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Le mensonge l'emportera-t-il ?

par Harold James*

PRINCETON - L'étrange et quelque peu démoralisante campagne présidentielle américaine a été marquée par une absence de substance dans le débat, et par un déluge de mensonges. Comme l'a exprimé Joe Biden face à Donald Trump lors du premier débat télévisé, «Tout ce qu'il dit est un mensonge. Je ne suis pas là pour souligner ses mensonges. Tout le monde sait que c'est un menteur.»

En politique, plus le recours aux contrevérités est fréquent, plus chacun des camps dispose de grain à moudre pour accuser l'autre de mensonge. S'ensuit une spirale de malhonnêteté, qui rend impossible tout débat rationnel. Un mensonge en entraînant un autre, la politique normale se trouve remplacée par une politique de l'exception. Si nous le savons, c'est parce que ce phénomène ne constitue ni une nouveauté, ni une marque exclusive du XXIe siècle.

L'histoire abonde de périodes au cours desquelles une société s'est retrouvée submergée par le mensonge. Shakespeare décrivait déjà brillamment ce problème à travers ses pièces. Dans Comme il vous plaira, le bouffon de la cour, Touchstone, décrit en sept degrés l'escalade de la véhémence lorsqu'il s'agit de démentir : le quatrième degré est celui de la «Riposte vaillante, le cinquième la Riposte querelleuse, le sixième le Démenti conditionnel, et le septième le Démenti direct».

Dans une sorte de mécanisme infernal, le premier démenti direct entraîne un cycle sans fin. Les mensonges créent la nécessité d'autres contrevérités, et à mesure qu'ils gonflent, ceux qui les proclament croient souvent renforcer leur argumentaire. Pour tous les autres, en revanche, cette escalade est facilement discernable dès lors qu'apparaît la forme la plus basique de mensonge : une distorsion des faits.

La manipulation des faits devrait aisément pouvoir être dénoncée. Trump a débuté son mandat sur un mensonge selon lequel la foule lors de son investiture aurait été plus nombreuse que celle venue applaudir le président Barack Obama quatre ans plus tôt. Les preuves photographiques démontrent qu'il s'agissait d'une pure invention. Mais peut-être était-ce l'objectif : Trump entendait recourir au mensonge pour affirmer son pouvoir.

Les dictateurs du XXIe siècle ont volontiers employé la tactique du «grand mensonge», qu'ils ont inscrite au cœur de l'exercice du pouvoir. Adolf Hitler décrit presque mécaniquement cet exercice dans Mein Kampf : «Dans le grand mensonge, il y a toujours une certaine force de crédibilité, parce que les masses d'une nation sont toujours plus facilement corrompues dans les couches les plus profondes de leurs émotions que consciemment ou volontairement». Accusant lui-même ses opposants de pratiquer le grand mensonge, Hitler livre ici un aperçu de la manière dont il s'emparera du pouvoir.

Une autre forme de mensonge fait intervenir une simplification erronée, plus difficile à dénoncer. Ici, l'affirmation du politicien vise à faire obstacle à toute discussion plus profonde sur la problématique évoquée. C'est ainsi que lors du second débat Biden-Trump, les fact-checkers du New York Times ont fait savoir que deux affirmations économiques formulées au cours de la discussion étaient fausses, la première étant celle de Biden selon laquelle Trump avait «entraîné une augmentation, et non un diminution, du déficit [commercial] vis-à-vis de la Chine».

La vérité est ici plus complexe. Sous la présidence Trump, le déficit bilatéral de l'Amérique vis-à-vis de la Chine a dans un premier temps augmenté entre 2016 et 2018, puis diminué en raison notamment des droits de douanes imposés par Trump. Pour autant, le déficit commercial global de l'Amérique, corrigé des variations saisonnières n'a cessé de se creuser depuis 2016, atteignant cet été un niveau supérieur par rapport à la même période en 2019. La question est d'autant plus compliquée que certains pans du déficit américain se rapportent à d'autres pays qui achètent des produits intermédiaires en provenance de Chine, tels que des produits pharmaceutiques génériques importés d'Inde.

