Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

L'indispensable réforme

par Abdelkader Rafed*

Pays dit " continent ", expression galvaudée ces derniers temps, surtout depuis que l'Algérie est devenue le premier Etat en Afrique de par sa superficie, grâce au partage du Soudan, il ne compte malgré ça que 1.541 communes !

Ayant hérité d'un mode d'administration issu de la colonisation française, connue pour être "jacobine", l'Etat algérien continue à pratiquer ce modèle de gouvernance très centralisé, alors même qu'en France, les choses ont fortement évolué au profit d'une réelle décentralisation, tant au niveau des structures territoriales que de leur gestion.

Ce mode figé d'organisation, et surtout de fonctionnement, est une des raisons principales des lourdeurs administratives ayant conduit à une bureaucratie paralysante, constatée et dénoncée par tous, mais sans jamais faire l'objet d'une sérieuse étude pour inspirer une volonté politique afin d'y mettre fin.    L'amère constat de découvrir, des décennies après l'indépendance, l'existence de "zones d'ombre" à travers tout le territoire, s'il est pertinent au niveau de l'effet d'annonce dans le programme gouvernemental, a néanmoins besoin d'être approfondi dans son analyse afin de s'attaquer surtout aux causes et ne pas se contenter d'agir sur leurs effets. Pour ce faire, il est indispensable d'entreprendre de profondes et multiples réformes dont celle de l'organisation et du fonctionnement des instances territoriales élues.

D'une déconcentration à une véritable décentralisation

Depuis son indépendance, le pays a certes connu des périodes d'adaptation par des réformes successives dites de "décentralisation", mais au bout du compte, ne sont véritablement que des mouvements de "décentralisation par une déconcentration". En effet, on observe plusieurs phases dans ces réformes, ou plutôt des évolutions pour mieux gérer administrativement le territoire et sa population dont la croissance a connu un véritable boum postindépendance.

-1962: 15 départements hérités de l'ère coloniale, rebaptisés plus tard, en 1968, en wilayas comme le fut le découpage durant la guerre de libération qui avait divisé le territoire en 6 wilayas historiques.

-1973 : Redécoupage. On passe à 31 wilayas.

-1983 : nouveau découpage. On passe à 48 wilayas.

-2019 : Création de 10 autres wilayas, avec leurs wilayas déléguées. Cette réforme étant encore inachevée dans sa mise en place effective, d'où un certain flou qui entoure son aboutissement.

En effet, si le passage graduel à 48 wilayas a été accompagné par la mise en place d'assemblées élues à travers les APW, qu'en sera-t-il des nouvelles circonscriptions ?

Les communes, quant à elles, véritable socle sur lequel repose tout l'édifice institutionnel, leur nombre n'a que faiblement progressé depuis l'indépendance, alors que la population a presque quintuplé en l'espace de six décennies.

Comparativement à 1962, nous avions plus de communes par tête d'habitants au sortir de la colonisation, que soixante années après l'indépendance !!!

1962: Le pays comptait 1.577 communes pour une population de moins de 9 millions d'habitants.

1963: Leur nombre a été réduit à 676 communes en raison du manque d'encadrement.

1974: 703 communes

1977: 704 communes.

1974-1984 : Parallèlement au passage à 31 wilayas en 1974, puis 48 wilayas en 1984, le nombre de communes est passé à 1.541, et n'a plus bougé à ce jour.

1997: La création du "Grand Gouvernorat d'Alger" (GGA), dont l'existence fut éphémère, puisque dissous en 2000, mais qui a connu une augmentation de ses communes, passées de 33 à 57, grâce au rattachement de communes des wilayas voisines. Comparé à la France dont a hérité le modèle, et qui compte près de 35.000 communes, on est loin du compte, et on comprend aisément le déficit et le retard accumulés dans l'administration d'une population et le sous-développement des territoires.

Cette stagnation du nombre de communes traduit une sorte de méfiance à l'égard de la gestion municipale conduite par des élus qui ont été, jusqu'à présent, souvent cooptés sur la base de critères n'incluant pas les profils de la compétence et encore moins celui de l'expérience. Or, à l'évidence, l'argument du manque d'encadrement n'est plus valable soixante ans plus tard, puisque l'école algérienne, l'université en particulier, a suffisamment formé pour pallier le déficit constaté au début de l'indépendance.

Par ailleurs, la population a été multipliée par cinq et occupe des espaces autrement plus étendus, même si la répartition est très inégale entre le Sud et le Nord où se sont concentrés les 9/10èmes des habitants. Ce constat est à l'origine direct et indirecte de la sous-administration dont souffrent de grandes parties du territoire, avec l'éloignement des centres de décision qui engendre des frustrations et une distanciation préjudiciables à la cohésion sociale de la nation. La conséquence la plus grave de cette situation est l'enracinement d'un état d'esprit de déresponsabilisation vis-à-vis des affaires publiques et une attitude d'assistanat où l'Etat providence doit pourvoir à tout et dans tous les domaines de la vie quotidienne des citoyens.

