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Rendre grâce à ce qui nous est donné

par Arezki Derguini

Il nous faut rendre « grâce » aux dons qui nous sont faits, tant à ceux de nos parents, de nos maîtres qu'à ceux innombrables de la nature. Depuis que nous avons été dépossédés, depuis les centres de regroupements coloniaux, nous avons appris à recevoir sans pouvoir rendre, à prendre sans devoir rendre.

Nous ne rendons pas grâce à toutes ces commodités que nous avons l'habitude de disposer : à l'air que nous respirons, à l'eau que nous buvons, à l'électricité qui nous éclaire, au gaz avec lequel nous nous chauffons et faisons cuire nos aliments. Il nous faut en perdre l'habitude pour découvrir combien nous y sommes attachés. Nous achetons l'eau que nous pouvons désormais acheter sans trop y penser. De ne plus aller la chercher à la source, de l'avoir transportée à l'intérieur de nos demeures, de l'avoir mis en bouteille, nous n'avons pas ou plus le sentiment. Nous évaluons le gaz moins que ne coûte sa production, non pas comme il en coûte à la nature ou ce qu'il nous coûte globalement, mais ce que nous coûte son obtention. Les étrangers l'extrairaient gratuitement pour nous que cela nous conviendrait. Nous disposons d'un droit collectif sur nos richesses naturelles, nous méritons sa gratuité, jusqu'à leur épuisement qui oserait nous en demander le prix ? Tout se passe comme si son absence nous laisserait indifférents ou comme si nous nous enchaînions à des habitudes sans en avoir le sentiment.

L'expérience du manque et l'administration de la rareté

Faut-il que nous fassions l'expérience des conséquences de leur manque pour que nous puissions reconnaître ce qu'il coûte de disposer de toutes ces commodités ? Je crois que oui. Mais je crains que l'expérience du manque risque de nous être inutile, car serons-nous alors en mesure de le combler ? Il sera peut-être trop tard. La raison en est qu'il ne nous aura pas suffi d'apprendre à consommer pour savoir produire. Car nous n'avons pas appris à consommer productivement. Nous avons privilégié la consommation improductive tout en faisant semblant de produire, l'économie publique a beau avoir singé la production mondiale avec sa politique d'import-substitution, nos esprits sont restés imperméables à la consommation productive, la production est restée hors de nous. Il nous faut cesser de mettre la nature hors de nous-mêmes, comme si l'on pouvait s'en détacher, lui tourner le dos. Il faut remettre notre consommation dans la production et notre production dans celle de la nature. Notre production ne fait qu'améliorer celle de la nature. L'air que nous respirons, l'eau que nous buvons, les aliments que nous absorbons ne sont pas hors de nous. Nous devenons eux, ils deviennent nous. D'avoir perdu ce sentiment et de nous être transformés en force géologique inconsciente, nous menaçons nos conditions d'existence naturelles.

Pour que l'expérience du manque puisse nous être utile, pour que nous puissions ressentir la nature en nous, ce qu'il en coûte de transformer ses « dons », l'expérience doit être dirigée. Il faut que le manque puisse être surmonté par la production. Il faut une administration de la rareté avec pour vecteurs directeurs une valorisation de ce qui peut nous enrichir et une dévalorisation de ce qui peut nous appauvrir. Car la rareté s'administre par nos préférences acquises, nos politiques et nos réussites. Notre consommation ne doit pas se scinder en consommation de riches et une autre de pauvres, ce à quoi peut nous conduire une libéralisation aveugle. Nos riches dirigent notre consommation, c'est eux que nous imitons. Ils doivent consommer ce dans quoi ils investissent et ce dans quoi nous innovons, qu'ils consommeront les premiers, mais que nous consommerons après eux. Pour cela, il faut que l'offre puisse être élastique disent les économistes. Or cela n'est pas évident, nous sommes coincés dans le besoin de biens dont notre offre est inélastique. La difficulté de production est trop grande. Nous sommes réduits à exporter nos matières premières pour consommer indifféremment de ce que nous produisons. Nous sommes entrés tête baissée dans l'ère de l'automobile personnelle. La démocratie signifie pour nous consommer davantage. Il faudra réviser nos attachements, redescendre sur terre, nous rappeler les milieux dans lesquels nous vivons, leur potentiel et ce qui vit en nous. Faire l'expérience de ce que coûtent nos attachements pour en faire le tri, tel doit être le principe de notre politique, si nous voulons que ce à quoi nous tenons le plus puisse être préservé.

