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La philosophie : réflexion sur l'homme total et son savoir ou thérapie contre le désespoir ?

par Hacene Saadi*

Le discours philosophique qui suit peut paraître surprenant quand il s'agit de considérer la philosophie non pas seulement, et dans l'essentiel, comme questionnement sur l'être, le sens et la connaissance, mais aussi plus particulièrement comme thérapie contre le désespoir ou, plus classiquement, comme thérapie de l'âme.

Pour éclairer un tant soit peu cette orientation inattendue sur ce que pourrait être le but de la philosophie, il y a lieu d'apporter, dans cette ouverture, quelques précisions nécessaires sur des termes clés du discours qui va se développer et sa direction.

La fragmentation de la raison d'abord, du savoir ensuite, est le plus grand malheur qui puisse arriver à la philosophie. A lire ces lignes, dont la résonance est telle une sentence sans appel produite par un esprit décidément nostalgique d'un propos sur le savoir philosophique en général, et les connaissances scientifiques qui s'y attachent, on croirait entendre un son de cloche qui nous vient tout droit d'une philosophie antique. Mais la formule très lapidaire n'est pas seulement annonciatrice de gros nuages noirs qui menacent la pensée synthétique tant prisée il y a quelques siècles, elle est déjà depuis bon nombre d'années un constat amer chez beaucoup de penseurs qui font une pose nécessaire dans leurs travaux respectifs, pour faire le point sur les savoirs constitués, et les multiples lignes directrices étroitement fragmentaires que prennent ces savoirs beaucoup plus descriptifs qu'explicatifs. Est-ce une fatalité du développement technologique et de la pensée scientifique spécialisée, du rebut de plus en plus inavoué chez les chercheurs, étroitement spécialisés, de la pensée généralisante ?

Une philosophie fragmentée est une philosophie dispersée sur autant de sujets qui intéressent l'homme en quête de sens. Ce n'est pas une fragmentation de la raison en autant de systèmes cognitifs liés au raisonnement et à la cognition en général, la justification et la valeur de ces systèmes à la manière d'une philosophie analytique, qui finit par nous faire perdre de vue la cognition comme un tout, et la conscience qu'on a de cette activité mentale à l'origine de l'acte d'acquisition de la connaissance.

C'est une dispersion d'intérêt en autant de directions qu'a prise la connaissance chez l'homme, et qui est tributaire de l'histoire de la philosophie, l'évolution de la société humaine et le développement des savoirs et leurs spécialisations.

La conséquence de cet état des choses a fait que la philosophie, mère de tous les questionnements, les réflexions et les tentatives de compréhension et d'explication de l'homme et de son environnement, de son passé et de son avenir, de ses croyances, de ses valeurs, de ses peurs et de ses angoisses, a rétréci comme une peau de chagrin sous les coups de boutoir de la spécialisation, souvent étroite et artificielle, de la connaissance.

On assiste, de nos jours, dans certaines universités anglo-saxonnes à des compartimentages caricaturaux de la philosophie, qui se désignent ainsi : «Expérimental philosophy», «Neuro-philosophy», pour ne citer que ceux-là. Qu'en est-il de la philosophie qui, à travers l'histoire, a toujours été une réflexion sur l'homme total, sa quête de savoir, ses rapports au monde et au savoir, ses valeurs, sa morale, sa liberté ? Va-t-elle à la longue disparaître, victime désignée de la fragmentation du savoir, se greffer sur une discipline des sciences humaines ou sociales, ou mourir ?

La philosophie est devenue sans objet, au sens d'objet de réflexion, en dehors d'elle-même, en dehors du discours philosophique, alors même qu'elle a été l'essence de tous les discours sur l'homme et de ses connaissances.

Une vision étroite de ce qui touche à la philosophie dirait, par exemple, qu'une philosophie des sciences ne peut développer autre chose qu'un discours scientifique, avec ses règles, ses méthodes, ses contraintes, et, de ce fait, elle ne peut être que de la science, appelée conventionnellement «philosophie des sciences».

Dans le même prolongement de cette vision, une philosophie de l'art, qui parle de sens et de création esthétiques, de beauté, d'expressivité des lignes, des formes, des couleurs, etc., n'est autre chose que de l'art et ses multiples expressions ou manifestations.

Une philosophie de la philosophie va se constituer en une réflexion autonome qui se penche sur le devenir de sa propre «architectonique»: pas seulement comme «art des systèmes», selon l'expression de Kant, mais en systèmes de savoirs organisés qui, même s'ils utilisent la connaissance scientifique comme instrument d'analyse méthodique, sont autonomes avec leurs propres problématiques sur la pensée, l'action de réfléchir et la conscience qu'on a de l'acte de réflexion, le sens et la conscience qu'on a des rapports qu'il établit.

