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L'abbé Alfred Bérenguer (1915-1996) : son combat pour une algérie libre

par El Hassar Bénali

Il y a vingt-quatre ans, et le onze novembre disparaissait dans la plus grande discrétion l'abbé révolutionnaire Alfred Bérenguer (1915-1996) laissant le souvenir d'un homme de foi et de conviction, juste et courageux qui, dès 1955, s'exprimant dans un article publié par la revue ?Simoun' paraissant à Oran, prit fait et cause pour l'indépendance de l'Algérie. Son combat pour la liberté et l'indépendance allait donner aux Algériens l'image d'un ecclésiarque autre que celle que leurs parents avaient connu, au XIXe, des religieux animés d'un zèle apostolique qui ont symbolisé, au nom de la foi chrétienne, leurs croisades en Algérie et en Afrique. Parmi ces husssards des hommes de foi les plus zélés, le cardinal Lavigerie (1825-1892), fondateur des Pères blancs et de la société des missionnaires d'Afrique, archevêque d'Alger et de Carthage; Charles de Foucault (1858-1916), officier de l'armée explorateur, géographe et missionnaire enfin, ermite.

Alfred Bérenguer est né à Amria, ex Lourmel, appartient à une vieille famille d'origine grenadine (Espagne) venue s'installer en Algérie au début du XXème siècle. Son père, ouvrier-mécanicien, était venu à la recherche de meilleures conditions de vie. Très conservateur, ce père n'avait, en effet, rien à voir avec les colons installés, bien avant, avec la colonisation. Il note cependant dans ses recherches avoir trouvé trace de la présence, au Moyen-âge, de négociants du nom de sa famille venus d'Espagne dans le vieux quartier franc de la Qaïssaria, à Tlemcen. En choisissant de se fixer un moment à Frenda, ville qui a vu naître le sociologue et spécialiste du Maghreb Jacques Berque (1910-1995), sa famille comptant plusieurs enfants vivait à la limite de la survie : « Sa condition était à peu près égale, sinon légèrement mieux par rapport à une famille rurale algérienne », confiait-il, en 1972. Son œcuménisme plonge ses racines dans son histoire familiale. C'est son père qui orienta son choix l'encourageant à y faire des études paroissiales. « A douze ans, après communion solennelle et confirmation, j'entre au petit séminaire d'Oran », note-t-il.

Pour un vivre ensemble exaltant l'amour, le dialogue.

Aller à l'école laïque et républicaine a été pour lui une chance extraordinaire. Les valeurs morales qui fondent son engagement étaient influencées par la Révolution française et les idées humanistes prônant la libération des peuples d'où son engagement politique aux côtés des exclus, les laissés-pour-compte en quête de justice et de liberté. Cela a justifié sa pensée aux côtés des Algériens au-delà aussi de son opposition manifeste à l'Eglise, pour des raisons politiques. Ses idées inclinaient, en faveur d'une laïcité ouverte inventant une société conviviale, de la liturgie républicaine garante du pluralisme avec la liberté pour tous et cela, en vue d'un vivre ensemble « qui n'est pas hostile par principe à quelque chose, qui n'est pas exclusive, qui est très large, tolérante... Chrétiens, musulmans, juifs, enfants de francs-maçons ou d'athées, nous étions tous sur un pied d'égalité, unis dans la création », définit-il, dans un entretien avec l'historienne Geneviève Dermendjian intitulé « Un homme de liberté ». Son projet d'entente fut sabré par les positions radicales des colons enclins à défendre leurs intérêts. Après s'être évertué à convaincre les colons indifférents, le prêtre sermonnaire sera peu à peu gagné à la bonne cause prenant place à part dans la sphère radicale des années « 50 » s'engageant dans une critique originale ?non marxiste- de la société coloniale suscitant de nombreux débats ce qui lui vaudront et par ses pairs, l'étiquette de « prêtre communiste », d'où aussi sa grande notoriété, à l'époque.

Ce curé laïc et républicain était très proche du milieu des fellahs, les travailleurs de la terre avec qui il partageait le trait direct du caractère avec un sens naturel de l'amitié. Son œcuméniste politique puise ses racines dans ses racines espagnoles. Il traduisait des sentiments profonds en faveur de l'union et de la solidarité entre les hommes loin de toutes barrières sociale, culturelle, religieuse imposées par la foi de l'autre. Nommé curé à Montagnac- Remchi, il accomplissait sa tâche avec beaucoup d'humilité et surtout, d'amour affichant modestement, une image généreuse entièrement vouée à l'homme, sa fidélité, sa solidarité. Sa morale chrétienne sociale avait pour ligne d'horizon un vivre ensemble à la faveur d'une pensée religieuse renouvelée bousculant le conservatisme des Eglises. Sa pensée était celle d'un homme de la bible, le plus anticonformiste de son temps.