Nous avions décidé de produire toute notre électricité avec du gaz, nous ne pouvons pas dire que le gaz n'avait pas une autre valeur pour nos foyers que celle dont nous payons le prix. Nous ne pouvions pas ignorer les bienfaits du gaz dans nos foyers ni le fait qu'il ne dépend pas de nous. Comment a-t-on pu considérer que notre énergie, celle qui anime toute notre vie, pouvait être une énergie fossile en quantité limitée dont la production est si éloignée de nous et que nous consommons plus vite que la nature ne met de temps à produire ? Nous sommes vraiment mal branchés. On est allé jusqu'à fermer des usines hydroélectriques, sous prétexte qu'elles étaient de petites productrices alors qu'il fallait penser les multiplier. Il aurait été moins coûteux d'être plus proche de la nature, plus facile d'en prendre soin que de considérer gratuit ce qui ne l'est pas. La centralisation de la production d'électricité, mais pas seulement, est le moyen qui donne à une minorité la possibilité de faire de grosses affaires, la décentralisation est le moyen de leur enlever cette possibilité, voilà pourquoi les partisans de la monopolisation du pouvoir s'y opposent encore. Intérêts privés et républicains (on en connaît un seul type) font bon ménage. Ils se tapent dessus, mais ne divorcent pas. On se serait probablement tourné vers l'uranium pour acheter les usines et vendre l'électricité si cela était possible. On va essayer de le faire avec le solaire. On fera croire pour cela que les panneaux solaires, affaire de la Chine et de l'Allemagne, peuvent être notre affaire.

Compétition et dispute

Pourquoi ne nous soucions-nous pas de ce qui nous est donné ? Pourquoi croyons-nous que ce qui nous est donné est gratuit ? La réponse est que nos disputes nous focalisent sur ce que nous coûte sur-le-champ ce qui nous est donné. Comme des enfants les faveurs des parents, notre cadrage est déficient. Elles nous font prendre, ce qu'il n'est pas exigé d'acheter, sans laisser de place à la contrepartie, au coût différé, à ce qu'il nous aurait fallu comme remettre à sa place. L'économie politique classique ne croyait pas au don gratuit de la nature, ni que le coût différé pouvait être reporté indéfiniment, ni que la difficulté de production pouvait être indéfiniment surmontée. Elle avait pour horizon une économie stationnaire. Les révolutions industrielles et scientifiques nous ont fait croire à une croissance éternelle, que la Science pouvait prendre et laisser tomber ce qu'elle voulait. Ce sentiment a duré longtemps, trop longtemps, et les coûts différés mis de côté se révèlent incroyables.

Nous oublions aussi que ce que nous donne la nature ne nous est pas donné à nous seuls, que s'il ne peut ou ne doit pas être rendu à la nature, il doit l'être à nos descendants. Nous exproprions les générations futures de la propriété collective d'un capital naturel, animés de la croyance qu'en le convertissant en capital économique et en le privatisant, qu'en le concentrant dans quelques mains nous rendons plus à nos descendants que nous leur prenons. Le mythe de la croissance éternelle, notre anthropocentrisme et notre égoïsme nous font croire que nous pouvons mieux faire que la nature et nos descendants. Perchés au-dessus de la nature, la pensée de prendre pour mieux rendre, de rendre pour mieux recevoir dans la nature n'habite plus nos esprits. Ce n'est pas un hasard si le rêve des plus riches est de décoller de la nature. C'est la trajectoire dans laquelle nos paradigmes nous ont inscrits depuis longtemps. C'est un des rêves immémoriaux de l'humanité : s'émanciper de la nature. Détruisant les cycles naturels dans lesquels nous produisons, il ne nous reste plus qu'à trouver une nouvelle Terre.

Outre ces attachements et ces croyances datées, un autre biais nous guide : nous nous soucions peu de ce qu'il peut nous advenir collectivement. Nous importe notre état relativement aux autres. Nous craignons d'être désignés personnellement par le malheur. Nous craignons plus le malheur qui nous distingue que celui qui nous touche tous. C'est que de sujet collectif nous n'avons plus fait l'expérience depuis longtemps. Nous avons cessé d'apprendre à triompher collectivement des malheurs qui atteignent nos personnes. Les quelques expériences collectives que nous avons pu avoir sont trop entachées de quelques misères pour pouvoir être exhibées. Nous sommes comme mal trempés. Nous avons été plongés trop longtemps dans un état de guerre civile latent qui est devenu comme un état de nature. La colonisation a introduit l'État hobbesien, les opportunismes se sont multipliés, la crise des autorités n'a pas cessé de se renouveler.

J'emploie souvent le terme de dispute en lieu et place du terme compétition. Il nous faut voir que la compétition qui est érigée en principe par l'économie de marché est une « compétition sur rail ». La compétition est trop souvent un euphémisme pour désigner une dispute. Tout se passe comme si ce qui était marginal, ce qui ne pouvait être au temps de la tribu que le fait des hinterlands tribaux, a gagné toute la société. Nous n'avons pas conçu notre société à l'image de nos villages, de nos tribus, mais à l'image d'un monde étranger dont nous n'arrivons pas à tirer l'ordre du désordre.