Pour davantage ressortir le sens et l'orientation de ce propos sur cette fragmentation inévitable (irrésistible ?) de la philosophie, il nous a semblé quelque peu utile d'illustrer cet état de fait par un exemple de discours qui tient et du scientifique et du philosophique, un exemple de discours qu'on a voulu volontairement confondant ou déconcertant à force d'être vague et général, même s'il est çà et là agrémenté d'un questionnement scientifique, parce que n'ayant ni la précision des savoirs scientifiques constitués, ni la prétention à l'ampleur des philosophies qui se sont greffées sur ces savoirs. Ce discours reflète l'état général des fourre-tout réflexifs. Notre deuxième souffle introduira une manière de réflexion sur une métaphilosophie.  

Case départ: les deux abymes, fourre-tout réflexif

Il y a des abymes qui s'emboîtent et s'enchaînent dans une succession incroyable de duplications et de subdivisions ahurissantes, dans l'infiniment petit, et des abymes incommensurables dans l'infiniment grand. Cet étirement dans les deux sens à peine appréhendé (encore loin d'une compréhension dont l'équivalent anglais, «understanding», a une meilleure connotation de compréhension intelligente des choses,) a fini d'abord par effrayer l'homme, puis à égarer sa pensée. Tout l'arsenal mathématique et instrumental développé à travers les siècles d'histoire de la pensée a constitué dans les écrits philosophiques et les écrits scientifiques, respectivement, des «arrêts sur image» de ce que pourraient être ces phénomènes perçus par l'esprit humain (perçus, mais jamais tout à fait compris, sans hésiter de répéter le terme de compréhension ad nauseatum dans le courant de cette réflexion). Des tentatives d'explication de ces phénomènes, dans l'histoire de la pensée humaine - qu'elle soit philosophique, religieuse ou scientifique -, sont apparues à des moments marquants de crise ou de cristallisation de la réflexion chez l'homme. Elles ont souvent servi à en prolonger ou à en accentuer le mystère ou, à des moments d'illumination messianique, à enfermer une fois pour toutes l'explication de toutes ces choses dans une bulle religieuse - pour tenter de mettre fin à l'inquiétude de l'esprit crédule et prêt à s'accrocher à une planche de salut qui le détournera d'un début de réflexion du genre « le silence de ces espaces infinis m'effraie » (Pascal).

Les conséquences de ce type d'explication des phénomènes et de la vie dans un univers restreint - parce qu'étant très imparfaitement compris - de l'origine et de la finalité de la société humaine, ont été terriblement dramatiques, pour avoir écrit des pages effrayantes d'inquisition, de superstition, de massacres, de pendaisons et d'exécutions sommaires pour cause d'hérésies, à travers tous ces siècles interminables dans l'histoire de la société de l'Homme.

L'autre explication chez les esprits dits éclairés, s'est ingéniée à compliquer la relation infiniment petit infiniment grand, la structure de la matière, l'origine de la vie, la flèche du temps, l'origine de l'univers... Est-ce que le «Big Bang» est la fin d'un cycle d'évolution de l'univers physique en expansion ou le commencement d'un cycle d'évolution ? Est-ce ce que ces deux cycles sont enclenchés en spirale qui tend vers l'infini ?

La première seconde de l'univers après le Big Bang marquera-t-elle la fin définitive d'un cycle précédent et le commencement d'un nouveau cycle, et ainsi de suite, ad infinitum ? Notre esprit - fruit implacable de l'évolution - ne peut ne pas concevoir un début et une fin à tout phénomène qu'il soit physique ou vital. Ainsi, l'entendement de l'homme est totalement bouleversé dès lors qu'il réalise que la vision linéaire de la flèche du temps, par laquelle il conçoit l'évolution et l'expansion de l'univers, est totalement fausse ! Bouleversement que beaucoup de gens avertis dans le domaine diront qu'il reflète la présentation même de la chose par l'auteur de ces lignes, vision donc linéaire et mécanique basée sur une logique de la trajectoire du temps, ou de l'espace-temps comme ligne droite qui s'étire à l'infini et dans un seul sens, ou en d'autres termes une vision classique d'avant la grande unification de la physique, avant Boltzmann1, Planck2 et Einstein3, avant la thermodynamique, la mécanique quantique et la relativité restreinte et puis générale !