C'est en catholique honteux qu'il rejette, aussi, les positions le dissuadant à partir et cela, preuve de l'hostilité affichée à son égard. D'une attitude critique, il ne désavouait pas d'une ligne ce qu'il a lu et ce qu'il continuait à faire. Il savait aussi que la Révolution en Algérie était habitée, de par et d'autres, par des questions religieuses. Son messianisme se nourrissait des lectures d'auteurs chrétiens comme Saint Paul, Saint Augustin ou Luther, voire leurs inquiétudes contre la tentation du mal. Dans sa foi chrétienne, il réagissait sévèrement contre les pratiques archaïques entrées dans les mœurs et qui consistaient à mélanger foi et argent, lors des baptêmes et des cérémonies œcuméniques. Il a ainsi, osé tourner le dos aux clercs corrompus ravitaillés par les colons témoignant par là, de son engagement plongeant ses racines dans l'esprit du Christ. Les ingrédients révolutionnaires étaient déjà réunis dans sa pensée animée par l'idéal immense de liberté, de générosité envers les pauvres et les vulnérables. Il fit le choix religieux d'être utile aux côtés des gens qui souffraient.

D'attitude distanciée et sans complaisance à l'égard des colons qui menaient une politique de vexations et d'humiliations, maintenant la frontière avec ce qu'ils désignaient sous le nom d'indigènes, le pays étant devenu pour eux une prise de guerre, il incarnait, contrairement, une humanité au-delà de toute clôture religieuse, voilà ce qui est en soi son message, son sacerdoce.

Un esprit libre et très critique

D'esprit libre, très critique, avec la distinction de son talent hardi, l'abbé Alfred Bérenguer était fortement attaché à l'idée d'une religion qui vit son temps, loin des contraintes de conscience imposées par les dignitaires œcuméniques. Dans un monde catholique en crise de modernité, il était pour une Eglise libérée de ses hérésies. Dictée par un choix clair, celui du courage de dire ou la lâcheté, son attitude était, avant tout, un acte de foi. Par sa prise de parole, il voulait empêcher une guerre meurtrière et dont il n'arrivait pas à convaincre les colons, des conséquences. Se positionnant par rapport à l'avenir, il sera parmi les rares hommes de religion à se déterminer, prenant voix pour la liberté des peuples et, en tant que bon croyant dans sa foi, il était parfait serviteur du Vivre ensemble. Il était, disait-il, ?contre le religieux colonisateur à visage masqué ». En théologie, ce curé connu pour sa bonhomie et sa sincérité poignante fut influencé par le courant « Jeunesse de l'Eglise » et par les jésuites comme Teilhard de Chardin (1881-1955), philosophe et scientifique de renom, cité en référence dans de nombreux domaines de la paléontologie et dont il aimait les citations : « Nous ne sommes pas des êtres humains vivant une expérience spirituelle, nous sommes des êtres spirituels vivant une expérience humaine » et qui était, disait il, « persécuté par la hiérarchie catholique ».

Passionné de lectures, il était un homme curieux de tout. Férus d'histoire, il était admiratif envers le Père Africain, l'enfant de Tagaste (Souk Ahras), Saint Augustin (354-430), l'évèque d'Hippone. De par sa position gagnée à l'indépendance de l'Algérie, il prônait une algérianisation de l'Eglise. La guerre qui ne fit point bouger cette dernière et d'autres raisons du point de vue des valeurs fondamentales ont fait qu'il confrontait tant de problèmes, d'où sa marginalisation puis, son départ définitif, en 1958. C'est là, le début de ses longues pérégrinations au Vatican, à Santiago, à la Havane où il séjourna avec un passeport cubain... C'est à Rôme qu'il fit connaissance de l'évêque de Santiago qui lui proposa de s'installer au Chili exerçant, un court temps, en qualité de professeur. Le fauve politico-médiatique ardent défenseur des libertés qu'il était devenu servant la cause de son pays natal fut placé, de par son alliance avec Fidel Castro dont il était devenu le conseiller pour ses relations avec le Vatican, au centre du jeu politique porté, en Amérique latine, en faveur des indépendances en Algérie et en Afrique notamment. Il utilisera ses dons de communication pour obtenir des interviews et envoyer des messages.

