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Le rapport Stora : vers une commission de justice transitionnelle ?

par Emmanuel Alcaraz*

La proposition la plus importante du rapport Stora est la création d'une commission Mémoires et vérité qui semble s'inspirer de la commission Vérité et réconciliation, l'instance de justice transitionnelle créée en Afrique du Sud pour solder les comptes de l'apartheid.

Pour citer exactement le rapport, cette commission est «chargée d'impulser des initiatives mémorielles communes entre la France et l'Algérie». A ce stade, il s'agit d'une hypothèse. Mais, Pascal Blanchard, intellectuel proche de Benjamin Stora, la confirme dans un entretien à un journal algérien : «Emmanuel Macron a été séduit par l'idée de Benjamin Stora de suivre la méthode sud-africaine, d'une Commission Mémoires et Vérité qui embrasse tous les enjeux du passé».

Stora propose que cette commission soit composée de «différentes personnalités engagées dans le dialogue franco-algérien». Il cite les noms à ce stade de Fadila Khattabi, qui préside le groupe d'amitié France-Algérie de l'Assemblée nationale, de Karim Amellal, ambassadeur, délégué interministériel à la Méditerranée. Il souhaite qu'elle réunisse des médecins, des chercheurs, des chefs d'entreprise, des animateurs d'associations comme Coup de soleil, dont le président est Georges Morin, un Européen d'Algérie de sensibilité progressiste connu pour organiser tous les ans le Maghreb des livres à la Mairie de Paris.

Si la piste proposée est intéressante, quelques écueils doivent être évités pour que le processus puisse aboutir. Une telle commission ne doit pas devenir un «Tribunal des larmes» enfermant les témoins dans une posture victimaire. En clair, la vérité doit prendre le pas sur les mémoires. Selon la politologue Sandrine Lefranc, auteur de travaux remarqués sur l'expérience de justice transitionnelle sud-africaine, le souci de ce «tribunal des larmes» a été de mettre en scène une parole victimaire dirigée obligeant les témoins à un impératif de réconciliation. La justice transitionnelle privilégie également la recherche de compromis contrairement à la justice pénale qui favorise la division, ce qui est conforme aux buts recherchés ici : réconcilier les Français et les Algériens.

Généralement, les commissions de justice transitionnelle sont plutôt utilisées pour résoudre des problèmes intérieurs et pas pour solder les comptes d'un conflit mémoriel opposant deux Etats. Elles ont été employées en Amérique latine pour œuvrer à la transition démocratique, après des génocides ou des guerres civiles. Le Maghreb a aussi connu de telles expériences au Maroc avec l'Instance équité et réconciliation sur les «années de plomb» sous le règne de Hassan II et l'Instance vérité et dignité en Tunisie sur la période Bourguiba et Ben Ali. Par contre, l'Algérie a jusqu'à maintenant ignoré de telles procédures après «la décennie noire» dans les années 1990. Le gouvernement algérien a préféré adopter une loi sur la concorde civile en 1999 et une Charte pour la paix et la réconciliation nationale en 2005. A ma connaissance, c'est la première fois qu'une instance de justice transitionnelle est utilisée à propos d'une guerre coloniale. Mais, la guerre d'Algérie a aussi été une guerre civile y compris entre Français, ce qui justifie le choix opéré. De surcroît, jusqu'à maintenant, ces instances ont été créées pour gérer à chaud une transition politique, pour apaiser des sociétés menacées d'implosion. Ici les faits remontent à une soixantaine d'années, ce qui rend possible la distance critique et l'impartialité, même si les guerres mémorielles ont continué.

L'autre difficulté du rapport Stora dans sa mise en œuvre est la multiplication de groupes et de commissions sur les massacres d'Européens à Oran le 5 juillet 1962, sur les disparus aussi bien Européens qu'Algériens, sur la question des Archives, même si l'Instance Mémoires et vérité demeure le pôle central. Pour la mise en œuvre, ce n'est pas sans poser des questions techniques rendant la chose complexe, si des conflits venaient à apparaître entre ces différentes instances, ce qui pose le problème du pilotage de l'ensemble et de son autonomie par rapport au pouvoir politique. Reste aussi la question de la réponse algérienne à ce rapport. Le gouvernement algérien acceptera-t-il de participer à cette initiative en sachant que dès le départ, la question des excuses est évacuée par l'Elysée et par Benjamin Stora ? Si la question des excuses n'est pas une question intéressant les historiens, mais les politiques et les citoyens, à titre personnel, je regrette que la réponse soit rendue au départ alors qu'il aurait peut-être fallu attendre les résultats des travaux de cette Instance Mémoires et vérité dont la feuille de route semble bien cadrée.