Point n'est besoin, ici, de revenir à un discours physicien dense des contraintes universelles énumérées précédemment et liées à la première des grandes constantes fondamentales de la science physique, celle qui a lancé la grande aventure de la révolution scientifique au XVIIIe siècle, et qui est celle de la gravitation universelle, la constante G de Newton.

Il n'est pas non plus nécessaire ici - cet écrit étant loin d'avoir la prétention dérisoire d'aborder des domaines extrêmement complexes à force d'être hésitants à présenter des tentatives d'explication des phénomènes aussi bien physiques que vitaux, mais comme on pourra le constater plus loin, ce texte a d'autres prétentions - de revenir au concept d'évolution, à part quelques remarques générales de profane dans le domaine.

L'évolution (ou principe d'historicité, ou en tant que trajectoire historique, à l'échelle cosmique, de l'univers depuis sa naissance - trajectoire posée comme postulat de commencement de l'Histoire de l'univers de la matière, toute la matière, ce qui vient avant l'Histoire nécessitant un autre postulat lequel pourrait être une contradiction ou une négation du postulat de naissance, et donc exigerait une autre logique de conception du non-univers) de la matière inerte à la vie est-elle essentiellement une suite ininterrompue de systèmes constitués et reconstitués de structures et d'organisations de plus en plus complexes qui s'emboîtent et se ré-emboîtent à l'infini, pour former des super systèmes (de l'infiniment grand à l'infiniment petit, puisque seule la complexité d'organisation définirait, dans ce contexte, un super système) qui s'autorégulent, pour aboutir à des systèmes hautement autonomes, à la recherche d'un milieu propice pour une tentative de reconstitution et donc de reproduction ?

Il n'est pas non plus nécessaire de revenir à la génétique, science du XXe siècle triomphant sur les décombres des sciences naturelles darwiniennes, et qui tenterait d'expliquer, avec désinvolture, la fabrication de la cellule vivante par les débris d'ADN constitués de milliards de lettres à bases chimiques combinées et recombinées trois par trois, avec une rigueur étonnante pour fabriquer les protéines nécessaires à la vie ! Non ! Il ne faut jamais perdre le sens poétique d'un quelconque exercice de style.

Il n'est nullement dans notre intention d'encombrer le présent propos d'une réflexion physicienne profane, sur l'évolution ou l'expansion de l'univers, ni d'une discussion enthousiaste d'un point de vue néo-darwinien ou sociobiologiste sur le gène égoïstea (ou altruiste !). Laissons ceci pour les doctes spécialistes en la matière. Avec une petite remarque cependant : quand le commun des enthousiastes, avec des connaissances élémentaires, aura-t-il la chance d'étancher sa soif de connaissance dans un domaine aux livres intimidants de formules rebutantes à force d'être obscures, par manque flagrant de pédagogie d'exposition et de transmission d'un savoir constitué ?!

J'éprouve un réel plaisir de novice découvrant des textes fondateurs, rarement vulgarisateurs, sur la physique des particules, et la physique théorique en général, de Schrodinger4 à Claude Cohen-Tanoudji5 en passant par le polymath mouvant, avec aisance, de la thermodynamique à la chimie et à la biologie, Illya Prigogine6, et je m'inspire en lisant des textes cultes sur le néo-darwinisme, la sociobiologie d'Ernest Mayr7 à Richard Dawkins8, en passant par E.O. Wilson9 et le biologiste éclairé qu'est Stephen Jay Gould10. Dans les noms précités il y a les partisans du «Selfish Gene» (Dawkins, Wilson), avec des arguments souvent imparables, et il y a ceux qui font œuvre de critiques désabusés (Gould). Mais l'ensemble est un groupe composite qui depuis plus de quarante ans s'impose dans le domaine très controversé de la philosophie et de la sociologie de la biologie.

Une dernière question - en dehors encore une fois de toute prétention d'apporter ici une énième pièce à conviction (ou suspicion) scientifique dans un domaine qui a de tout temps été un véritable labyrinthe d'écrits de tout calibre, qui tournent autour des questions fondamentales sur l'évolution et la co-évolution (ou l'évolution «coopérative», c'est-à-dire cette espèce d'échange d'informations entre les structures chimiques au niveau de l'acide nucléique, à l'intérieur de l'ADN). Est-ce que les formes de vie sont des structures dissipatives (une espèce d'entropie du biologique ou dissipation irréversible de l'énergie d'un système, ou d'un organisme, pour se maintenir en vie ; ailleurs l'entropie ou principe d'incertitude est nécessaire au maintien de l'équilibre pour un système autonome, dans le chaos environnant des forces et énergies dissipatives) qui naissent spontanément et totalement du flux et courant des micro et macro- processus ? C'est une question ardue, mais qui peut-être ne manquera pas d'attraits pour les avatars de la théorie de l'évolution.