La deuxième contrevérité soulignée par les factcheckers concernait la question de savoir si la Chine devait ou non verser des réparations pour avoir causé la pandémie de COVID-19. Trump a affirmé avec insistance «La Chine paye actuellement. Elle paye des milliards et des milliards de dollars», sous-entendant que les droits de douanes appliqués par son administration constituaient une forme de réparation.

Les États-Unis ont effectivement perçu plus de 60 milliards $ en droits de douanes sur 360 milliards $ de valeur de produits chinois avant la pandémie. Il est toutefois difficile de déterminer précisément qui a payé ces «réparations». Dans certains cas, les producteurs chinois ont dû réduire leurs prix pour rester compétitifs sur le marché américain. Mais dans beaucoup d'autres, les droits de douanes ont conduit à une hausse des prix pour les consommateurs américains. En somme, ces distorsions semblent n'avoir servi aucun autre véritable objectif que d'appuyer l'affirmation de l'administration Trump selon laquelle elle faisait rendre des comptes à un gouvernement étranger.

En tout état de cause, l'économie qui sous-tend des affirmations a priori simples lors des débats présidentiels est rarement claire et précise. Les mesures politiques de fond le sont encore moins. La politique économique est-elle censée obtenir le meilleur deal possible pour les consommateurs américains ? Si oui, alors les droits de douanes sont une erreur. L'objectif consiste-t-il à préserver les emplois américains. Si oui, alors Trump pourra peut-être affirmer avoir protégé certains secteurs, mais seulement au détriment d'autres. Le fait de rendre plus coûteux certains produits intermédiaires importés entraîne des répercussions majeures : un plus haut niveau de droits de douanes sur l'acier importé conduit à des prix plus élevés, ainsi qu'à une demande réduite du secteur automobile, avec pour conséquences des disparitions d'emplois.

Intervient enfin le mensonge idéologique, qui vise principalement à faire dérailler le processus politique normal. Ce genre de mensonge n'est pas facile à souligner pour les fact-checkers. Dans un essai frappant intitulé «Live Not by Lies», rédigé en 1974 peu avant son arrestation, Alexandre Soljenitsyne explique que ce sont les idées, plus que les déclarations factuelles, qui rendent un mensonge convaincant. «Si nous ne renforcions rien au moyen des baleines de corset ou des écailles de l'idéologie, si nous ne cousions pas ces loques poulies, nous serions frappés de voir avec quelle rapidité, quelle absence de résistance le mensonge tomberait à terre de lui-même, et ce qui doit être nu apparaîtrait au monde dans sa nudité.» De même, le grand défenseur tchèque de la vérité, Vaclav Havel, explique que la «puissance des impuissants» réside dans le refus du petit peuple d'accepter le grand mensonge.

Une partie de l'approche globale de Trump consiste à suggérer que la politique est toujours une histoire de mensonge, et que les politiciens sont tous des menteurs. D'où sa démarche ayant consisté lors du second débat à dépeindre Biden comme un politicien de Washington de longue date, et à se décrire lui-même comme un outsider. En d'autres occasions, Trump se vente d'avoir inventé un nouveau vocabulaire de nature à perpétuer un style inédit de politique. «Je pense que l'un des termes les plus géniaux que j'aie pu trouver est celui de ?fake'», disait-il en 2017.

Soljenitsyne et Havel appelaient à la résistance contre la marche du mensonge. Ils exigeaient le retour d'une politique de l'honnêteté, la fin de l'omniprésence du fake. Les Américains ont aujourd'hui l'opportunité de répondre à cet appel - pour quelques heures encore.



Traduit de l'anglais par Martin Morel

*Professeur d'histoire et d'affaires internationales à l'Université de Princeton, et membre principal du Centre pour l'innovation dans la gouvernance internationale - Il est l'auteur d'un ouvrage à paraître intitulé The War of Words (Yale University Press).