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L'archévêque Duval, le combat d'un juste

par Kamal Guerroua

«Il y a deux sortes d'hommes : ceux qui font l'histoire et ceux qui la subissent » Camilo José Cela, écrivain espagnol

Qui, parmi les Algériens d'aujourd'hui, ne connaît ni n'a entendu parler de l'archevêque Léon Etienne Duval? Qui ne se souvient pas de cet homme d'Eglise catholique qui a honoré, par ses prises de position courageuses, son serment de chrétien envers la justice? La justice, c'est bien entendu l'Algérie résistante, dressée en bloc uni, contre l'arbitraire de la colonisation et de la clochardisation dont parlait si bien, à l'époque, l'anthropologue engagée Germaine Tillon. Et pourtant, rien ne prédisposait ce fils de paysan, né en 1903 en Haute-Savoie, à ce destin exceptionnel.

En 1946, Léon Etienne Duval n'avait que quarante-trois ans quand il franchit la Méditerranée, pour occuper le siège épiscopal de Constantine et d'Hippone. Docteur en théologie, il professait alors une rigoureuse orthodoxie et se voulait avant tout pasteur, un homme d'église, voué à la cause des opprimés. C'était, à ce titre, qu'il avait mis au service d'une intelligence politique exceptionnelle un bon sens et une perspicacité hérités de ses origines paysannes. À Constantine, la moins européenne des villes d'Algérie, le pasteur a découvert la véritable image de la colonisation : la misère d'une communauté algérienne, encore traumatisée par la sanglante répression qui s'est abattue sur tout l'Est algérien, après les émeutes de Sétif en 1945. Touché par la misérable condition des Algériens, l'archevêque se mettait alors dans la mission de prospecter les entrailles de la société : il côtoyait le petit-peuple, tentant de comprendre ses soucis, et de prendre la mesure de l'injustice qu'il subissait dans sa chair. Nommé le 4 février 1954 par Pie XII, archevêque d'Alger, ville où il était arrivé quelques mois seulement avant le déclenchement de la révolution algérienne, Duval était considéré déjà comme « un traître » par la communauté européenne et les partisans de l'Algérie française. Ces derniers refusaient catégoriquement de parler de justice, de paix, d'amour et de charité dont les propos du pasteur étaient empreints. Ils refusaient aux membres du FLN, qui n'étaient pour eux que des égorgeurs, des brigands musulmans assoiffés de sang, des fanatiques téléguidés par les services secrets moscovites, le statut de résistants et de maquisards. La rage de la population européenne et pied-noir s'est accentuée car l'archevêque s'obstinait dans sa démarche de rébellion, refusant de mettre sa croix de chrétien au service du glaive des colons. Ce qui lui valut d'ailleurs le surnom, par dérision, de « Mohammed Ben Duval ». Dans l'autre camp, les Algériens se plaçaient en admirateurs du nouveau chef de l'Eglise catholique. Ils louaient son courage, sa franchise, sa bonté, sa clairvoyance. L'archevêché installé à la lisière du quartier arabe, la fameuse Casbah, n'était qu'une aubaine inespérée pour Duval afin de constater les méthodes peu orthodoxes employées par les forces coloniales pour vaincre les rebelles : les humiliations, les violences, la gégène et les procédés traumatisants se généralisaient de façon inquiétante lors de la bataille d'Alger, en particulier la guerre psychologique menée, tambour battant, par un certain officier parachutiste nommé Paul-Alain Léger, artisan de la fameuse «bleuite». (1)

En janvier 1955 déjà, moins de trois mois après la Toussaint rouge, il était le premier à dénoncer dans un communiqué lu en chaire, dans toutes les églises de diocèse, le recours systématique à la torture. Un document-référence discuté, bien plus tard, à l'Assemblée Nationale française, et largement évoqué dans la presse métropolitaine. En 1956 déjà, il était intervenu en faveur de deux militants du FLN condamnés à la peine capitale pour meurtre de neuf touristes. En effet, de l'arrestation d'André Mandouze en 1956 à celle de l'abbé Bernard Boudouresques en 1958 et la condamnation de Robert Daveziers, en 1962 les militants catholiques furent frappés par une répression terrible qui, en fin de compte, aida à l'évolution des esprits et à une prise de conscience en faveur de l'idée de l'indépendance.

Après l'échec du plan de cohabitation lancé par Jacques Soustelle, gouverneur d'Alger dans le gouvernement de Mendès France, puis d'Edgar Faure, Duval s'était un peu durci dans ses positions. Il avait, contrairement à un certain écrivain notoire, Albert Camus en l'occurrence, choisi le camp de la justice. Il s'est indirectement rangé du côté des écrivains « indigénistes » de l'époque tels que Kateb Yacine, Mouloud Feraoun et Mouloud Mammeri (l'adjectif « indigénistes » est entre guillemets parce que péjoratif du point de vue littéraire et dénote plutôt d'une vision colonialiste purement exotique). Cela ne l'avait pas empêché, toutefois, de participer à l'appel pour la trêve civile, lancé par le fils prodige de Belcourt en 1956. Plus tard, il s'était prononcé pour l'option de l'autodétermination. Comment pourrait-il en être autrement dans ce pays, l'Algérie, où, comme l'écrivait l'historien Pierre Nora dans son ouvrage « Les Français d'Algérie », « le plus misérable des Français jouit sur tout musulman d'une parcelle d'autorité »? Où, être Français d'Algérie, c'est l'exhibition d'une super-virilité physiquement exercée. La psychologie du premier peuplement, notait Nora, fut essentiellement une vie de déclassés. (2) Mgr Duval en était révolté! C'est pourquoi, il était allé à contre-courant des stéréotypes véhiculés par les colons sur les Algériens. De vétustes stéréotypes où l'Arabe était plutôt représenté pour les enfants européens, comme « le grand méchant », « le loup des bois » qui fait peur, qui vole, qui épie sa proie pour la dévorer, qui n'était qu'une menace à la paix des autres. Bref, une moins-value qu'il fallait extirper le plus vite possible de l'Algérie « française », exploiter et réprimer à tout bout de champ. « Si vous n'êtes pas sages, dit-on aux enfants pieds-noirs, dans les foyers et les écoles, on appelle l'Arabe et vous verrez! » En réaction, dans l'autre camp, celui des Indigènes opprimés, les mères gardiennes de foyers, recourent par réciprocité, à de noires épithètes, presque similaires à celles des Pieds-Noirs, à propos des colons, en menaçant d'appeler « Bouchou » s'ils n'étaient pas sages. Et « Bouchou », n'était autre, bien évidemment, que le grand méchant, le grand bourreau, le criminel « Bugeaud »!