Des questions, encore des questions, toujours des questions qui se prolongeraient à l'infini dans les deux sens ! Une toute dernière question à quatre sous pour clore ce mouvement emmerdant d'espièglerie questionneuse : est-ce que le savoir biologique ou neurobiologique poussé jusqu'à ses derniers retranchements, c'est-à-dire jusqu'à l'infiniment petit, avec son activité, son prolongement et ses configurations électrochimiques, pourrait, par un saut qualitatif, nous éclairer sur la plasticité du cerveau humain pour l'apprentissage et, par voie de conséquence, sur la construction du savoir humain ? De la neurobiologie à la neuropsychologie, et enfin aux neurosciences, il n'y a qu'un pas que certains théoriciens franchissent allègrement (J-P. Changeux)11, d'autres avec hésitation (R. Penrose)12.

Que la science, à l'aube de la civilisation humaine, soit d'abord un tissu de faits et d'expériences concrètes est une réalité incontournable, que la science soit devenue avec l'évolution de la société humaine un discours structurant la réalité de l'homme et de son environnement est un fait difficilement contournable, mais que la science devienne le seul prisme déformant, une œillère orientée dans une seule direction, est un signe des temps : jamais la liberté de l'homme n'aura été en aussi grand danger.

II - Ebauche pour une métaphilosophie

Le but d'une philosophie sans objet autre qu'elle-même, une philosophie de la philosophie, ou, en d'autres termes, une philosophie qui se penche sur sa propre architectonique, c'est de sortir des chemins battus d'oppositions scolaires entre les tentatives d'explication de faits dits objectifs, quantifiés et quantifiables, vérifiables, généralisables, ou des positions philosophiques qui mettent en exergue la relation sujet objet comme condition essentielle de la connaissance (ni sujet pur ni objet pur, ni existence pure : rien n'est saisi en dehors d'une relation), une appréhension du sujet dans sa réalité concrète et l'interprétationb de l'événement unique en lui-même et non répétable, ou de tenter de couper la poire en deux et de mettre, avec force spéculations, des ingrédients appartenant à l'une et à l'autre des positions pour donner un sens au «perceptible». En parlant de réel perceptible, je ne puis m'empêcher de songer à cette boutade croustillante émise par Clément Rosset, philosophe contemporain (lui aussi ayant eu, on peut le deviner, son overdose de «réel» après tous ces siècles de triturations spéculatives dans toutes les branches de la connaissance, de ce réel aveuglant à force d'être obsédant), et qui disait qu'après tout « s'il [ce réel] insiste et tient absolument à être perçu, il pourra toujours aller se faire voir ailleurs ».

En remontant un peu plus loin dans le temps, c'est-à-dire au tout début du XXe siècle, cette dialectique envahissante du réel me remet à l'esprit une autre dialectique, une espèce de dialectique hégélienne revue et rendue élastique, par Octave Hamelin, philosophe beaucoup moins chanceux que Bergson, son contemporain exact qui a su s'imposer en France et à l'étranger durant la 1ère moitié du siècle. Octave Hamelin est mort d'une double noyade, celle concrète où le malheureux, alors en vacances dans la région des Landes (Sud-ouest de la France), s'est noyé en voulant sauver des flots une jeune amie. C'était en 1907, juste après la soutenance de sa thèse intitulée «Essai sur les éléments principaux de la représentation», et qui est l'œuvre d'une vie, une systématisation conceptuelle et relativiste, une reconstruction, qui s'inspire de Hegel, des termes clés de la dialectique. La deuxième «noyade» est l'oubli total et injuste qui a touché son œuvre.