Un prêtre réfractaire à l'image des hommes d'église Jean Scotto, Katan, monseigneur Duval ...

Dans le sillage de son combat quelques prêtres, natifs d'Algérie pour la plupart, manifestaient eux aussi, des positions franches épousant la cause algérienne, nous citerons par là, parmi les hommes d'église : le père Jean Scotto (1913-1993), un pied-noir pacifiste, curé de Bab el-Oued puis évêque de Constantine ; le père Katan de Souk Ahras, l'abbé Desrousseau d'El Biar, Monseigneur Léon-étienne Duval... parmi aussi d'autres anticolonialistes français, le couple Jeanson favorisant la parution, en 1955, de l'Algérie « Hors la loi » légitimant le FLN, le professeur de Lettres Mnadouze co-fondateur de « Témoignage chrétien », les avocats Gizelle Halimi, Jacques Vergès, le docteur Chaulet et son épouse Claudine... dont l'engagement algérien avait gêné le pouvoir colonial, au moment où les Algériens étaient meurtris par les dures conséquences de la guerre de Libération.

Les idéaux humanitaires de ce petit bonhomme de curé au béret noir espagnol, enfant du pays et épris d'histoire dont les qualificatifs ne manquaient pas, à droite comme à gauche, tous les deux divisés sur la question algérienne, son engagement humain paraissait incongru, paradoxal aux yeux des colons dont la position était le motif principal de guerre, lui vaudra d'être traité de « déserteur », d'antichrétien. Avant le soulèvement armé, il s'est défendu contre « une église souterraine obéissant aux colons », disait-il, propriétaires des latifundia, obnubilés par leurs intérêts. Du côté algérien, il partageait entièrement la vie de ces hommes répondant au nom « d'indigènes », c'est-à-dire d'hommes déshumanisés au statut politique de sujets, ressentant la souffrance du monde qui les entoure, une situation qui couvait d'une révolution dans les villes et les campagnes, et sur lesquels il posait, contrairement, un regard plein d'humanité, préoccupant sa conscience. Il prit fait et cause pour l'indépendance de l'Algérie après avoir passé beaucoup de temps à réconcilier, les deux grandes communautés, en présence, avant que les portes d'une cohabitation ne se soient refermer définitivement. Au-delà de la sourde hostilité de l'Eglise, il se positionnait résolument, aussi, contre le destin que la France coloniale cherchait à imposer au pays.

Cette image d'homme du peuple très proche des Algériens avec sa soutane noire portant à la main le panier figurant la bonté et la simplicité le rendit aux yeux des colons, peu crédible non seulement dans sa foi, mais aussi, dans sa citoyenneté, en tant que Français, soupçonné d'être tranquillement, dans ses convictions politiques, du côté des Algériens. En 1951, il fut nommé curé de Montagnac (Remchi) village colonial situé non loin de Tlemcen. Il eut un fort attachement pour cette ville étant donné ses liens historiques avec Grenade, la vieille capitale nasride dont ses parents y sont originaires. Là, il était plutôt dans son monde, au contact de ses habitants dans les ateliers et les échoppes du franc quartier à la fois commerçant et consulaire ouvert à tous les passages, la « Qaïssaria », où les trois religions ont longtemps cohabité dans un certain cosmopolitisme, au Moyen-âge, et de son élite cultivée héritière, socialement et culturellement, des vieilles traditions créant des liens et au- delà aussi, un sentiment d'appartenance à la citadinité andalou-maghrébine. Dans cette ville d'adoption et en dehors de l'église, il était en lien d'amitié avec des personnalités en vue dans le milieu de l'histoire, de la culture et de la politique dont Abdelkader Mahdad, agrégé de littérature arabe entré dans le Parlement français aux élections législatives de juin 1946 sous l'étiquette des « Amis du manifeste et de la liberté » (A.M.L) dont il était membre fondateur aux côtés de Ferhat Abbas et du docteur Saâdane, l'écrivain Mohamed Dib, les avocats Omar Boukli Hacène, Djilali El Hassar, les professeurs à la médersa Cheikh Mohamed Zerdoumi et Cheikh Kaddour Naïmi connus pour leur érudition et leur attitude symbolique représentant la société des « Intellectuels arabes ».

Les intellectuels chrétiens et musulmans de sensibilités de gauche.

