu'à des fins médicales et même alors, uniquement pour certains troubles.

Idéalement, les citoyens doivent aussi prendre part au débat, car la confiance qu'ils ont dans la façon dont la science est appliquée influence les autorités de régulation. Au Royaume-Uni, par exemple, le Nuffield Council on Bioethics [ainsi nommé car il est en partie soutenu par la Fondation Nuffield], organisme indépendant, a-t-il été fondé en 1991 pour conseiller les responsables politiques et entretenir le débat public concernant la bioéthique.

Pour une grande part, les innovations actuelles dans la biologie sont complexes, et nous devons bien les comprendre pour évaluer les conséquences qu'elles peuvent avoir sur nos vies et nos sociétés. Ce n'est qu'en travaillant ensemble que les gouvernements, les scientifiques, les entreprises et les citoyens pourront libérer la puissance de la biologie afin de servir le bien commun tout en contrôlant efficacement ses risques.



Traduit de l'anglais par François Boisivon

1- Chercheur associé principal au bureau de Hambourg du McKinsey Institute, codirige, au niveau mondial, le travail de recherche et développement de la firme sur l'usage des produits pharmaceutiques et médicaux

2- Chercheur associé au McKinsey Global Institute, où il étudie les conséquences des tendances technologiques à long terme