Pourquoi Hamelin ? Parce que, tout simplement, chez Hamelin, à travers une espèce de pragmatique (peut-être un peu avant, peut-être en même temps que se développait le pragmatisme de William James, de C.S. Peirce et de John Dewey, où le terme désignait essentiellement une théorie du sens et de l'action), la dialectique du réel est prise à partie, en termes de «rapports» (dans un système de relations), d'oppositions et de «contradictoires», et cette pensée s'achève ainsi en une sorte «d'idéalisme systémique», projetant en dernière instance une philosophie de la personne humaine et une « affirmation de l'Esprit comme activité libre ». Tout un programme de systématisation idéaliste, qui utilise le réel (orientation de la pensée dialectique vers la réalité concrète) et son «double» (une métaphysique de la personnalité et de l'Esprit libre). C'est une philosophie sans objet réel si ce n'est une réflexion sur l'articulation d'une dialectique qui tend vers un idéalisme de type hégélien. Elle relativise et le discours analytique et les méthodes synthétiques hégéliennes, épouse parfois un idéalisme pythagoricien, sans être réellement une conception idéaliste de l'unité, des nombres, du temps.... Le sentiment d'insatisfaction (à l'égard des philosophies précédentes) et les hésitations globales quant aux contours précis que prendra sa philosophie, sont caractéristiques de cette pensée :«...[N]ous nous avouons phénoméniste, pourvu qu'on n'attache à ce mot aucune idée d'empirisme ; ou, si l'on aime mieux, nous sommes idéalistes au sens où le furent les Pythagoriciens quand, renonçant aux supports physiques sur lesquels leurs prédécesseurs avaient fait reposer ces déterminations, ils prirent comme l'étoffe même des êtres, le fini, l'indéfini, l'unité [...] La réalité vraie n'est pas le prétendu réel des écoles dites réalistes, c'est le rapport, plus ou moins riche d'un contenu qui fait corps avec lui parce que ce contenu est lui-même rapport. Le monde est une hiérarchie de rapports de plus en plus concrets jusqu'à un dernier terme où la relation achève de se déterminer, de sorte que l'absolu est encore relatif [...] C'est le relatif parce qu'il est le système des relations et aussi en un autre sens, parce que, terme de la progression, il est le point de départ par excellence de la régression. Dans cette conception où pour mieux dire, chaque chose est l'ensemble de ses relations avec les autres, terme d'un progrès, point de départ d'une analyse, chaque essence se définit sans danger de cercle vicieux. On trouve par la synthèse ce qu'elle doit contenir et on y retrouve ce contenu par l'analyse. C'est encore là un cercle, mais il n'est nullement vicieux [...] Tel est le résultat auquel on parvient, semble-t-il, quand on donne à la relativité de la connaissance le sens précis qu'elle comporte, c'est-à-dire quand on le définit comme étant l'opposition suivie de la synthèse. Si, lorsqu'on affirme que la connaissance est relative, il ne faut pas entendre que chaque notion tienne à une rigoureuse infinité de rapports, cette relativité n'est pas comme on l'a cru quelquefois un obstacle au savoir ; elle en est le moyen ».

Même si cette philosophie apparaît hésitante dans ses orientations, elle est en définitive loin d'être sans intérêt parce que, et c'est là sa force, elle relativise les systèmes philosophiques précédents, et la connaissance en général, et laisse la porte ouverte à des reconstructions (à leur tour relativisées) des savoirs constitués.

Ces dernières remarques nous amènent à introduire, indirectement, une comparaison entre Hamelin et notre regretté ami et philosophe A. Bellal. Les deux philosophes n'ont presque rien de comparable au sens de contenu de travaux ou de système de pensée, si ce n'est la mort prématurée avant que chacun n'ait pu accomplir son projet philosophique qui, pour l'un consiste à couronner son oeuvre, et arriver à une unité systématique de son programme de pensée et de reconstruction d'un savoir philosophique (la plupart des travaux de Hamelin sur Aristote, Descartes et Renouvier avaient été publiés après sa mort), pour l'autre une réflexion, qui est restée au stade de projet à réaliser, sur une architectonique d'un savoir constitué, et qui hélas ! n'a pu voir le jour. Il y a bien des années que la conception du thème et de son écriture, que nous partagions ensemble à la fin des années 80 et début 90, nous trottait à l'esprit. Nous avions, à l'époque, accoutumé tous les vendredis matin de nous réunir autour d'une table, dans cette espèce de cité-dortoir qu'est devenu le village du Khroub, tout au bout de la Route Nationale, dans un café alors tout clinquant, en face des Docks.

Nous avions, après plusieurs semaines de rencontres à la même place, abouti à un projet d'un livre (!), ou du moins à un long article, que l'on devait écrire conjointement, sur une série de questions autour d'un savoir scientifique constitué et les questions métaphysiques que peuvent soulever ces dernières. Notre philosophe était portée, dans ses propos, à une approche kantienne, à une architectonique - mot kantien qu'il prisait beaucoup - e, non pas seulement comme un art des systèmes et de leurs organisations, mais plutôt comme une approche méthodologique à la connaissance scientifique en général, repensée à la lumière des idées contemporaines en philosophie générale et en philosophie des sciences.