La compétition dont on peut faire un principe est celle qui est mise sur les rails de l'économie du don et pas de l'économie de bazar. L'économie de marché suppose un état de droit. Un état de droit suppose une économie du don bien réglée. Il ne s'appuie que marginalement sur la force. Le monopole de la violence ne suffit pas au droit. L'économie de marché qui oublie qu'elle émerge d'une économie du don bien réglée, que la production marchande est prise de part en part dans une production non marchande, sociale et naturelle, dégrade la compétition en dispute sous la surveillance de la force. Donner pour mieux recevoir, exige que l'on ne détruise pas ce qui donne, mais qu'on l'entretienne, le cultive, le soigne. Les religions utilisent le terme de grâce, parlent de « rendre grâce » à ce qui nous est donné. Dans les termes de l'économie du don, donner pour mieux recevoir, non pas sur-le-champ (donnant-donnant comme dans l'économie de marché qui s'apparente davantage à une dispute réglée), mais durablement, donc du point de vue autant humain que non humain. De sorte que la nature puisse rendre plus qu'on ne lui donne. La « compétition sur rails » est celle qui donne plus qu'elle ne reçoit, qui permet à la vie de mieux être.

La joie de donner doit être celle de la vie tout entière. Bien sûr, la joie ne peut aller sans la peine, chacune logeant quelque part dans l'autre. Le tout est de savoir la façon dont elles alterneront, comment elles se succèderont, si le printemps suivra l'hiver. Le malheur de la dispute qui couvait sous le bonheur de la consommation, de la dissipation du capital naturel, est sur le point de faire surface. La question est de savoir ce que cette émergence à la conscience va nous faire faire : était-ce vers cela que nous voulions aller ? Beaucoup, cachés dans notre cécité, y sont déjà préparés.

La crise des autorités civiles et politico-militaires est inséparable de la crise de l'économie du don et de la transformation de la compétition ordonnée en disputes. La compétition est dispute lorsqu'elle n'est pas ordonnée, lorsqu'elle manque d'autorités d'arbitrages. L'indépendance a montré que ceux qui étaient montés aux djebels pour prendre la part que leur déniait la colonisation sont ceux qui se sont le mieux préparés à ce qui allait advenir. Avec les biens vacants, l'indépendance a révélé la crise profonde dans laquelle se trouvaient les autorités. Les autorités postcoloniales qui se prétendaient de substitution n'ont pas gagné la confiance sociale. Les vainqueurs se sont cru les autorités légitimes, un faux culte a été dressé aux martyrs. Il est plausible de soutenir que les nouvelles autorités avaient le souci de ne pas laisser les institutions être investies par le reste des anciennes élites, mais ce n'était encore qu'une dispute. Elles finiront par s'allier à elles dès que les rapports de force leur seront devenus plus favorables. L'ensemble n'a pas gagné en autorité, nous continuons de nous disputer le legs colonial.

La compétition au service du contre-don

Le contre-don différé supérieur au don alimente la compétition, il n'est rival que lorsqu'il ne peut qu'instaurer et stabiliser une asymétrie de position, une structure de domination. Dans la société tribale pour éviter une telle situation le contre-don est dépersonnalisé. La relation de dépendance est restreinte aux parents et enfants. On n'est pas obligé de rendre à celui qui donne, mais à la collectivité. À l'intérieur du clan, on fuit le face-à-face, on ne se défie pas. La « surenchère » collective en matière de contre-don peut donner une certaine place à l'individu dans le groupe, elle peut donner lieu à la formation d'un « capital symbolique » qui ne pourra être entretenu que si l'individu se voue à dépenser et non à accumuler. Autrement dit dans l'économie du don l'accumulation du « capital symbolique » n'a pas pour destin de se convertir en capital matériel et financier, pour but d'attacher à l'individu un capital matériel[1]. Dans la société de la production pour autrui, le capital symbolique s'attachera à l'innovation et à sa diffusion. Si la « surenchère » collective en matière de contre-don peut se poursuivre dans la production pour autrui, autrement dit dans la compétition collective (entre les institutions et les entreprises), si elle peut s'équilibrer régulièrement grâce à la diffusion de l'innovation, l'occasion de rendre davantage entretient la compétition et améliore la production pour autrui et l'économie du don. Lorsque l'individu donne ou se donne à une action collective qui à son tour donne ou se donne à la collectivité et que les autres actions collectives lui répondent dans le même esprit, autrement dit s'efforcent de rendre davantage, non pas directement, mais indirectement, la compétition collective élargit l'économie du don et stimule la production pour soi et pour autrui. Des « capitaux symboliques » se constituent, non pas pour concentrer la richesse, mais assurer sa diffusion. Ce n'est que quand l'économie se sépare de la société et de son économie du don, acquiert sa logique indépendante, que l'accumulation devient la fin dernière, que le profit devient un but personnel. Lorsqu'un collectif innove, améliore son action et permet la diffusion de son innovation, la production du don (l'épargne de la société) et du contre-don (le retour sur investissement) s'étend. Nous pouvons traduire toute l'économie et la société en termes d'action collective. L'entreprise est une action collective, la banque une entreprise de collecte et de distribution de l'épargne, le marché est une rencontre dans la société entre des consommateurs et des producteurs. Pour mieux servir nos parents et nos enfants en développant nos actions collectives, en partageant l'innovation, nous donnons davantage pour améliorer leur santé et leur éducation. Le cercle de l'économie du don n'est pas rompu par celui de l'économie du marché, l'économie du don est la partie invisible de l'économie de marché d'une société solidaire.