Ce choix traduit bien à un an des élections présidentielles les effets de la «zemmourisation» des esprits, le célèbre journaliste Eric Zemmour animant tous les soirs une émission sur une chaîne d'information continue où cet admirateur du Maréchal Bugeaud, qui est le champion des nostalgiques de l'Algérie française, est en passe de devenir l'intellectuel dominant des droites conservatrices et de l'extrême-droite. La France est un pays où Marine Le Pen a obtenu 33,9% des voix en 2017 au second tour des présidentielles, avant les Gilets jaunes et avant la pandémie de la Covid se traduisant par une diminution de plus de 8% du PIB en France. Et, l'extrême-droite, le national-populisme, le camp des anti-Lumières, progresse sur la misère. Il devenait donc nécessaire dans un rapport commandé par le président Macron d'évacuer cette question des excuses pour ne pas subir le flot de critiques d'une partie de la droite républicaine et de l'extrême-droite pendant la campagne électorale de 2022. Lorsque Pascal Blanchard déclare qu'après ce travail de déconstruction mémorielle fait des deux côtés de la Méditerranée, viendra le temps de réfléchir aux excuses, à la manière ont il faudra tourner la page, à l'acte symbolique majeur, c'est totalement illusoire et cela n'est pas la vérité. Il tente ici une opération de communication auprès du public algérien. Le contexte politique a grandement changé en France depuis les déclarations du candidat Emmanuel Macron sur la colonisation comme crime contre l'humain en 2017. Il n'y aura pas d'excuses du gouvernement français, point barre. Stora a eu au moins le mérite et l'honnêteté d'être clair. Aucune force politique d'envergure ne porte plus cette revendication de repentance de la République française y compris les Insoumis de Jean-Luc Mélenchon, dont les positions par rapport au passé colonial sont en retrait par rapport à celles du président Macron. L'influence des «décoloniaux» est limitée à quelques cercles médiatiques, militants et intellectuels restreints et ne mobilise pas les jeunes en France issus de l'immigration dans les territoires dits sensibles de la République. Telle est la situation en France aujourd'hui. Le rapport Stora ne fait que tirer les conclusions de cette réalité. Dans ce document, les références au précédent du gouvernement japonais qui s'était excusé auprès des Coréens ne sont qu'une justification scientifique d'une décision politique. Au gouvernement algérien de voir s'il accepte d'entrer dans ce processus dans ces conditions, s'il y voit quelque intérêt. L'historien Guy Pervillé a rappelé que cette demande des excuses du gouvernement algérien n'est apparue que dans les années 1990. Elle n'existait pas auparavant.

Toutes ces commissions et groupes de travail sont aussi proposés pour que les Algériens puissent choisir les thématiques où ils acceptent de participer et celles où ils ne viendront pas. Concernant la commission historique proposée sur les massacres d'Oran en juillet 1962, il est possible que les autorités algériennes n'acceptent pas d'y participer. Mais, je pense qu'elles le devraient dans le sens où cela permettrait d'apporter une réponse définitive à des rumeurs et des contre-vérités circulant en France sur ces questions. A titre personnel, j'ai fait des recherches non encore publiées et j'ai des éléments nouveaux allant dans ce sens.

Il est indéniable que ce travail est salutaire pour réconcilier la société française dans un pays où l'extrême-droite et même une partie de la droite républicaine, mais aussi une partie de l'extrême-gauche, ont sans cesse cherché à instrumentaliser les questions mémorielles relatives à la guerre d'Algérie pour s'affirmer sur la scène politique. Il y a toutefois un passage dans le rapport qui me paraît discutable ou du moins relever d'une interprétation optimiste. Stora écrit : «Les harkis dont le général de Gaulle ne souhaitait pas le rapatriement par crainte d'une possible instrumentalisation de leur histoire par l'extrême-droite». J'ai une autre interprétation. Je laisse le lecteur juge. Le 3 avril 1962, le général de Gaulle, devant le Comité des affaires algériennes, déclare : «Les supplétifs algériens sont un magma d'auxiliaires qui n'a jamais servi à rien et dont il faut se débarrasser sans délai». Autre passage, particulièrement éloquent, le général déclare : «On ne peut pas accepter de replier tous les musulmans qui viendraient à déclarer qu'ils ne s'entendront pas avec leur gouvernement. Le terme rapatrié ne s'applique évidemment pas aux musulmans : ils ne reviennent pas dans la terre de leurs pères. Dans leur cas, il ne saurait s'agir que de réfugiés». Il me semble à la lecture de ces déclarations que la manière dont le général de Gaulle a réglé la question des harkis a peu à voir avec l'extrême-droite. Je crois, et c'est mon interprétation, que Stora, en homme de gauche, à la manière d'André Malraux ou de David Rousset, idéalise quelque peu le général de Gaulle, qui est certes l'homme du 18 juin, mais qui est bien issu de cette droite bonapartiste, gaulo-barresienne, qui a refusé le régime de Vichy, pour reprendre la célèbre typologie de René Remond qui a eu comme élève le jeune Benjamin Stora. Sur de Gaulle, tout comme Churchill au Royaume-Uni, il y a quand même quelques points où la critique est possible comme l'ont montré les travaux de Maurice Vaïsse et d'historiens anglo-saxons comme Todd Shepard et Julian Jackson. Dans ce que Stora appelle l'extrême-droite au moment de la guerre d'Algérie, comptant le dernier carré des partisans de l'Algérie française, Stora oublie de mentionner que dans ce groupe il y avait beaucoup d'anciens gaullistes, de résistants ou de soldats ayant participé à la libération du territoire français pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais, il le fait dans d'autres textes et dans ces documentaires, me semble-t-il. Tous ces aspects sont bien connus du président Macron qui a une connaissance intime, et non uniquement académique comme Benjamin Stora, des cultures politiques de droite comme le président a fait sa scolarité dans le secondaire dans un lycée catholique privé à Amiens. D'une certaine manière, de Gaulle est la statue du commandeur qu'il ne faut pas toucher dans un rapport à finalité mémorielle, le dernier grand mythe français, un peu comme Boumediene en Algérie ou Bourguiba en Tunisie.