J'étais beaucoup plus porté vers une approche de type kuhnien, en termes de paradigmes propres à une ou des communautés scientifiques qui partagent le même idéal de pensée, les mêmes méthodes. Nous avions trouvé un terrain d'entente autour du concept d'architectonique. Je lui parlais avec enthousiasme des quelques conférences de T.S. Kuhn vers le milieu des années 80, à l'University Collège of London, auxquelles j'ai assisté alors que j'étais chercheur en psychologie cognitive à l'Institut d'Education de l'Université de Londres. Kuhn avait présenté en 1987, dans ce même collège, une série de conférences qui s'intitulaient «Past Science regained», «Past Science portrayed» et «Past science embodied», ce qu'un professeur, qui présenta le philosophe à l'audience, appela d'une manière significative, non sans une petite pointe d'humour, «Paradigm lost» et «Paradigm regained».

L'idée essentielle, en dehors de la relativisation de la connaissance, autre caractéristique de la pensée kuhnienne, est celle qui consistait à présenter cette histoire et philosophie de la science en termes de discours propres à chaque période d'évolution du savoir humain, ce qui nous rappela, avec un certain plaisir, une conception qu'aimait beaucoup notre enseignant de philosophie, au tout début des années 70, c'est-à-dire une histoire des idées en termes de : «Discours de l'Antiquité», «Discours de la Raison» et «Discours de la Modernité» (un discours qui commença à se répandre après la révolution newtonienne en physique).

Cette conception donnait davantage d'intérêt, à nos yeux, à cette série de conférences. Une idée sous-jacente à cette conception kuhnienne, est que les communautés sociales peuvent être comprises en termes de communautés de discours à l'intérieur desquelles les jeux de combinaisons et d'évaluations des assertions et croyances, comme porteurs de vérité ou de fausseté, peuvent être circonscrits. Au cours de cette présentation, un problème a été soulevé, et qui est celui de savoir quelle est la différence de points de vue entre le philosophe des sciences et l'historien des sciences. L'idée avait été déjà évoquée quelques années auparavant par Bernard Cohen, historien des sciences distingué, dans un chapitre intitulé «History and the Philosopher of Science» (texte présenté lors d'un symposium sur la philosophe des sciences, et publié sous la direction de Frédérick Suppé, philosophe des sciences, épistémologiste, «The Structure of Scientific Theories», 2nd édition, University of Illinois Press, 1977). La différence pour Cohen tient dans le type de questions qu'ils posent : pour Popper, philosophe des sciences, il s'agit de savoir si la théorie newtonienne, réduite à l'essentiel, est consistante avec (et donc dérivée de) une théorie képlérienne ou une théorie galiléenne. Mais l'historien des sciences a un autre but : celui de savoir s'il y a une possibilité de trouver une information documentaire qui montrerait comment Newton a découvert sa théorie, à travers une série d'étapes logiques, partant des résultats de Kepler et de Galilée. Croyait-il que sa théorie est déductible des lois de Kepler et de Galilée ? En clair, l'historien doit faire attention à ce que l'analyse logique propre au philosophe ne le détourne pas des aspects significatifs des processus psychologiques de pensée (c'est-à-dire, psychologiquement, la compréhension du comment Newton fit ses découvertes, et non pas les aspects logiques ou extra logiques de la créativité scientifique, qui sont les ingrédients de l'argumentation d'un philosophe des sciences) d'un Newton, d'un Kepler, d'un Galilée, d'un Darwin ou d'un Einstein.

Cette brève parenthèse sur Kuhn, nous avait aiguisé l'appétit sur une architectonique d'un savoir constitué, qui entrerait dans le cadre des discours précités. Mais la maladie et la mort sont venues brusquement interrompre tout un programme de réflexion, et emportèrent à jamais un authentique philosophe.

Cette idée de systèmes de savoirs organisés qui se penchent sur leurs propres questionnements, ou architectonique tant prisée par notre philosophe disparu, nous ramène à une philosophie sans objet autre qu'elle-même (dans le sens où l'objet n'est pas projeté en finalité, érigé en systèmes de références contraignants, n'ouvrant pas la porte à la relativité de la connaissance, et donc condamnés à être stériles) pourrait aboutir à une métaconnaissance dont les instruments essentiels sont un questionnement et une relativisation méthodiques. Des tentatives, dans la 2ème moitié du XXe siècle, avec plus ou moins de succès - selon que l'on se place ou non dans le ou les courants de pensée systématiquement opposés -, plus ou moins de perspicacité, de vision critique ou éclairée, d'ironie mordante ou désabusée, ont été faites par des auteurs connus dans le domaine de la philosophie des sciences (T.S. Kuhn13, P.K Feyerabend14) ou, d'un point de vue d'une philosophie de l'interprétation, ou herméneutique (Paul Ricœur)15.

