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En Chine, l’État face au marché

par Akram Belkaïd, Paris

Il y a quelques semaines, cette chronique annonçait l’entrée en Bourses de Shanghai et de Hong Kong d’Ant Group (1), le numéro un des transactions électroniques en Chine (55% des parts de marché contre 40% pour son concurrent Tencent). L’opération promettait d’entrer dans l’histoire avec une levée de fonds record de 34,5 milliards de dollars, autrement dit loin devant le géant du commerce en ligne Alibaba (25 milliards de dollars) et le groupe pétrolier saoudien Aramco (25 milliards de dollars). Or, à la surprise générale, cette Initial Public Offering (IPO) a été bloquée à la dernière minute par les autorités chinoises. Comment interpréter un tel revers ?

Reprise en main étatique

Dans cette même chronique, nous évoquions le fait qu’Ant Group, comme d’autres opérateurs du secteur du commerce électronique, ne cessent d’élargir leur gamme de services et c’est bien cela qui inquiète les autorités. Empocher des milliards de dollars en ponctionnant une commission sur chaque achat effectué grâce à Internet, cela passe. Mais commencer à utiliser ces liquidités pour se lancer peu à peu dans le crédit en ligne, l’assurance et, surtout, la gestion de l’épargne, et cela au grand dam des banques étatiques qui sont incapables de suivre le rythme, cela n’est pas accepté par les plus hautes autorités du pays.

Selon la presse économique, c’est le président chinois lui-même qui aurait décidé de stopper l’IPO d’Ant Group. Xi Jinping serait décidé à freiner l’expansion des géants chinois de l’Internet avant qu’ils n’échappent à tout contrôle ou qu’ils deviennent trop puissants et trop riches pour que l’Etat continue à leur dicter sa loi. Il est intéressant de noter que le gouvernement chinois n’hésite plus à exprimer son inquiétude quant au risque de voir des monopoles privés se constituer. L’ironie de la situation est évidente : voilà un Parti communiste au pouvoir qui a enclenché l’adaptation du pays à l’économie de marché mais qui décide qu’il existe des limites à ne pas dépasser.

Secteur florissant

Mais la marge de manœuvre de Pékin est très étroite. Les autorités peuvent freiner Ant Group ou même son ex-maison-mère Alibaba (qui en détient encore un tiers du capital) mais le risque est que ces acteurs perdent de leur compétitivité par rapport à leurs concurrents américains qui rêvent de prendre pied sur le marché chinois. Encore une fois, il est nécessaire de suivre ce qui se joue aujourd’hui en Chine car le capitalisme d’État tant vanté au cours des deux dernières décennies est en train d’atteindre ses limites. Il n’est pas étonnant d’entendre un Jack Ma, fondateur d’Alibaba et aujourd’hui officiellement retiré des affaires, critiquer de manière régulière l’inertie du système financier chinois (2).

Jack Ma, le « crocodile du Yangtze » et ses pairs sont d’ailleurs dans le collimateur des autorités. Mais peuvent-elles les mettre au pas ? Le 11 novembre, la « Journée des célibataires », grand moment consumériste dont le chiffre d’affaires dépasse de loin ceux du « black Friday » ou des fêtes de fin d’année, a démontré la vigueur du commerce en ligne en Chine avec un chiffre d’affaires de 64 milliards de dollars pour le seul Alibaba (contre 34 milliards de dollars lors du 11/11 de 2019). Cette manne est un levier puissant pour asseoir un pouvoir économique. C’est aussi un motif d’inquiétude pour tout pouvoir politique qui entend garder la main sur l’économie.

(1) « Ant Group bat le record des entrées en Bourse », Le Quotidien d’Oran, 28 octobre 2020.
(2) « Jack Ma, milliardaire et (déjà) retraité », Le Quotidien d’Oran, 11 septembre 2019.