Sur le plan politique, ses meilleures relations se comptaient parmi les intellectuels français chrétiens et algériens juifs et musulmans engagés, de sensibilités notamment de gauche, nombreux à Tlemcen, communistes ou nationalistes, « fréquentables », jugeait-il, car « leur engagement était porteur d'un idéal en faveur du progrès humain ». Les instituteurs classés de gauche proches, des fellahs et de la masse prolétaire étaient nombreux dans les années « 30 » et plus tard parmi eux, la militante indépendantiste Jacqueline Netter, condamnée à mort le 24 décembre 1957, subissant le même sort que son mari Abdelkader, puis graciés. Lors de son procès devant le tribunal permanent des forces armées à Alger, elle déclarait se sentir près du peuple parce que « je l'ai vu souffrir d'abord, et pour lequel j'ai lutté ensuite », déclarait-elle. Le milieu de la « bien-pensante » à ancrage de gauche sur le terrain, de l'idéologie du moment, un peu élitiste, imprégné de la théorie nouvelle le marxisme à Tlemcen était sous l'influence de personnalités françaises et algériennes affranchies, plongées dans la vie du peuple militant contre les conditions d'exploitation des fellahs par les colons. Y émergeaient des républicains, laïcards invétérés, dont l'artiste-peintre Abdelhalim Hemch, les hommes de lettres ; les frères Moughlam, Mered Abdelghani, le martyr de la Révolution professeur d'histoire-géographie au collège de Slane, Sid Ahmed Inal, Pierre Minne professeur de philosophie, anticolonialiste, dont la compagne Jacqueline Netter épousa le militant Djilali Gerroudj auparavant membre du parti communiste, recherché par la police et sauvé par l'Abbé Berenguer, en 1956. Jaqueline Guerroudj héroïne de la bataille d'Alger et son mari Abdelkader, appartenaient au réseau de Ferdinand Iveton, fidèle à la cause de l'Algérie. Sid Ahmed Inal (1931-1956), de son nom de maquis « Djaafar », militant du parti communiste algérien (PCA), professeur d'histoire au collège de Slane de Tlemcen, est une figure de proue du mouvement anticolonialiste du milieu engagé des Jeunes universitaires au sein de l'Union des étudiants ayant rejoint le maquis où il trouva la mort sur le champ de bataille et que les officiers français ont fit périr après plusieurs supplices qu'on lui infligea jusqu'à sa mise à mort : tortures, les yeux crevés puis brûlé vif. Sid Ahmed Inal compte parmi tant d'autres intellectuels qui ont accompli leur devoir jusqu'à se donner en martyr pour la liberté et l'indépendance de son cher pays, l'Algérie. Son ami l'historien Mohamed Harbi se souvient encore parmi d'autres des ses compagnons de lutte de l'exemple qu'il était en matière d'engagement et de patriotisme. Etudiant en histoire à la Sorbonne, il rencontre la grande militante et poétesse Colette Grégoire dite Anna Gréki, née à la même année, à Batna, et dont elle tomba follement amoureuse. Dans sa cellule de Serkadji où elle fut emprisonnée elle écrit son recueil « Algérie capitale Alger » dédiant à son adulé plusieurs poèmes.

L'abbé Alfred Bérenguer et Abdelkader Guerroudj se retrouvèrent à l'indépendance tous les deux membres à l'Assemblée nationale constituante. Notre Abbé était aussi en lien très proche du professeur de musique Roger Béllissant, figure du mouvement du progrès à Tlemcen dont la fille Colette deviendra l'épouse de l'écrivain Mohamed Dib. Les jeunes progressistes formés à l'école des Sciences humaines, fréquentant pour la plupart les cercles de progrès ou Nadis dont l'existence a amorcé, à l'aube du XXème siècle, un besoin de renouveau, avaient une pensée décoloniale solide, d'où leur conscience politique élevée. Leur engagement était en œuvre en faveur de l'émergence d'une société contemporaine, vivant son temps, basée sur les droits et la justice.

L'Abbé fréquentait des intellectuels, catholiques et musulmans, politiquement acquis à la cause anticoloniale. Dans son milieu, les rencontres se tenaient dans les lieux très proches des artisans dans leurs échoppes et leurs ateliers ou dans les cercles (les Nadis), ces espaces symboliques dont l'idée s'est imposée au commencement du XXème siècle accompagnant au cœur de la vieille médina, la forte politisation de l'opinion à Tlemcen ayant participé à l'émergence d'une élite algérienne d'avant-garde. C'est dans ces lieux du patriotisme « Jeune Algérie » que s'est renforcée aussi, plus tard, la conscience nationale militante d'un grand nombre de jeunes saisis par les enjeux vitaux de l'avenir dont les martyrs médersiens et lycéens tombés au champ d'honneur, en 1960.