La question est de savoir, dans tous ces courants de pensée confondus, « s'il existe des règles universelles de validité présidant à toute discussion possible et à toute argumentation rationnelle ».

Pour retourner une dernière fois, dans cet écrit, à cette fièvre du questionnement, on pourrait dire qu'un questionnement est stérile quand il spécule sur lui-même, en prenant prétexte de clarifier d'obscures gesticulations de l'esprit qui gagneraient du temps, pendant tout le temps que prendrait le déchiffrement et l'exploration d'un labyrinthe compliqué de formules sans issue (es) vers la salle du trésor de la pensée fructifiante.

Dans un autre sens, un questionnement pour faire le vide en soi a peut-être quelque intérêt, quand il aura éliminé les derniers vestiges obstinés d'un discours scolaire ou académique fermé sur lui-même, avec ses pesanteurs dont l'influence à long terme est néfaste sur le psychisme, et poserait ainsi quelques fondements en plus pour une thérapie du désespoir.

Et, pour finir, un questionnement qui bâtirait une réflexion sur la construction et le devenir d'un savoir philosophique, avec la conscience de et la distanciation nécessaires par rapport à ce questionnement enchâssé dans la réflexion, poserait de nouveaux jalons pour une architectonique, à part entière, d'un savoir patiemment constitué.

Notes:

a - Est-ce que les gènes se comportent d'une manière intelligible ou agissent-ils mécaniquement dans l'immense puzzle de la vie ? (Voir R. Dawkins, The Selfish Gene, 2ème édition, Oxford University Press, 1989).

a1- Bear, Mark F; Connors , Barry W ; Paradisio , Michael A (2010) Neurosciences : à la découverte du cerveau. Wolters Kluewer France. Editions Pradel (3ème édition)

b- C'est loin d'être, ici, une critique indirecte de la phénoménologie de l'action (et dans son prolongement l'herméneutique de l'agir) de l'homme agissant et souffrant, chère à la pensée critique de Paul Ricœur. La remarque est générale et se pose à l'origine de la phénoménologie husserlienne.

c- Clément Rosset, Le Réel et son double, Gallimard, 1984.

d- Hamelin, Essai sur les Eléments Principaux de la Représentation, 2ème édition, F. Alcan, Paris, 1925, pp. 18-20.

e- « J'entends par architectonique l'art des systèmes. Puisque l'unité systématique est ce qui, simplement, transforme une connaissance commune en science, c'est à dire ce qui, d'un simple agrégat, fait un système, l'architectonique est donc la doctrine, de ce qu'il y a de scientifique dans notre connaissance en général, et elle appartient ainsi, nécessairement, à la méthodologie » (Emmanuel Kant « Critique de la Raison Pure », Garnier-Flammarion, 2001, p. 674. Traduction et notes par Alain Renaut.

f- Paul Ricœur, L'Universel et l'Historique, inédit, in Magazine Littéraire, Spécial Ricœur, Septembre 2000, n° 330.

Bibliographie:

1- Ludwig Boltzmann (1 844-1906) physicien autrichien, auteur bien connu de la théorie cinétique des gaz, élargie plus tard en mécanique statistique. Voir la sélection de textes de Boltzmann, éditée par B. MC Guiness (Londres, 1974) «Ludwig Boltzmann Theoretical Physics and Philosophical Problems. Selected witings»; Voir aussi le chapitre 4, d'« Ordre out of Chaos », Ilya Prigogine et Isabelle Stengers (Fontana Paperbacks, 1984).

2- Max Planck (1858-1947). Physicien Allemand.

« The origin and Development of the quantum Theory » Oxford University Press, 1920 Leçon inaugurale, après l'obtention du prix Nobel, en 1918.

«The Universe in the Light of Modem Physics «London, Allen & Unwin, 1933. «The New Science» (Selections) New York, Meridian, 1959. Sur Max Planck, en général, voir «Scientific Autobiography» London, Williams Norgate, 1950.

3- Albert Einstein (1879-1955). Il y a des études innombrables sur Einstein, qu'il n'est point besoin, ici, en augmenter la liste. Signalons seulement une série de témoignages critiques dans une collection éditée par Paul Arthur Schillp (Library of Living Philosophers, London, CambridgeUniversity Press, 1949).

« Albert Einstein: Philosopher-Scientist ».

4- Erwin Schrôdinger (1887-1961). Physicien autrichien (Prix Nobel, 1933, avec Paul Dirac, Physicien anglais).

« Collected Papers on Wave Mechanics » London, Blackie, 1928.