Le déséquilibre des comptes de la sécurité sociale s'interprète comme une distorsion de la relation de solidarité entre parents et enfants, entre actifs et inactifs, causée par l'intrusion d'une ressource que ne renouvèle pas la relation de don et de contre-don. Le don (anonyme de la société) n'est pas suivi d'un contre-don (des individus). On se retrouve comme avec une situation où les enfants ayant reçu de la société leur éducation et leur entretien sont incapables de rendre à leurs parents. Les actions collectives ne rendent pas plus qu'elles n'ont reçu. Leur mauvaise performance s'explique comme l'absence d'émulation dans l'échange de dons et de contre-dons, les contre-dons ne suivent pas les dons. Nos actions collectives ne sont pas performantes, parce qu'elles sont truffées de « passagers clandestins »[2] qui sont intéressés pour prendre plus qu'ils ne donnent et non par le capital symbolique que rendrait un rendement performant de l'action collective[3].

Ces distorsions dans la relation de don et de contre-don s'expliquent par le fait que nous sommes passés sans transition d'une économie du don et du contre-don à une économie du don sans contre-don. À l'indépendance, on a supposé que la société ne pouvait pas rendre ce que l'État lui donnait, mais on a oublié que cela était dû au fait que la société était séparée de ses richesses du fait de leur monopolisation par la puissance publique. Nous avons laissé tomber alors la règle recevoir c'est rendre et nous nous sommes finalement retrouvés dans une économie étatique de distribution, avec un État propriétaire des principales ressources, un État régulateur et des marchés publics. L'action collective, les banques et les entreprises ont été prises de part en part par une économie d'État : un État actionnaire, un État régulateur et un État client. L'économie peut alors se résumer à une gestion des flux monétaires et une création de flux financiers. Les entreprises et les banques sont devenues des instruments de distribution du revenu public, de création de flux financiers qui vont alimenter l'entretien d'un revenu public et la formation d'un capital privé. Le circuit économique qui organise la répartition des flux étant animé par une économie du don sans contre-don supérieur au don se rétrécit. La compétition sociale ne visant pas au développement d'une économie du don et du contre-don, ne pouvant pas s'en tenir à une distribution égale du revenu, il en résulte une distribution inégale du revenu public que l'on refuse de penser. Avec la prise de conscience du fonctionnement du système, les « fuites » finissent par être mieux administrées. Que peuvent faire d'autre l'État et ses administrateurs ? Ils finissent par sacrifier les plus exposés et sauver ceux qui peuvent l'être. Nous subissons les conséquences de nos actions passées.

La rupture du circuit de l'économie du don

La rupture de la relation du don et du contre-don entre les parents et les enfants, du cercle qui faisait l'économie du don, a été rendue possible par l'intrusion intempestive de l'État et des ressources non renouvelables. L'intrusion a rompu le cercle au lieu de s'y intégrer.

Le don aurait dû être celui des parents eux enfants et aux proches avant d'être celui de la société et de l'État. Le don fait aux parents de la rente aurait dû être rendu après que cela aurait été rendu possible (démonopolisation). La solidarité de fait est passée de la collectivité la plus étroite à la plus large. Dons et contre-dons familiaux ont été rompus en partie et réduits au minimum. Nous n'avons pas fait l'expérience du don et du contre-don entre parents et enfants, entre proches, dans l'action collective de la production pour autrui. Il n'y a pas eu translation de la société d'autoconsommation à celle de la production pour autrui. Nous n'avons pas pensé la transformation des actions collectives de la première en celles de la seconde. Nous n'avons pas transformé l'entraide de la première en action collective de la seconde. Nous n'avons pas appris que produire pour autrui était une meilleure manière de produire pour soi, que prendre soin des parents en général était une meilleure manière de prendre soin de ses propres parents. Nous n'avons pas fait l'expérience de l'économie du don dans la transition de l'économie de subsistance à l'économie de marché. Les parents ont été démis d'une part importante de l'effort d'éducation de leurs enfants. Plus d'enfants ont été certes éduqués, mais pour être moins redevables à leurs parents et pas plus redevables à leur substitut, la société. Il en est résulté que la productivité de l'action collective ne s'est pas inscrite dans l'économie du don : mieux donner pour mieux recevoir. Mieux produire n'a pas signifié améliorer nos relations, juste améliorer temporairement nos conditions d'existence. L'électricité, l'eau, la nourriture, l'information ont afflué dans nos réseaux, mais leur afflux n'a pas mieux organisées et ancrées nos relations dans la vie matérielle, il a dévasté les rapports de solidarité de nos milieux, les circuits de l'économie.

