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La Casbah d'Alger: De l'état des lieux au diagnostic

par Mourad Betrouni*

(1ère partie)



Alexandre Melissinos, architecte urbaniste responsable de l'étude du Plan de sauvegarde de Bayonne : « Nous ne sommes pas des archéologues, notre but est de valoriser le capital présent, non de mettre sous cloche une ville. Les bâtiments des centres anciens ont été maintes fois modifiés au cours des siècles... Ces quartiers doivent continuer à évoluer. »

Le dossier de La Casbah d'Alger est revenu à l'actualité et un Conseil des ministres vient de lui être consacré. Il est heureux qu'il en soit ainsi, pour signifier la réaffirmation de la volonté de l'Etat de poursuivre ses efforts et d'investir davantage dans ce dossier, en réponse, d'une part à une demande sociale pressante et d'autre part à nos engagements internationaux, étant entendu que le site de La Casbah d'Alger est inscrit sur la liste du Patrimoine mondial de l'Unesco, depuis 1992 et donc soumis à une responsabilité partagée sur la conservation de sa valeur universelle exceptionnelle (VUE).

Par quel bout ce dossier va être réexaminé, dans la perspective d'une redynamisation et d'une mise en cohérence de ses composants multiples et divers ? Au-delà des options envisagées jusque-là, du capital effort d'investissement, depuis 1992, comparé aux résultats engrangés, il s'agira, nécessairement, y compris devant la complexité du sujet, d'établir l'inventaire de ce qu'il ne faut plus faire.           

C'est le premier chapitre du diagnostic à réaliser, qui permettra, dans une démarche professionnelle, d'exclure les approches et les méthodes qui ont empêché, retardé ou contrarié le projet d'emprunter et de suivre les voies requises. L'état des lieux, par l'observation, aussi pertinent soit-il, est insuffisant pour livrer une photographie lisible d'un sujet vivant aux multiples facettes. Les bilans de cet ordre se comptent par des volumes de documents qui se renouvèlent et se compilent à l'infini. C'est d'un diagnostic qu'il s'agira, celui qui doit dépasser le stade du «connaître» pour accéder à celui du «comprendre». La Casbah d'Alger a été décrite, cartographiée, mesurée et chacun, selon sa spécialité, a investi dans le discours qu'il connaît le mieux, dans une grammaire qu'il ne peut, hélas, partager avec l'autre pour exprimer un sujet vivant qui bouge et qui respire: le tissu urbain.

En février 2007, nous avons déclaré que: «La Casbah n'est ni un monument, ni une œuvre d'art dont il faut fixer les contours pour immortaliser un souvenir. C'est un tissu vivant qui s'inscrit dans une dynamique et une cohérence urbaine » (1). C'était un préambule au discours sur La Casbah, un avertissement et un pré-requis pour la formulation d'une politique de conservation et de valorisation des attributs qui participent à la construction de la valeur culturelle, d'abord nationale puis universelle exceptionnelle. Il faut remarquer que nous parlons, ici, de Conservation, avec un grand C et non de restauration, pour éviter la confusion des genres: la restauration n'étant qu'une option technique de la Conservation.

«Conservation» ou «restauration» ?

Des débats d'écoles, le plus souvent sous-tendus par des considérations politiques, ont longtemps opposé conservateurs et restaurateurs, tout particulièrement les architectes anglais qui dénonçaient les restaurations françaises au motif qu'elles détruisaient l'authenticité, alors que la conservation se contentait de préserver le monument, «acceptant de le laisser mourir de sa propre mort, plutôt que de le dénaturer par de faux ajouts». Pour mettre fin à cette dichotomie entre conservation et restauration, le IIe Congrès international des Architectes et des Techniciens des monuments historiques, réuni à Venise du 25 au 31mai 1964, avait adopté une Charte appelée, depuis, « Charte de Venise », qui constitue, jusqu'à aujourd'hui, la référence internationale en matière de conservation et de restauration. Elle est, par ailleurs, l'outil fondamental de la Convention du patrimoine mondial de l'Unesco en matière d'établissement des standards internationaux de la conservation et de la restauration.