La haine et la peur mutuelles étaient à leur paroxysme. La guerre étant devenue une fatalité, un pis-aller pour les Algériens-Indigènes, en butte à l'assujettissement, à la spoliation et à l'avilissement colonialistes. Mais quel était, au fait, leur sort dans cette société coloniale d'où ils étaient exclus, symboliquement, physiquement, matériellement? La réponse n'était un mystère pour personne : des non-sujets à somme nulle. Perçus telles des ombres passives qu'on assure connaître mais qu'on n'a jamais eu à côtoyer, ces derniers ont été écrasés par les impôts, à la merci des lois les plus scélérates et du code inique de l'Indigénat. Par surcroît, ils étaient chassés par la force des plaines fertiles et relégués sur les plateaux arides, les flancs rocailleux des montagnes, les terres en friche et non-cultivables. Et si jamais, ils s'accrochaient aux terrains fertiles, ils y travaillaient comme « khammès » (métayers), ou comme simples ouvriers saisonniers, exposés aux pires traitements dégradants.

Terre spoliée, identité usurpée, personnalité détruite, dignité bafouée, biens saisis, droits niés, sang versé, l'Algérien était réduit à un non-être. Duval a compris que toutes ces pratiques-là, à la fois inhumaines, partiales et injustes, sont nées de l'arbitraire colonial. Il savait surtout que la solution n'est jamais dans l'injustice, le racisme primaire, l'Apartheid, l'esclavagisme, l'exploitation outrancière, la guerre d'usure et d'extermination, les génocides, la torture, etc. D'où ses incessants appels à l'autodétermination des Algériens, condamnant, au passage, toutes les violations des droits de l'homme et du droit des peuples à l'existence. Chose ayant poussé le général Massu lui-même à demander au Pape de mettre au pas Mgr Duval, jugé trop encombrant, trop libéral et surtout trop compatissant avec le FLN. L'Algérie sur le point de recouvrer son indépendance, l'archevêque mû par le même réflexe de justice, s'est insurgé aussi contre les violences commises, après le cessez-le-feu du 19 mars 1962, contre les Pieds-Noirs, les Harkis, les supplétifs de l'armée française. C'était la même voix frondeuse, troublante, révoltée qui s'est élevée pour rappeler que tous les hommes sont égaux et qu'ils doivent être traités comme tels. « S'il y était parvenu, écrit Daniel Junqua, c'est parce que, loin d'être progressiste ainsi que le présentaient ses détracteurs, Duval a voulu se comporter d'abord en pasteur, en prêtre soucieux de toutes les âmes à lui confiées, qu'elles soient chrétiennes, musulmanes ou israélites. »(3)

Sur le plan international, l'archevêque d'Alger a soutenu de toutes ses forces, au cours des années 1970, les pays pauvres du Tiers-Monde, en appelant les instances financières internationales à regarder avec plus d'humanité l'option d'effacement de leurs dettes ou de leur rééchelonnement. Comme il était de tous les combats pour la justice dans les dossiers de la Palestine et du Vietnam.

Cohérent avec lui-même et ses principes de justice, Mgr Duval s'attachait à son pays, l'Algérie, jusqu'à son dernier souffle. D'ailleurs, il n'a jamais suivi la vague des prêtres partants vers l'Hexagone, même après avoir assisté à l'enterrement des moines assassinés de Tibherine, en mars 1996. Craignant de mourir là-bas, en France, il a défié la horde terroriste « islamiste » et les menaces intégristes de toutes sortes, avant de s'éteindre, quelques mois plus tard, en mai 1996.

N.B : ce texte est rédigé en hommage à Mgr Henri Teissier, éternel archevêque d'Alger.

Notes de renvoi

1) Pour rappel, le capitaine parachutiste Paul-Alain Léger recrutait des « FLN repentis », les bleus de chauffe, comme on les appelait à l'époque, lesquels s'infiltraient dans la hiérarchie adverse. Ses réseaux ont été particulièrement meurtriers dans la Casbah et en Kabylie, où le Colonel Amirouche a fait tuer plusieurs centaines de maquisards « intellos », par crainte des infiltrations.

2) Pierre Nora, « Les Français d'Algérie » édition revue et augmentée, Christian Bourgeois éditeur, 2012.

3) Daniel Junqua, « Mgr Duval, pasteur avant tout », Le Monde, septembre 1985.