Parmi les solutions pouvant mettre fin à ce sentiment qui a accentué le syndrome dit du "beylik", est de faire participer les populations, là où elles vivent, à la gestion des affaires de leurs cités. L'augmentation du nombre de communes, qui sont la première école où s'exerce la démocratie participative, devient indispensable si l'on veut inscrire dans le marbre les institutions de la nouvelle république.

Au-delà de cet aspect important, d'autres avantages en découleront :

- Un maillage du territoire plus dense favorisant une planification et un contrôle des variations des données locales, surtout que l'instrument de planification et de prévision manque cruellement pour aider l'action de l'Etat.

- Une occupation de l'espace territorial avec une fixation des populations, notamment dans le Sud et les Hauts-Plateaux.

- Une meilleure diffusion de l'information auprès des habitants tant à caractère politique, administrative, sociale ou économique.

- Une meilleure répartition des richesses entre les personnes et les régions.

- Une meilleure application des règles urbaines pour maîtriser le développement des villes et villages où on observe une véritable anarchie dans l'occupation des sols et l'architecture des bâtis.

- Une meilleure diffusion du progrès tout en assurant la présence de l'Etat souvent absent dans des compartiments entiers de l'espace national.

- La création d'emplois pour une jeunesse diplômée mais qui peine à trouver du travail.

- Une uniformisation et une harmonisation des règles de fonctionnement à travers tout le territoire, avec son corollaire, un renforcement de l'unité nationale.

-Et, surtout, intéresser et former des citoyens à la chose publique où l'esprit d'initiative doit renaître pour donner de l'espoir en ouvrant des horizons à une jeunesse qui ne rêve que de partir ailleurs, notamment vers l'étranger.

Pour un partage des pouvoirs de gestion

A côté de cela, le mode de fonctionnement n'a guère évolué en faveur d'une décentralisation, autant par le nombre de communes que par leur autonomie vis-à-vis de la tutelle qu'est la wilaya. Cette dernière conserve la haute main notamment pour l'exécution budgétaire. Ce modèle de gouvernance a atrophié considérablement la base institutionnelle de l'Etat, au profit d'une hiérarchie démesurément renforcée.

En somme, c'est une construction pyramidale inversée, où l'Etat s'arrête au wali, en dessous duquel, comme le constatent tous les observateurs avisés, "il n'y a walou" !!!

Cet état de fait a créé des déséquilibres considérables dans le développement local et entre les régions, au niveau desquelles le gouvernement a relevé judicieusement l'existence inadmissible de "régions de l'ombre", auxquelles il consacre un programme d'urgence pour les sortir de leur isolement et de leur dénuement, tant en matière d'infrastructures que d'équipements collectifs.

- Cette politique est-elle suffisante ? Et que comporte-t-elle comme contenu ?

- Quelles sont les régions concernées, et sur la base de quels critères sont-elles sélectionnées ?

- S'inscrivent-elles dans la durée ou ne représentent-elles que des actions ponctuelles ?

Ce sont là les questions récurrentes que se posent les observateurs de la scène nationale car, si le constat est juste, le diagnostic est-il complet et adapté ? Et, surtout, est-ce que le remède préconisé est-il efficace ?

C'est à toutes ces questions que les propositions développées dans cette approche tentent de répondre, afin d'opérer une véritable mutation dans la modernisation de l'administration territoriale, dont "la commune est pour l'Etat, ce que la famille est pour la société, sa cellule de base" ! La multiplication indispensable du nombre de communes pour les raisons déjà évoquées serait inutile si elle ne s'accompagne pas d'une réforme profonde touchant au fonctionnement des institutions déconcentrées et décentralisées et leurs prérogatives respectives.

Une véritable décentralisation doit se faire au profit des instances élues que sont les APC et les APW, tant au niveau des prérogatives que des moyens financiers qui doivent les accompagner. Ce transfert doit se faire graduellement et avec la mise en place d'un contrôle strict, à priori et à posteriori, afin d'éviter les dérapages dans la gestion des deniers publics. Dans cet exercice, il revient à la tutelle de veiller à la légalité des opérations initiées ou programmées par les instances élues, mais également à leur articulation avec les actions à caractère national ou régional relevant de l'Etat.

Pour ce faire, il est nécessaire de revoir de fond en comble l'ensemble des textes régissant le fonctionnement des instances territoriales, à commencer par les codes communaux et de wilaya.