Soucieux d'édification d'un pays de liberté et de progrès.

Soucieux d'édification d'un pays de progrès, il déclarait: « Je me tranquillisais à l'idée de voir s'intéresser au pays la nouvelle génération des Algériens acquis aux idées de progrès, de civilisation et de libération des peuples dans le monde ». En dénonçant la myopie des politiques français sur la question du soulèvement, notre paroissien était dans un autre regard, sur le combat mené par le peuple algérien. Dans sa grande sincérité, il décolère en disant: « Les rebelles, ce sont des combattants de la patrie » et qu'il était « légitime de se rebeller » contre les colons excluant de la pleine citoyenneté un pan entier de la population. L'engagement de cet homme de foi était alors, tout à fait nouveau et inattendu de la part d'un curé en pays dominé allait, politiquement, soutenir une rébellion populaire, légitimant aussi, le principe de la Révolution. Il écrivait : « Le peuple a raison de se révolter, car il a le droit de se libérer», quand le pouvoir nie sa raison de vivre en entente avec des hommes. Ses écrits et ses déclarations sont une lettre d'amour d'une sincérité poignante autant qu'une prière aux Algériens qui souffrent. L'option idéologique était parfaitement aboutie donnant sens à un modèle dynamique de prêtre politisé, contribuant ainsi à l'évolution des idées forçant, jusque-là, la représentation du régime colonial. Son attitude allait surprendre les siens et ses disciples religion, politique et révolution pouvaient coexister sans se heurter, car une seule voie y mène, à savoir la libération de l'homme. Le curé réfractaire et objecteur de conscience ne pouvait cacher son engagement en faveur du peuple algérien dont il connaissait les qualités humaines ancestrales ayant étudié profondément l'œuvre de ses grands penseurs : Apulée, Saint Augustin, Saint Cyprien, Ibn Khaldoun, l'Emir Abdelkader. A propos de son étiquette de « rebelle », il s'en expliquera, en disant : « C'est deux évêques d'Oran qui m'ont appellé l'enfant terrible par ce que je refusais d'être traité comme un mineur, quel que soit celui qui ordonne ou qui écrase, sous prétexte qu'il est le supérieur, le prêtre, le professeur, l'évêque. Je ne suis pas celui qui dit toujours amen, qui se plie, qui vit à genoux ». En 1955, l'assassinat du martyr Bénaouda Benzerdjeb, premier médecin algérien tombé au Champ d'honneur, fut le détonateur d'une grande colère populaire qui a duré plusieurs jours. Elle avait, rappelons-le, donné lieu à une grande révolte qui secoua la ville pendant et après la mort du jeune Belkaïd, âgé de 17 ans, tombé sous les balles de la police. Craignant son impact général à travers le pays, elle plongea dans le désarroi les autorités coloniales. Face à cette situation d'insurrection, appel à la rescousse était fait aux bons offices de ce curé et d'autres personnalités du courant civil, pour tenter de conjurer sa colère.

Son premier appel face à la crise algérienne fut l'article intitulé « Regards chrétiens sur l'Algérie » qu'il publia en 1956, dans la revue littéraire, bimestrielle, ?Simoun' (1952-1961), paraissant à Oran n°.21, fév. 1956, p.3-19. Cette revue était connue pour avoir fait paraître des textes signés par Emmanuel Roblès, Albert Camus, Mohamed Dib... Elle paraissait à Oran, jusqu'en 1961. Dans cet article, il y laisse s'exprimer son cœur, sa foi et sa raison : « J'appréhendais longtemps cette guerre et tout juste après la fin de la Seconde Guerre mondiale avec les évènements meurtriers de Sétif ». L'intérêt de la France supposait, selon son engagement, une plus grande ouverture et des réformes politiques modifiant les relations en faveur des Algériens, mais trop tard, « la Révolution était déjà dans la rue ».

Contre la force des armes.