En prenant en charge toute l'éducation, donc l'éducation terminale qui débouche sur le travail[4], l'État a déchargé la famille de l'effort et de l'objectif de formation. Il a rompu la relation de formation entre l'individu, le groupe et le milieu, en désintéressant le groupe de la formation de l'individu. Les parents n'ont pas pensé la formation de leurs enfants en fonction de l'évolution de leurs ressources et celles de leur milieu. Maintenant que la fonction publique est saturée, que l'entreprise publique apparaît budgétivore, saillit le désajustement entre formation et emploi. Mais on ne voit pas encore où celui-ci a commencé. Il a commencé avec la dépossession, le désajustement des individus de leurs milieux. Et le gouvernement représentatif de type jacobin persiste à demeurer le maître d'ouvrage, le pilote unique de l'activité sociale. Et maintenant qu'il a sur les bras des bataillons d'étudiants (près de deux millions), comment va-t-il ajuster l'emploi et la formation ? Pousser donc à l'exil et perdre ses meilleurs talents, cela est patent. Car que nous disent les taux de réussite de ses expériences de formation et d'emploi ? En se détachant de l'économie du don, l'économie de marché a perdu son souffle. Elle est sous perfusion pour que des prédateurs puissent continuer de soumettre l'économie du don à leur service.

Les parents ont pris l'habitude de se disputer la rente, les enfants ont pris l'habitude de recevoir sans donner. Ils n'ont pas appris à rendre à leurs parents, comme les parents n'ont pas appris à rendre grâce à ce qui leur est donné. Ils n'ont pas appris à donner à l'action collective, à la société pour qu'elles leur rendent davantage. Nous avons appris à recevoir. D'une telle situation vécue, j'ai tiré les leçons suivantes : nous attendons toujours de nos parents, de l'Etat, car nous n'avons pas appris à leur donner, car il faut apprendre à donner bien avant qu'on ne doive le faire en tant qu'adulte.

L'État qui détruit la famille ne produit pas de société. Il décrit la capacité de se lier des individus. Cela devient évident avec le déclin de la puissance publique. Les sociétés de l'Asie de l'Est ont fixé cette attitude, apprendre à donner avant de devenir adulte, dans la coopération et le sentiment de piété filiale. Ce sentiment commande l'obéissance : celui qui ne peut encore donner donne de lui-même. Nous avons appris de nos rapports avec l'Occident que l'obéissance était synonyme de soumission et que l'autorité était malfaisante. Nous avons choisi de loger dans une société de la défiance. Ne pouvant rendre à nos parents, je me suis dit, nous devons rendre en donnant à nos enfants (transitivité). En cela nous reproduisons leur comportement. Et nous ne comprenons pas qu'une fois devenus adultes, défiants à l'égard de l'autorité, le tout du contre-don des enfants puisse se résumer à une certaine obéissance des parents. Mais que signifie obéissance ? Passivité ? Pas de discordances sociales et familiales ? Il faut distinguer entre obéissance passive et obéissance active. On ne peut pas nier chez le vivant et l'humain la propension à l'individuation, quel que puisse être le milieu. L'enfant n'est pas un objet de ses parents, c'est un être vivant avec ses propensions naturelles. Il peut être dressé, mais maltraité ou bien traité. Il devient alors faible ou fort. L'obéissance passive qui réduit le sujet en objet ne fait pas la solidarité active, et ce n'est pas cette obéissance que recherchent maîtres et parents. Ils ont besoin d'une obéissance active qui puisse permettre à leurs enfants et leurs disciples de faire mieux qu'eux (innovation). L'autorité du chef de famille devrait-elle être assurée de toute manière pour que soit préservée la solidarité familiale ? Mais que signifie solidarité, n'est-ce pas d'abord aller ensemble ? Le point de vue du chef de famille peut-il s'abstraire complètement, être indépendant de la multiplicité des points de vue de ses milieux ? Tout autoritarisme (hna imout Kaci) mis à part, la réponse à la question précédente est non.

