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L'apartheid du vaccin

par Jayati Ghosh*

NEW DELHI - La société pharmaceutique américaine Pfizer et la société allemande BioNTech ont annoncé que le vaccin qu'ils développent conjointement contre le COVID-19 était efficace à plus de 90 % dans le cadre des premiers essais cliniques. Cette nouvelle suscite partout dans le monde l'espoir de retrouver la vie que nous connaissions avant la pandémie.

Les espoirs de certains pourraient malheureusement être de courte durée. Cette annonce a en effet conduit les gouvernements à revendiquer au plus vite les doses de vaccin, ce qui semble donner raison à une triste prédiction : pays riches et personnes fortunées monopoliseront les premières doses d'un vaccin efficace.

Le Mécanisme pour un accès mondial aux vaccins contre le COVID-19 (COVAX) - mis en pace par l'Organisation mondiale de la santé, la Coalition pour l'innovation en matière de préparation aux épidémies, et par Gavi, l'Alliance du vaccin - a été précisément conçu pour éviter une telle situation. Le mécanisme COVAX vise à accélérer le développement d'un vaccin contre le COVID-19, à garantir des doses pour tous les pays, ainsi qu'à distribuer ces doses de manière équitable, en commençant par les catégories de population exposées à un risque particulièrement élevé. Autrement dit, ce mécanisme a été crée notamment pour empêcher une accaparation par les gouvernements des pays riches.

À ce jour, plus de 180 pays, qui représentent environ deux tiers de la population mondiale, se sont joints à cette démarche. Parmi ces États figurent 94 pays à revenu élevé, qui ont tous pris des engagements juridiquement contraignants. Tous auront accès au vaccin sur la liste COVAX, et payeront chacun leurs doses. Les 92 pays à revenu faible qui font partie de ce mécanisme recevront leurs doses gratuitement.

Le mécanisme COVAX prévoit une distribution du vaccin en deux phases. Dans la première phase, tous les pays participants recevraient des doses proportionnellement à leur population. Il s'agirait dans un premier temps de fournir suffisamment de vaccins pour immuniser 3 % de leur population, exposée un risque élevé, notamment les travailleurs médicaux et sociaux de première ligne. Des doses supplémentaires seraient ensuite fournies jusqu'à ce que l'immunité couvre 20 % de la population de chaque pays - en commençant par les personnes les plus à risque face au COVID-19, à savoir les personnes âgées ou présentant des comorbidités.

Dans la deuxième phase, les vaccins seraient distribués à des pays spécifiques, en fonction de la rapidité de propagation du virus sur leur territoire, de la propagation éventuelle d'autres pathogènes (comme la rougeole), ainsi que du risque pour l'infrastructure sanitaire du pays de se retrouver dépassée par la situation. Compte tenu des contraintes en présence - le vaccin BioNTech-Pfizer devant par exemple être administré en deux doses à trois semaines d'intervalle, et sachant que seulement 1,35 milliard de doses tout au plus seront produites d'ici la fin de l'année prochaine - il est difficile d'imaginer un système plus équitable.

Seulement voilà, plusieurs obstacles majeurs existent à la mise en œuvre de ce système. D'abord et avant tout, si la Chine a finalement rejoint le mécanisme COVAX début octobre, ce n'est pas encore le cas des États-Unis.

Évidemment, étant donné son approche de « l'Amérique d'abord », le président américain Donald Trump n'a surpris personne en refusant de rejoindre la démarche. L'espoir existe toutefois de voir le président élu Joe Biden se montrer plus réceptif. Biden prévoit en effet de rejoindre de nombreux accords internationaux dont Trump s'est retiré, et a d'ores et déjà mis en place une task force contre le COVID-19. Il est également prévu que Seth Berkley, directeur de Gavi, l'Alliance du vaccin, mène des discussions avec l'équipe de Biden.

Dans le même temps, la Chine travaille de manière intense et pour l'essentiel indépendante au développement ainsi qu'au test de son propre vaccin. Quatre candidats au moins font actuellement l'objet d'essais de phase 3. Bien qu'aucun des quatre ne soit pour l'heure reconnu, les dirigeants chinois auraient semble-t-il vacciné plusieurs dizaines de milliers de personnes - et peut-être beaucoup plus encore - en dehors des procédures habituelles de tests.

Intervient toutefois un autre problème : les participants au mécanisme COVAX se concurrencent encore pour obtenir des contrats bilatéraux avec les sociétés pharmaceutiques, ce qu'aucune loi n'interdit. Le Royaume-Uni, par exemple, a réservé 40 millions de doses du vaccin BioNTech-Pfizer. Plusieurs autres gouvernements européens passent également des commandes, ou négocient des contrats.

L'Union européenne a par ailleurs finalisé un accord portant sur 300 millions de doses. Les États-Unis, qui abritent 328 millions d'habitants, ont passé une commande pour 100 millions de doses, à laquelle s'ajoute le droit d'en acquérir 500 millions supplémentaires - objectif si élevé qu'il ressemble fort à une tentative de prise de contrôle du marché. Le Brésil - autre participant du mécanisme COVAX - est également en pourparlers avec Pfizer, comme de nombreux autres pays.

En l'espace de quelques jours après son annonce, Pfizer avait déjà vendu plus de 80 % des doses de vaccin que la société sera capable de produire d'ici la fin de l'année prochaine pour des gouvernements qui ne représentent que 14 % de la population mondiale. Autrement dit, s'il doit s'agir du premier vaccin sûr et efficace à être lancé sur le marché, l'immense majorité de la population mondiale n'y aura quasiment pas accès.

De nombreux autres candidats vaccins - on en compte actuellement plus de 200, dont 50 en phase d'essais cliniques - sont également déjà réservés. Les gouvernements des pays riches ont d'ores et déjà conclu des accords pour un accès privilégié aux vaccins développés notamment par Moderna (lequel démontre lui aussi des résultats prometteurs à l'issue des essais cliniques), par Johnson & Johnson, ainsi que par AstraZeneca, en cas d'approbation de ces candidats. De toute évidence, les pays à revenu faible n'ont pas cette possibilité.

Une pandémie ne pouvant être surmontée que lorsqu'elle est vaincue partout, le recours à une approche du chaque pays pour soi apparaît irrationnelle. Or, comme l'indique l'actuelle compétition malsaine autour des doses de vaccin, c'est précisément cette approche que privilégient de nombreux pays. À moins que nous changions de cap, l'apartheid sanitaire mondial se fera de plus en plus ancré, et poussera les inégalités vers de nouveaux sommets. Alors, la pandémie demeurera, et nous aurons simplement ajouté de nouveaux problèmes à celui que nous n'aurons pas su résoudre.



Traduit de l'anglais par Martin Morel

*Secrétaire exécutive du réseau IDEAs (International Development Economics Associates), et membre de la Commission indépendante pour la réforme de l'impôt international sur les sociétés