L'abbé Alfed Berenguer était contre la force des armes. Il déplorait, en tant qu'intellectuel, le cynisme des politiciens de l'Algérie française de la même manière soutenu dans l'opinion par les intellectuels engagés : Maurice Audin, Frantz Fanon, Jean Paul Sartre... et d'autres progressistes acquis à la cause de l'indépendance de l'Algérie. Dans « Regards chrétiens », il interpella le pouvoir politique français pour n'avoir pas pris parti en faveur du règlement du problème algérien, dès 1945, à la fin de la Première Guerre mondiale, c'est-à-dire tout juste après que les Algériens aient fait couler leur sang, aux côtés des soldats de l'alliance, sur divers fronts après la Seconde Guerre mondiale. C'est tout juste après cette guerre « absurde » que sa personnalité connut un destin bien différent. La montée du nationalisme et les crises qui s'annonçaient déjà, augmentèrent ses inquiétudes quant à l'avenir de l'entente dans le pays. A ce moment l'Abbé ne croyait plus déjà à une solution pacifique au conflit. « C'est un problème politique. Il fallait s'y attaquer dès 1945 et hardiment. Nous ne l'avons pas fait ...On peut le regretter », écrit-il, dans cet article. Rédigé dans la forme d'un réquisitoire cet aumônier pendant la seconde guerre met à nu l'ordre colonial en restituant historiquement certains échecs en réponse aux maux créés par le système colonial.

Dans ses saillies visionnaires, il limite le sens des mots « hors-la-loi, rebelles » employés contre la lutte du peuple : « Les « hors-la-loi », écrit-il ne sont qu'une poignée, oui mais tout un peuple est avec eux. Pourquoi nous leurrer nous-mêmes ? Les protestations de loyalisme plus ou moins provoquées, les communiqués optimistes auxquels leurs auteurs croient peu ou proue, l'apparente apathie des masses, trompent ceux-là seulement qui veulent être trompés. Il ne s'agit pas ici de porter un jugement moral, d'approuver ou de blâmer, nous en sommes à regarder le réel. Cela me sera-t-il défendu, parce que je suis prêtre ? Se tenir en l'air, assis sur les nuées, est une position fort incommode, impossible à garder longtemps. L'avion lui-même atterrit. Je regarde les faits, je constate que le cœur de l'Algérie musulmane bat à l'unisson de celui des « rebelles » et je le dis. Il ne s'agit plus d'une révolte, d'une insurrection, comme telle ou telle flambée qui fut vite éteinte jadis. D'un bout du monde à l'autre, les peuples jusqu'ici colonisés secouent la tutelle occidentale et obéissent à un « mythe », le mythe de l'émancipation, de la libération. L'hégémonie de l'Europe n'est plus acceptée : c'est comme ça ». Ces prises de position dissonantes dans le concert politique général de la colonisation eut, comme effet, de libérer la parole parmi notamment les Français favorables à l'Algérie.

Villipendé par les colons au grand dam aussi de ses ennemis, il subira les ardeurs d'André Malraux (1901-1976) écrivain et homme politique, ministre de la Culture, défendant la cause de l'Algérie française. « Ces hors-la-loi, ce sont des combattants » lui assénera-t-il, quel que soit le vocabulaire plaqué sur eux. Sa position à l'égard de la lutte des Algériens pour l'indépendance conforta son image dans les milieux nationalistes autant qu'elle le discrédita aux yeux des colons qui manifestèrent à son égard une haine jusqu'à lui valoir des menaces, rendant sa présence impossible en Algérie. Son article « Regards chrétiens » était autant aussi un appel au dialogue, à l'entente revendiquant le passage de la colonisation à celui de la liberté et de l'indépendance, à un moment où la communication sur les problèmes de l'Algérie était devenue difficile, sinon impossible. Malgré la pression morale et les menaces dont il subit moralement les effets, son engagement militant ne ralentira point ses efforts sur le terrain, se donnant pour mission d'expliquer le pourquoi du combat du peuple algérien.

Dans l'action humanitaire comme sur les montagnes de Cassino.