L'histoire franco-française est compliquée, au moins autant que l'histoire algéro-algérienne. Rude tâche que de reconnaître ce qui nous fait tant de mal et qui mine nos sociétés depuis des années. Cela demande un effort particulier sur soi. A titre personnel, j'aurais tendance à me référer davantage à Clemenceau, qui a défendu Dreyfus et qui était anticolonialiste. Clemenceau a voulu se faire enterrer avec le bouquet que lui avait offert un tirailleur algérien dans les tranchées. A chacun son grand homme. Comme les socialistes l'ont dit à propos de François Mitterrand, il faut faire l'inventaire. Et, Stora l'a fait à l'égard du président socialiste, en rappelant son refus de gracier les patriotes algériens, condamnés à mort, ce qui aurait peut-être alimenté une certaine culpabilité, selon l'historien, expliquant son soutien au combat abolitionniste de Robert Badinter ayant abouti à la suppression de la peine de mort en France en 1981. Stora n'a pas jugé bon de mener ce travail critique à l'égard du général de Gaulle préférant peut-être sur ce point le roman national à l'histoire. D'ailleurs, même l'action du«tigre», surnom de Clemenceau peut être critiquée, notamment sa politique vis-à-vis du mouvement ouvrier français et la loi Jonnart, après la Première Guerre mondiale, qui s'est heurtée aux intérêts des gros colons, était bien timide. Et, Clemenceau a été contraint à la démission en 1920, l'Assemblée lui ayant préféré à la présidence de la République le quasi-oublié Paul Deschanel démissionnaire quelques mois plus tard à cause de sa situation mentale.

Hormis ce point qui peut être sujet à un beau débat, le rapport de Benjamin Stora est indéniablement d'une grande qualité. Les gestes symboliques proposés par le rapport, s'ils sont acceptés par le président Macron sont des pistes très riches, mais ne sont pas exhaustives. Certains sont aussi des concessions aux associations des rapatriés. Le rapport demande «de donner à des rues de communes françaises? l'inscription de noms de Français particulièrement méritants, en particulier, médecins, artistes, enseignants, issus de territoires placés sous la souveraineté de la France». C'est une bonne idée à condition que ces Français aient eu des positions progressistes en situation coloniale, vis-à-vis des Algériens et que ces derniers le reconnaissent aujourd'hui. Sinon, cela pourrait être interprété comme une concession aux défenseurs de l'héritage positif de la colonisation. Je pense que pour les Oranais célèbres, des rues Yves Saint Laurent, s'imposent à titre d'exemple ou encore Emmanuel Roblès, l'ami d'Albert Camus et de Mouloud Feraoun. Robles a fait publier son journal à titre posthume. A titre personnel, j'aurais ajouté au calendrier des commémorations, le 5 juillet, qui est la fête de la jeunesse en Algérie et le 1er novembre 1954 qui est une proposition en France de l'historien Guy Pervillé. Pourquoi seulement retenir Ali Boumendjel ? Pourquoi ne pas inclure également Larbi Ben M'hidi et d'autres personnalités représentatives de tous les courants du nationalisme algérien ? J'aurais insisté sur les six martyrs de la coopération franco-algérienne assassinés par l'OAS le 15 mars 1962 : trois Algériens et trois Européens : Mouloud Feraoun, Ali Hammoutene, Salah Ould Aoudia, Max Marchand, Marcel Basset et Robert Eymard. Peut-être que le rapport de l'historien Abdelmadjid Chikhi viendra combler ces oublis et d'autres, non vus par moi, en sachant que cet exercice permet difficilement l'exhaustivité et qu'il faut faire des choix suscitant forcément approbation des uns et regrets des autres. L'important est d'avancer en ayant une démarche constructive véritablement nécessaire afin que les liens entre l'Algérie et la France soient renouvelés et soient l'axe moteur d'un nouveau partenariat euro-méditerranéen et euro-africain, de la même manière que l'axe franco-allemand est le pivot de l'Union européenne. C'est aux Algériens et aux Français de voir s'ils veulent construire ensemble la route des Lumières, qui me paraît davantage spirituelle et émancipatrice, si ses principes sont véritablement appliqués, que la très matérialiste route de la soie où l'Algérie ne serait qu'une étape secondaire.

*Docteur en histoire