«What is Life? The physical aspect of the living cell»

London, Cambridge University Press, 1944.

«Expanding Universes», London, Cambridge University Press, 1956 «Mind and Matter « London, Cambridge University Press, 1958.

Sur Schrodinger, voir» Erwin Schrodinger : An introduction to his writings» par WilliamT. Scott. University of Massachusets Press, 1967.

5- Claude Cohen-Tanoudji (né en 1933). Physicien français. A publié « Les constantes Universelles» (Hachette) «La Matière espace-temps» (Fayard), avec M. Spiro, «L'horizon des Particules» (Gallimard), avec J.P. Bâton. Travaux publiés avant l'obtention du prix Nobel de physique, en 1997, en compagnie de Steven Chu et William D. Phillips. Le prix lui a été attribué en raison de sa contribution au développement de méthodes « permettant de refroidir et de piéger des atomes au moyen de lasers ? » (Les Cahiers de Science et Vie, N° 60, Décembre 2000).

6- Ilya Prigogine (19 17-2003). Chimiste et philosophe belge d'origine russe.

Prix Nobel en 1977 pour ses travaux sur la thermodynamique hors équilibre et les structures dissipatives.

Il ya Prigogine et Isabelle-Stengers « La nouvelle Alliance : Métamorphose de la Science ». Paris, Gallimard, 1979. L'édition anglaise remaniée et complétée a été publiée en 1984, sous le titre: « Order Out of Chaos: Man's new dialogue with nature » fontana paperbacks, 1984.

7- Ernest Mayr, (1904-2005) biologiste et philosophe américain « La biologie de l'évolution» Hermann, Paris, 1981.

(Publié antérieurement en anglais sous le titre «Evolution and the Diversity of life» Harvard Univesity Press, 1977).

8- Richard Dawkins (né en 1941). Ethologiste anglais « The Selfish Gene », 2ème édition, Oxford University Press, 1989 ; «The Blind Watchmaber», Penguin Books, 1986 ; « The Ancestor's Tale : A pilgrimage to the Dawn of life », Houghton Mifflin Harcourt , 2016 (second edition, co-written with Yan Wong).

9- Edward, O. Wilson (né en 1929). Biologiste américain. « Sociobiology. The new synthesis » Cambridge, Massachussets, Harvard University Press, 1975.

10- Stephen Jay Gould (1941-2002). Paléontologiste américain «The Panda's Thumb. More reflections in Natural History» New York, Norton, 1980. «The Mismeasure of Man» Pelican, 1981.

« La structure de la théorie de l'évolution », Gallimard, 2006 (2002, Harvard University. Press).

11- Jean Pierre Changeux (né en 1936), biologiste français. « L'homme neuronal », Paris Fayard, 1983.

12- Roger Penrose (né en 1931). Mathématicien et physicien britannique. «The Emperor's New Mind : Concernnig computers, Minds and the Laws of Physics» Oxford University Press, 1989. «Shadows of the Mind. A Search for the Missing Science of Conscionsness» Oxford University Press, 1994.

13- Thormas Samuel Kuhn (1922-1996). Philosophe et historien des sciences américain. «The Structure of Scientific Revolutions» Chicago, University of Chicago Press, 1962 (2eme édition: 1970).

«The Essential Tension: Selected Studies in Scientific Tradition and Change» Chicago, University of Chicago Press, 1977.

14- Paul Feyerabend (1924-1994). Philosophe autrichien.

a. «Against Method» London, New Left Books.

b. «Problems of Empiricism» (Philosophical Papers, V.2), Cambidge University Press, 1981.

c. «Farewell to Reason», London, Verso, 1987.

15- Paul Ricoeur (1913-2004). Philosophe français.

- «Temps et Récit» T. 1: L'Intrigue et le Récit historique. T2 : La configuration dans le récit de fiction. T.3 : Le temps raconté.

Editions du Seuil, 1983, 1984, 1985 (rééditions, collection « Points Essais », 1991)

- « Du texte à l'action: essais d'herméneutique », Paris, Editions du Seuil, collection « Esprit », 1986.

- « Soi-même comme un autre », Paris, Editions du Seuil, collection L'ordre philosophique », 1990 (réédition, collection « Points Essais », 1996).

- « La Mémoire, l'Histoire, L'oubli », Paris, Editions du Seuil, 2000

« De l'interprétation. Essai sur Freud » Paris, Editions du Seuil, collection - « L'ordre philosophique », 1965.

- « Histoire et Vérité », Paris, Editions du Seuil, collection « Esprit », 1955

- (3ème ed.1967) (Editions Cérès, 1995).

*Universitaire et écrivain