L'abbé Alfred Bérenguer titulaire de la Croix de guerre et de la Légion d?honneur est dans le même combat pour l'action humanitaire comme sur les montagnes de Cassino, pendant la campagne d'Italie, lors la Seconde Guerre mondiale, où, en tant qu'aumônier et membre du corps expéditionnaire commandé par le général Alphonse Juin, il portait les secours aux blessés. C'est d'ailleurs sur les champs de bataille pendant cette guerre qu'il connut son ami Ahmed Benbella, futur premier président de l'Algérie indépendante et de la même manière qu'il se mobilisa pour les secours, acheminant les médicaments aux blessés algériens des maquis du djebel Fillaoussène (Tlemcen) dont il gravissait à pied les flancs jusqu'à leur refuge. Son combat pour la dignité et le respect des choix en faveur de la liberté est, un bel exemple d'idéal humain, au-delà des barrières d'exégèses. Sous le coup de la menace, il quitta le pays pour se rendre au Vatican où il fit la connaissance de séminaristes latinos invités à visiter leurs pays. C'est durant son exil qu'il apprendra sa condamnation par contumace et à la déchéance de ses droits civiques ce qui d'ailleurs allait renforcer davantage sa conviction à porter la voix de l'Algérie en lutte pour son indépendance. Sous le couvert du Croissant-Rouge algérien, partout à travers le monde, dans les arènes politiques et les forums où sa voix allait être entendue il est cet infatigable ambassadeur entré en allégeance en faveur des causes justes dont l'indépendance de l'Algérie. Avec son talent connu en tant que prédicateur il sera défenseur d'un nouvel ordre en faveur de la libération des peuples opprimés en admiration à la pensée de Saint Augustin de Thagaste mort à Hippone (354-470) qui accorde à l'homme et à sa liberté qu'il tient de Dieu et sa nature une place primordiale, citant : « Les hommes négligent de s'admirer eux-mêmes, alors qu'il est certain que le plus grand des miracles qu'on puisse faire aux yeux de l'homme est l'homme lui?même ».

En Amérique latine, où il ne cessera de faire le tour des capitales, il fut traité avec considération porteur du message révolutionnaire de l'Algérie en lutte. En tant que diplomate délégué du FLN, il sera le meilleur ambassadeur pour faire entendre la voix de l'Algérie en lutte, sur la scène internationale. Dans son itinéraire, il croisa des figures importantes du mouvement de libération des peuples dont Che Guévara. De corpulence chétive, il sera malgré ses problèmes respiratoires dus à une blessure de guerre, cet infatigable porte-parole de la lutte d'indépendance dans les milieux universitaires, à Santiago du Chili, à la Havane... multipliant les interviews et les conférences. Son discours était très dur à l'égard des colonialismes d'une manière générale, en Afrique, en Angola, au Mozambique... Il comptera parmi ses amis révolutionnaires le latino-américain, Che Guévara dont il guidera le séjour qu'il a effectué en Algérie, en 1964, comme aussi il comptera un temps, parmi les conseillers du président cubain Fidel Castro pour les questions concernant le Vatican. Du fait de ses prises de parole pour la libération des peuples sous domination, il poursuivit jusqu'aux pays lointains par la propagande orchestrée contre lui. A ce moment entra en scène l'écrivain et homme politique André Malraux, auteur de la condition humaine et ministre de la Culture sous le pouvoir du général de Gaulle, qui se sera contenté d'être un mauvais conseiller car peu convaincu de la cause algérienne dont l'écho allait se faire largement entendre, ayant été inscrite à l'ordre de la cession de l'ONU, en 1958.

Le père Bérenguer sera, par la presse coloniale, culpabilisé de citoyen français dissident avec des étiquettes religieuses sur le mode de l'excommunication. Jugé comme traître, il a droit à tout. « Enfant terrible, je consens à l'être, disait-il. Je l'ai été et je le resterai de cette façon là, quel que soit l'âge, parce que j'ai mis la liberté par-dessus tout et c'est la liberté qui fait des enfants terribles, qui pose des problèmes aux autres comme à moi é. Le père Bérenguer dans la perspective chrétienne qui est la sienne, fut, sans le moindre doute, un antiraciste et un anticolonialiste résolu. Durant la guerre de Libération, il côtoya des figures importantes de la Révolution algérienne : Ahmed Benbella, Ferhat Abbès, Mohamed Benkhedda ... Ne cautionnant pas le coup d'état de 1965, il quitta son poste de conseiller à la présidence.

En accord avec ses principes, l'homme à la soutane refusa, jusqu'à la fin de sa vie, de percevoir un salaire en tant qu'enseignant, de député et, aussi, en tant que « Moudjahid » et, de curé, algérien refusant ainsi de monnayer son sacrifice pour la noble cause de la Libération de la patrie « Algérie ». ''Tous les grands crimes, toutes les grandes guerres sont faits au nom du nationalisme. Le patriotisme c'est différent. C'est aimer la patrie, la terre de ses pères. Et ma patrie, ce n'est pas l'Espagne, parce que je suis né ici, en Algérie, que j'ai voulu vivre ici. Ici, c'est ma terre, c'est ma patrie que j'aime ». Il exprime ainsi son attachement au pays qui l'a vu naître dans le livre d'entretien « en toute liberté » avec l'universitaire Geneviève Dermendjian paru aux éditions ?Centurion' à Paris, en 1994, livre dans lequel il débat largement des positions de l'Eglise et du Vatican à l'égard des peuples confrontés aux inégalités et aux injustices dans les pays sous domination coloniale.