Si l'autorité cesse d'être bienveillante, elle cesse d'être une autorité et n'est plus obéie. Dès lors qu'elle conduit à arracher le contre-don, dès lors que le contre-don cesse d'être un don, l'autorité du chef de famille et du maître sera contestée, car d' « actif », de puissant, il deviendra l' « inactif », le faible. Pour que le contre-don puisse réaliser sa valeur en tant que don, la bienveillance de l'autorité ne doit pas disparaître avec le passage de l'enfant, de l'élève à l'adulte. C'est lorsque les parents et le maîtres sont de mauvaises autorités que l'enfant ou le disciple devenu adulte les accompagnent dans le déclin. Et dans le déclin apparaît la tentation de l'abus d'autorité, le puissant affaibli ne renonce pas à la puissance et accompagne le « faible affaibli » dans la chute. On entend dire souvent que nos parents nous regardent toujours comme des enfants. Une façon d'amputer la relation filiale, quand on ne prend que la dimension d'obéissance et pas celle de bienveillance. En vérité, leur regard change avec leur expérience de parents. Celui-ci a vu grandir différemment les enfants, il ne s'est pas empêché de préférer tel enfant à tel autre, il a attendu de l'un plus que de l'autre, il a été déçu par l'un et contenté par l'autre, sans savoir ce que l'avenir pouvait lui réserver. La bienveillance des parents et des maîtres doit accompagner leurs dons afin que les contre-dons différés des enfants puissent survenir. Autrement, la continuité des devoirs des parents et des droits sur les enfants est rompue. Les devoirs des parents qui devraient être suivis par des droits sur leurs enfants ne le sont pas.

L'héritage immatériel de la colonisation.

Nous héritons d'une société atomisée et d'un État central. Nous sommes des descendants de la Révolution française, notre révolution qui s'est appuyée sur ses principes contre le colonisateur français n'est pas allée au-delà. Nous avons rompu avec notre héritage intellectuel et avons adopté la rupture avec nos traditions sociales d'action collective. La division du patrimoine se transforme en atomisation avec l'absence de coopération des héritiers, la fonction d'accumulation a été confiée à l'État. Le colonialisme ne nous avait pas légué une bourgeoisie qui en assume la fonction. Par notre combat anticolonial, la France nous a transmis l'esprit de sa Révolution politique, mais pas sa substance, son infrastructure sociale et économique.

Ce n'est pas la règle égalitaire qui empêche l'accumulation, comme le porte à croire l'expérience occidentale, mais la non-coopération des héritiers. C'est l'action collective qui n'arrive pas à se développer, à gagner en confiance. Elle n'invite pas à réunir ce qui a été séparé par les règles de l'héritage, elle n'en appelle pas à former une société d'actionnaires. Le patrimoine est atomisé, l'accumulation est empêchée par l'héritage. L'accumulation occidentale a commencé bien avant celle capitaliste, alors que nôtre accumulation capitaliste commence trop tard. Elle commence avec la concentration du pouvoir, les règles de l'héritage et du mariage, le droit d'aînesse, la monogamie, le célibat des hommes d'Église, qui règlent la dispute de l'héritage et préservent le patrimoine de la division. La concentration du pouvoir commence avec la division de classes, d'abord dans les mains de la classe des guerriers, puis celle de l'État monarchique et de la bourgeoisie. Dans la classe des guerriers, les aînés héritent. La hiérarchie de l'Église accueille une partie des non-héritiers, d'autres recherchent un patrimoine avec héritières. Les moines ne peuvent pas se marier afin que le patrimoine de l'Église ne revienne pas à leurs enfants. Dans la classe bourgeoise, la tradition se poursuit, la transmission de l'héritage réduit le nombre des héritiers, la guerre et la maladie menaçant moins la descendance. On s'étonne des mouvements de la démographie ici et là. Il faut bien voir pourtant que certaines sociétés continuent de compter sur les humains alors que d'autres comptent sur le capital. Rares sont celles qui peuvent les tenir en équilibre. On juge la première attitude anormale et on oublie le rôle de la démographie dans la croissance et on ne veut pas voir que le culte rendu au Capital fabrique des populations inutiles et une caste de capitalistes globaux. La lutte de classes ne passe plus à l'intérieur des nations, elle passe entre les populations inutiles et le capital vampire, le mort qui se nourrit et détruit le vif. Luttes de classes qui ne pourront pas conduire à l'émancipation. Car celui qui ne possède que son travail suppose le capitaliste qui possède les moyens du travail, il n'y a pas de Travail sans Capital. C'est la dissolution de cette différence, c'est une démocratie des propriétaires qu'il faut rétablir, c'est ce que furent nos sociétés avant que les défasse la société de classes avec une démocratie censitaire puis politique. Un État qui ne vise pas l'établissement d'une telle démocratie ne peut conduire la compétition sociale qu'à la formation d'une société antagoniste de propriétaires et de non-propriétaires.