L'article 4 de cette Charte stipule que «La conservation des monuments impose d'abord la permanence de leur entretien». L'insistance sur la permanence de l'entretien renvoi à un souci de préservation des valeurs d'intégrité et d'authenticité. L'article 9 quant à lui, définit la restauration comme «une opération qui doit garder un caractère exceptionnel», en précisant qu'«elle a pour but de conserver et de révéler les valeurs esthétiques et historiques du monument», soulignant qu'elle «se fonde sur le respect de la substance ancienne et de documents authentiques» et qu'elle «sera toujours précédée et accompagnée d'une étude archéologique et historique du monument». «Permanence de l'entretien» et «caractère exceptionnel de la restauration», constituent ainsi, au vu des articles 4 et 9, les maîtres mots des politiques publiques de préservation du Patrimoine culturel.

Comment l'Algérie a traduit ces deux prescriptions éthiques et déontologiques de la Charte de Venise? Dans la pratique et l'usage en Algérie, l'acte de restauration ne semble pas relever du registre de l'exceptionnel, il couvre la quasi-totalité des interventions sur les monuments historiques, exprimées sous la forme de projets d'étude et de réalisation, inscrits sous le libellé «Projets de restauration». L'option «restauration» s'est imposée comme réponse unilatérale à la politique de préservation des monuments historiques.

L'expression «Restauration de La Casbah», consacrée par l'usage, est significative de ce choix dogmatique. Nous ne connaissons pas de libellés pour la conservation, non pas qu'il n'y ait pas nécessité et besoin en conservation, mais parce que les instruments de la conservation (entretien, réparation, maintenance, prévention?) ne sont pas érigés en servitudes d'utilité publique. Un alinéa de l'article 86 de la loi n°98-04 consacré aux secteurs sauvegardés, vient confirmer cela: «L'entretien courant des immeubles ne pourra faire l'objet d'un soutien financier par l'Etat».           

Or, l'«entretien courant», comme le stipule la Charte de Venise, est justement ce mécanisme spécifique qui assure et garantit la continuité et la durabilité du patrimoine culturel, tout particulièrement le patrimoine dit vernaculaire (casbahs, médinas, ksour, villages traditionnels?) qui relève de pratiques et de traditions de solidarité, d'entraide et de coopération séculaires (Touisa, nouba ou dala)?) qui, hélas, ont été «dépatrimonialisés», car relevant d'un droit coutumier concurrent du droit romano-germanique.

Ainsi, tout en exprimant la reconnaissance du patrimoine culturel de la nation, la loi n°98-04 est demeurée enchâssée étroitement dans le système dogmatique des «Monuments historiques», pierre angulaire de l'édifice patrimonial français, usant de ses instruments technico-administratifs qui, par essence, sont antagoniques des systèmes coutumiers, dont    La Casbah est une parfaite illustration. C'est dans cette compréhension que les biens culturels ?Wakf' ont été soustraits du champ d'application de la loi n° 98-04: « Les règles de gestion des biens culturels ?Wakfs' sont régies par la loi n°91-10 du 27 avril 1991 susvisée » (-art. 4).

Si nous insistons, ici, sur le droit coutumier ou droit civil local, tout particulièrement en ce qui concerne l'esprit et la pratique du système Habous (Wakf), ce n'est pas tant pour son essence de droit religieux, mais dans sa fonctionnalité effective, au regard de la plasticité de ses mécanismes, de sa vaste emprise sur les territorialités patrimoniales décentralisées et de ses aptitudes à l'exercice d'activités d'intérêt général.

Des caractéristiques qui participent de l'identité et de l'organisation sociale et culturelle du peuple algérien, dans sa différence avec l'autre identité occidentale.

La protection du Patrimoine culturel de la nation ne saurait, donc, être effective sans un retour à des fondamentaux, qui ressortent du droit coutumier qui, il faut le souligner, n'est pas l'exclusivité de la sphère islamique, puisqu'il s'applique, d'une manière quasi-identique, dans les pays du Common Law (système anglo-américain) sous le nom anglais de « trust », ou allemand de « Stiftung », qui privilégie le recours au système des Fondations à intérêt et utilité publics, traduit dans sa forme moderne par le mot « mécénat ».