Pour une Algérie nouvelle sans privilèges.

A l'indépendance, il rentrera dans le même avion transportant Benyoussef Benkhedda, président du gouvernement provisoire de l'Algérie indépendante et sa délégation. Il sera député de la première constituante, puis conseiller à la présidence sous le président Ahmed Benbella, avant de s'y définitivement démarquer, après le coup d'Etat de 1965, affichant par là son opposition, s'étant permis de ne pas accepter l'ordre du pouvoir généré en système de République. Pressentant un coup de force quelques jours avant seulement « lors d'une réception organisée, au palais du peuple où j'ai avisé Benbella de quelque chose comme un scénario de coup d'état en préparation et, cela en présence de Houari Boumédiène ». La suite des évènements « a justifié mon départ du gouvernement en tant que conseiller dès le coup de force », notera-t-il.

En 1963, ce militant anticolonial devenu prêtre séculier défendant le principe d'une égalité citoyenne en Algérie fit paraitre avec grand succès son livre autobiographique intitulé « Un curé d'Algérie en Amérique latine », SNED, Alger. En tant que député, il était plutôt favorable à la diversité de la nation algérienne sur des questions liées à l'acquisition de la nationalité, l'Islam en tant que religion d'Etat et à la peine de mort ce qui a motivé, expliquera-t- il, son départ de la Constituante. Il rêvait d'une Algérie nouvelle sans privilèges « Toute l'Algérie était dans le combat de l'indépendance payant le prix jusqu'au martyr » relevait-il, refusant sa pension. Dans son chemin de croix tiers-mondiste, il dénoncera jusqu'à la fin de sa vie les dictatures qui se chassaient l'une, l'autre dans les pays, notamment en Afrique. En 1975, durant son repli jusqu'à la fin de sa vie au monastère de Birouana, un lieu de contemplation dans la tradition de Saint Benoît, de son fondateur d'origine allemande dom Raphaël Walzer, en 1950, située au quartier Birouana, à Tlemcen, abandonnée, en 1963, il tentera de relançer l'activité de l'Association pour la paix (Pax) créant une autre qu'il dénommera « Dar Salam » ciblant le dialogue interculturel et religieux, un lieu de partage et de discussions entre chrétiens et musulmans, aujourd'hui placée sous éteignoir. Il participera dans le même élan à la création de l'Association « Ahbab ettourath », puis dissoute payant le prix du regard unique du parti à l'époque. A l'initiative de la société civile celle-ci avait pour objectif d'œuvrer en faveur de la protection et de la valorisation du patrimoine de la région. En 1966, il figura parmi les animateurs actifs à la première quinzaine culturelle de Tlemcen aux côtés de nombreux invités dont Kateb Yacine, Mahfoud Keddache, Hachemi Tidjani, Mouloud Maameri, les artistes-peintres Mohamed Khedda, Bachir Yellès, Choukri Mesli, Denis Martinez ... La seule fois qu'il quittait l'Algérie, depuis l'indépendance, c'était pour se faire soigner en France sur insistance de sa sœur paroissienne aussi, avec un passeport algérien, formulant le vœu d'être enterré en Algérie dans la ville qui l'a accueillie à laquelle il était resté très attachée. Tlemcen où il compte parmi ses meilleurs enfants d'adoption n'a pas malheureusement encore pensé, à titre de reconnaissance, pour son patriotisme et l'exemple de son engament en faveur de l'idéal de liberté et de coexistence baptiser une de ses rues et cela, pour garder à titre posthume, sa mémoire. Son enterrement eut lieu, trop modestement, en présence de Monseigneur Teissier, cardinal d'Alger, et une foule d'amis et de personnalités de la société civile venus de partout, accompagner sa dépouille au cimetière chrétien d'al-Kalaa. Homme de liberté, de coexistence entre les peuples sa vie, d'un riche parcours, est un testament vivant prouvant de l'attachement et de l'amour à son pays, l'Algérie.