L'introduction de l'institution de la sécurité sociale qui a rompu l'expérience sociale de la solidarité n'est pas la seule cause du délitement du don et contre-don dans la relation entre les parents et les enfants, de la dégradation de la solidarité sociale. La dégradation de la relation du don et du contre-don elle-même est en cause. Ceci a favorisé cela. On a davantage compté sur l'État providence, et son incarnation, que sur ses proches et l'action collective. Les enfants n'ont pas appris à coopérer, à contribuer, ils ont reçu sans donner. Comment devenus adultes auraient-ils appris à donner plus qu'ils n'ont reçu ? Les autorités absentes n'ont pas pu exciter et récompenser leur contribution, n'ont pas pu montrer la nécessité de la coopération dans la compétition. Avec l'apparition des biens étrangers, les individus ont continué à se les disputer au lieu de coopérer pour les obtenir.

Dans la société de subsistance le monde des biens est relativement stable. La dispute et la coopération pour l'obtention des biens étaient circonscrites. Avec l'apparition de nombreux biens étrangers et l'atomisation de la société, le monde des biens et les façons de les obtenir sont bouleversés. L'individu peut obtenir individuellement les nouveaux biens et peut faire bande à part. La compétition pour l'obtention des biens étrangers l'emporte sur la coopération. La coopération qui subsiste du groupe sert la compétition pour l'obtention des biens étrangers, mais la dispute l'emporte dans leur redistribution, aussi la redistribution en retour n'entretiendra pas, mais minera la coopération du groupe.

La pierre angulaire de l'économie du don

L'intrusion des ressources naturelles publiques a rompu le circuit social du don et du contre-don. La rente n'a pas servi à protéger et développer ce circuit. Elle n'a pas été empruntée et rendue aux générations futures. Pour rétablir un tel circuit, l'État doit se situer à l'extérieur d'un tel circuit. En se substituant aux dons et contre-dons de la société, la rente a substitué son circuit économique à celui de la société. La société en s'y greffant a implosé l'économie du don. Il n'est donc pas étonnant qu'une économie privée n'ait pas été en capacité de relayer l'économie publique et qu'à l'heure où celle-ci voit sa capacité d'intégration s'affaiblir elle ait des difficultés à mettre en place une telle économie privée. Les ressources publiques auraient dû dès le départ être soumises à un circuit économique englobant celui d'une économie privée sans la financer à fonds perdu. Bien sûr notre socialisme d'État n'était pas la bonne inspiration. Et depuis on persiste à soumettre l'économie privée et publique à une gestion centrale des flux.

La démonopolisation des ressources collectives ne trouve pas encore sa voie, les conséquences de leur privatisation sont suffisamment perceptibles pour qu'on ne puisse pas y aller franchement. On y va à reculons, en fermant les yeux, espérant qu'elle puisse ainsi passer, jusqu'à épuiser nos réserves de change et à imposer un traitement de choc à la société. La démonopolisation comme privatisation sera incapable de construire une économie privée en mesure de s'élargir et de développer une capacité d'intégration sociale suffisante nécessaire à la stabilité sociale. Elle va creuser le développement inégal, accroître les tourments de la société. Nous ne sommes pas dans la perspective d'une stabilisation de la structure sociale, nous n'en avons pas la vision. Le cercle vertueux fera autant défaut à cette économie privée qu'à celle publique qui l'a précédée. À celle qui donnait sans qu'on lui rende davantage, va succéder celle qui a pris l'habitude de prendre davantage qu'elle ne peut rendre. La défaillance de l'État ne sera pas palliée par le marché, cela ne s'est pas encore vu. Le marché de l'économie orthodoxe a besoin d'un Etat fort qui fasse respecter ses règles et ses engagements. Les marchés inclusifs qu'il faudrait créer ne sont pas à l'ordre du jour.

Le circuit de l'économie étatique est condamné à se rétrécir, il fuit de partout. Le tout est de savoir quelle cohésion sociale l'économie privée émergente réussira à mettre en œuvre ? J'ai essayé de montrer que c'est l'économie du don qui fait la cohésion sociale. Au cœur de l'économie de marché, il y a une économie du don. L'économie de marché capitaliste est une économie du don forcée, qu'elle fait supporter au monde entier et pas seulement à sa société. Quel don forcé le capitalisme peut-il imposer aux travailleurs et producteurs de la société algérienne ? Je ne vois pas d'autres réponses : le pillage de ses ressources humaines et naturelles. Et certains de se précipiter pour le servir.