Séduits par l'expérience anglo-saxonne, la France a créé, par la loi du 2 juillet 1996, la Fondation du patrimoine, comme organisme privé indépendant à but non lucratif dont la mission est de sauvegarder et valoriser le patrimoine français de proximité.

Le «secteur sauvegardé»: un choix politique

Il est certain que la gestion des centres anciens est un exercice tout à fait nouveau en Algérie, plutôt rompue à la tradition des monuments et sites historiques. En 1976, l'Algérie n'était pas encore prête pour adopter les règles et orientations énoncées dans la « Recommandation Unesco concernant la sauvegarde des ensembles historiques ou traditionnels et leur rôle dans la vie contemporaine », qui apportait des réponses juridiques, institutionnelles et surtout opérationnelles en matière de prise en charge des centres anciens. L'Algérie était, jadis, sous le régime de l'ordonnance n°67-281, relative aux fouilles et à la protection des monuments et sites historiques et naturels, dont les outils et mécanismes n'étaient pas étendus au patrimoine vernaculaire et traditionnel ? l'expression « patrimoine culturel » n'avait pas encore d'existence juridique -. Seuls des palais et demeures remarquables ont été classés au titre des monuments historiques et incorporés au domaine public de l'Etat. Le reste du bâti urbain, dans ses multiples composants y compris l'espace public (voies, voirie..), demeurant en dehors du champ d'application de l'ordonnance n°67-81.

Il faudrait attendre l'année 1998, avec la promulgation de la loi n°98-04 portant protection du Patrimoine culturel, pour qu'un nouveau mécanisme de protection, destiné aux centres anciens, soit introduit, le « secteur sauvegardé ». Mais, là aussi, loin de s'inspirer de la définition Unesco de la notion de « sauvegarde » - « On entend par « sauvegarde l'identification, la protection, la conservation, la restauration, la réhabilitation, l'entretien et la revitalisation des ensembles historiques ou traditionnels et de leur environnement » (Art.1, 1976) ? la loi n-98-04 s'est directement ancrée à la loi Malraux de 1962 sur les secteurs sauvegardés.

En créant le secteur sauvegardés comme document d'urbanisme opposable, Malraux réagissait contre la politique de rénovation urbaine à grande échelle (dite rénovation bulldozer) au sortir de la Deuxième Guerre mondiale (détruire pour faire du neuf), qui menaçait le bâti ancien. La protection, réservée, jusque-là, aux seuls monuments historiques se voit étendue aux ensembles urbains.

Par cet instrument, il voulait concrétiser deux objectifs : d'une part, préserver les ensembles urbains ayant des qualités architecturales, esthétiques et historiques remarquables, à travers des mécanismes autres que ceux relatifs aux monuments historiques et, d'autre part, inciter et encourager, par un système d'exonérations fiscales, une dynamique de réhabilitation des immeubles et leur adaptation aux conditions de vie moderne.

Aussi, le secteur sauvegardé peut être créé sur un périmètre présentant un « caractère historique, esthétique ou de nature à justifier la conservation, la restauration et la mise en valeur de tout ou partie d'un ensemble d'immeubles bâtis ou non » (art. 1er de la loi de 1962 ?Code de l'.Urbanisme. art. L.313-1).

La création du secteur sauvegardé met en révision le Plan local d'urbanisme (PLU) ou Plan d'occupation du sol (POS), s'il existe. Lorsque ce plan est approuvé, les biens immeubles situés dans son périmètre ne sont plus soumis aux servitudes d'utilités publiques relatives aux monuments historiques et aux sites. Il doit être compatible avec les instruments d'urbanisme et d'aménagement.           Les travaux de restauration immobilière à l'intérieur du périmètre du secteur sauvegardé sont déclarés d'utilité publique. Une disposition, qui permettra aux propriétaires d'immeubles ayant exécuté des travaux, de déduire de leur revenu global les déficits constatés, suivant les charges supportées. La procédure de secteur sauvegardé relève de la compétence de l'Etat. Pour schématiser, le secteur sauvegardé constitue une « enclave » avec son règlement spécifique » au sein de la ville.

A suivre