En prévision de cette grande réforme, il est également indispensable de préparer la ressource humaine par la création d'un institut de formation spécifique à l'administration des collectivités locales.

D'autres mesures d'accompagnement pour assurer la réussite de cette ambitieuse démarche peuvent être prises parallèlement :

- Mise en place de séminaires régionaux au profit des élus, mais également des fonctionnaires de l'administration municipale et de wilaya.

- Institution d'un congrès annuel des maires et création d'une association nationale pour leur permettre de se concerter et d'échanger entre eux.

- Création d'un statut particulier pour les grandes métropoles dont la gestion devrait obéir à des standards internationaux, avec des moyens et des ressources humaines à la mesure de la concentration humaine et l'impact sur une population proportionnellement importante. Le développement des grandes villes vers lesquelles l'exode rural a entraîné une population qui s'est installée dans les périphéries dans des habitats souvent précaires, ont-elles aussi leurs zones d'ombre.

Les programmes de construction de logements de ces dernières années, mal planifiés, ont créé à leur tour des ensembles dépourvus des commodités tant par le manque d'équipements collectifs que par l'absence de vie sociale et culturelle. Réalisés dans la précipitation, ces ensembles accueillent des populations issues de milieux sociaux très différents et inégaux dans leurs niveaux de vie, créant d'inextricables conflits de voisinage à l'origine de scènes de violence inouïes, défrayant souvent la chronique.

Dépourvus des services tels que le transport, de l'alimentation en gaz, en eau, en commerces, en écoles, en structures sanitaires, des quartiers entiers sont érigés, avec des milliers d'habitants qui se trouvent parqués dans des zones éloignées pour ne pas dire des "zones d'ombre fabriquées "

Ce sont là de véritables bombes sociales à retardement où règnent déjà l'insécurité et le désarroi dont les conséquences sont plus graves que le manque de logement vécu antérieurement par leurs occupants.

Cette nouvelle réalité constitue les défis de demain pour les générations à venir dont le cadre de vie va conditionner leur éducation et leurs comportements au sein de la société. Livrées à elles-mêmes, ces cités où n'existe aucune institution pour les encadrer et répondre à leurs besoins vitaux, vont aller à la dérive et poseront d'énormes difficultés aux responsables en charge des différentes administrations.

C'est déjà le cas dans plusieurs agglomérations où des logements type AADL ont été implantés drainant des milliers d'habitants dans des communes qui se trouvent submergées par cet afflux et dans l'incapacité de faire face à leurs nombreuses et légitimes doléances.

Le phénomène est particulièrement visible dans la wilaya d'Alger où on peut citer à titre d'exemple la ville nouvelle de Sidi Abdallah qui devait représenter un modèle en terme d'urbanisation et qualifiée de "ville intelligente".

Avec ses 150.000 habitants, elle ne dispose même pas d'une APC, et se trouve "gérée" par des services extérieurs ou des EPICS relevant de la wilaya d'Alger ou de ses démembrements. L'APC la plus proche étant celle de Mahelma ou celle de Zeralda vers lesquelles se rendent les nouveaux résidents qui ne trouvent souvent aucune réponse à leurs réclamations, car ne disposant ni de moyens ni d'encadrement pour faire face à ces nouveaux venus.

Ces derniers se replient vers la daïra ou la wilaya déléguée où on observe à longueur de journée des files d'attente pour être reçus par les responsables, eux aussi dépassés par les évènements. D'autres quartiers sont nés dans cette région où on peut aisément prévoir la création d'au moins trois APC eu égard aux distances qui les séparent, mais surtout au nombre d'habitants nouvellement implantés à Sidi Bennour et à Zaatria.

Sollicitées, les autorités font part de programmes d'équipement prévus ça et là, mais éprouvent à l'évidence de grandes difficultés à cause du manque de relais municipaux sur ces territoires nouvellement urbanisés. Des exemples tels ceux qui viennent d'être cités, il en existe à travers tout le territoire national, et l'actualité fait part quotidiennement de leur désarroi.

Conclusion: le malaise est grand et la question primordiale est de savoir jusqu'à quand allons-nous continuer à ignorer cette population et lui imposer des décisions sans consultation ni participation aucunes de sa part ?

Or, cette démarche doit se faire dans un cadre républicain, ordonné et pérenne à travers des instances élues que sont les APC et les APW librement et démocratiquement choisies par les citoyens, partout où vivent nos compatriotes.

Comme tout bon ouvrage, un Etat fort se conçoit et se construit avec et sur une base saine et solide. Autrement dit, avec ses citoyens et non pas sans eux.

*Consultant, Ancien membre du CNES