Cette économie du don je l'ai articulée au départ de la société de subsistance autour de l'éducation et de la santé. Je l'exprime ainsi : les adultes investissent dans l'éducation de leurs enfants et la santé de leurs parents. Ils investissent par là pour innover et améliorer leur vie matérielle. La santé embrasse toute la vie matérielle et toute la société. Les collectivités locales peuvent aisément en avoir la perception et en accepter le principe, il suffit qu'elles puissent trouver les cadres et les leaders. De tels leaders ne peuvent pas aujourd'hui émerger en dehors de la société militaire. Ils ne pourront pas émerger avec le clivage entre civils et militaires qui portait en filigrane la division de la société en deux classes fondamentales. Ils ne pourront pas émerger avec la division du pouvoir actuelle entre État central et collectivités. La santé comme bien global et comme composante de la sécurité collective (en investissant dans la sécurité et la santé, on investit dans sa propre santé et sécurité) est le biais par lequel il faut redéfinir l'économie. Ce n'est pas le ciblage des subventions que suivra une répression pour contenir la dispute autour de leur répartition qui est un pas dans ce sens. Car c'est toute la classe moyenne livrée à la vérité des prix qui sera concernée.

Malgré le fait que la pandémie mette en exergue la nécessité de faire de la santé un bien global, la compétition rivale entre puissances en brouille la perception. La course des multinationales au vaccin est ridicule, comment pourrait-elle entraîner le monde, comment ne pas voir la division profonde, la rupture qu'elle entraîne entre riches et pauvres ? La globalisation se régionalise, les régions africaines s'enfonceront-elles dans la crise ou arriveront-elles à se ressaisir et construire une région du monde, en mesure de faire face aux autres ?

Il faut donc d'abord dé privatiser et désétatiser la santé. Désétatiser la santé qui a conduit aux déséquilibres de la sécurité sociale, dé privatiser la santé qui veut réserver ses progrès aux riches. Mais pour cela, il faut une autre conception de la sécurité collective, dont la santé n'est qu'une composante, si on ne veut pas aboutir à sa privatisation. Il faut achever la décolonisation des esprits. Car les riches pourront bien se payer leur sécurité, dans leur pays ou ailleurs. Il faut réinscrire l'économie de la santé et de la sécurité dans l'économie du don. La sécurité et la santé pour tous commanderont à l'alimentation, aux modes de vie (industrie et service) et à l'éducation. On a bien raison de dire que la sécurité précède le développement, mais d'un point de vue bien plus large qu'on ne le suppose. On a bien raison de considérer la santé et l'éducation comme des indicateurs du développement humain, mais ils n'indiquent vraiment ce qu'ils sont que s'ils sont bien mis en place par l'économie du don dans l'économie de marché.



[1] L'approche de Pierre Bourdieu est marquée d'un parti pris moderniste. Il aligne la société kabyle où le capital symbolique ne se transforme pas en capital économique sur la société moderne aux formes diversifiées de capital où toutes les formes de capital peuvent être converties en capital économique. Bourdieu découvre la société moderne derrière la société kabyle. Pas étonnant que le sociologue critique ait reçu bon accueil. Dans la société kabyle, comme dans d'autres sociétés sans hiérarchies sociales, c'est la dépense du capital économique qui se convertit en capital symbolique. Son détenteur peut et doit donner de son capital économique pour recevoir du capital symbolique. L'inverse ne devient possible que quand la relation du don et du contre-don est pervertie après son transport dans l'économie marchande. Le don familial est transformé en capital économique parce qu'il n'est pas rendu. Je ne suivrai donc pas P. Bourdieu quant à sa théorie du capital et de la violence symboliques. Que l'on s'habitue à la violence que l'on ne peut pas rejeter n'est pas méconnaissance. Le pacte entre guerriers et paysans (soumission contre sécurité) n'a pas besoin de la violence symbolique pour stabiliser leurs rapports, la guerre entre seigneurs est suffisante. On accepte ce que l'on sait ne pas pouvoir changer. Et l'accepter n'est pas l'ignorer. Et l'oublier n'est pas l'enterrer. La vie change.

[2] En économie, un passager clandestin est une personne ou un groupe de personnes qui bénéficie d'un avantage résultant d'un effort collectif, tout en y contribuant peu ou pas du tout. Le passager clandestin, malhonnête, mine le collectif.

[3] Je rappelle que la marque est un capital symbolique attaché à un nom. On reprend trop souvent aujourd'hui la rengaine que nos entreprises restent familiales au lieu de devenir anonymes. On se demande moins souvent pourquoi. Nous devrions prêter plus d'attention à la transformation de nos actions collectives et à la confiance que l'on devrait accorder à leurs résultats. Les entreprises commerciales aujourd'hui profitent trop de l'ignorance du consommateur, c'est un fait patent et le droit semble bien impuissant. Faut-il mettre un agent du fisc et du commerce derrière chaque vendeur ?

[4] Même la Chine communiste ne l'a pas fait, précisément pour ne pas rompre le pilotage des parents. L'État peut-il mieux servir l'individu que sa famille de ce point de vue. L'État doit assister, prêter attention, mais non pas se substituer.