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Ali El Kenz : un autre bison nous a quittés

par Boutaleb Kouider*

On vient d'apprendre avec une grande tristesse le décès de Ali El Kenz, un immense intellectuel, sociologue de formation, un bison, pour reprendre sa propre expression : «Les bisons ne s'apprivoisent pas». Un libre-penseur engagé, contrairement à d'autres catégories de ruminants (les intellectuels organiques de service) au sens du philosophe italien Gramsci.

Les bisons africains (les libres-penseurs engagés) disparaissent les uns après les autres. Après Samir Amin, Thandika Mkandawire, Ernest Wamba dia Wamba, et bien d'autres grands penseurs africains, malheureusement inconnus chez nous par la jeune génération d'universitaires algériens, c'est le tour de Ali El Kenz.

Des intellectuels engagés qui ont voulu s'affranchir des crédos ligotants de la pensée libérale en s'engageant et en encourageant les chercheurs africains dans la production d'une authentique pensée africaine, notamment en se regroupant au sein du Codesria qui, pour ceux qui ne le connaissent pas, est une institution panafricaine, créée en 1973 à Dakar (Sénégal) où est domicilié son siège, par un ensemble de chercheurs africains sous l'autorité morale et intellectuelle de Samir Amin notamment, dans le but «de construire une communauté scientifique autonome capable de penser et interpréter les réalités sociales en Afrique et contribuer à la réflexion sur les questions qui intéressent le monde dans sa globalité».

Le Codesria est reconnu non seulement comme l'organisation pionnière de la recherche africaine en sciences sociales, mais aussi comme le principal centre non gouvernemental de production de connaissances en sciences sociales sur le continent africain.

Ali El Kenz comptait parmi ses plus éminents chercheurs. Dans la lignée de Samir Amin, il était altermondialiste par conviction. Beaucoup de ses écrits étaient consacrés à la critique de la pensée néolibérale, considérant, tout comme Samir Amin, qu'il s'agit d'une pensée destructrice, n'offrant guère d'alternative au développement des pays pauvres.

Ali El Kenz a travaillé comme professeur assistant de philosophie à l'Université d'Alger de 1970 à 1974, puis comme professeur de sociologie dans la même université jusqu'en 1993. Il a également été directeur du Centre de recherche en économie appliqué au développement (CREAD). Il a exercé comme professeur associé à l'Université Tunis I de 1993 à 1995 et comme professeur associé de sociologie à l'Université de Nantes depuis 1995, s'exilant comme tant d'autres pour échapper au massacre organisé de brillants intellectuels (Allah yerhamhoum) : Abderrahmane Fardheb, Djillali Liabes, Mahfoud Boucebci (l'un des fondateurs de la psychiatrie algérienne) et tant d'autres...

Tel que rapporté dans ses biographies, ses centres d'intérêt, en matière de recherche académique, portaient sur le travail (dans ses aspects sociologiques), le développement et la sociologie. Son expérience de professeur invité à l'Université de Princeton (USA) en 2000, ainsi que sa délégation à l'IRD (Institut de recherche sur le développement) de 2003 à 2006, ont sans doute contribué à façonner encore plus le profil intellectuel engagé pour les causes justes, pour un développement inclusif, qu'il a toujours été, se démarquant nettement des postulats de l'économie néolibérale qui consacre le sacro-saint profit comme unique catalyseur de l'activité économique. Avant de s'expatrier, Ali El Kenz était déjà assez connu dans le milieu académique en Algérie avec son ouvrage sur le complexe sidérurgique d'El Hadjar (où il a analysé dans les détails le mode de gestion bureaucratique et rentier du complexe sidérurgie d'El Hadjar et ses insuffisances productives dans les années 90); la longue interview de l'ex-chef du gouvernement, Belaïd Abdeslam, à propos de l'industrialisation de l'Algérie, qu'il avait réalisée avec le défunt professeur Mahfoud Benoune, où il a éclairé de nombreux aspects controversés de la stratégie industrielle de l'Algérie en faisant parler son principal promoteur (Belaïd Abdeslam, ministre plénipotentiaire de l'Industrie sous la présidence de Houari Boumediene (rahimahoum Allah).

Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles de fond, dont on peut citer notamment ceux écrits, conjointement avec Samir Amin, «Europe and the Arab World: Patterns and Prospects for the New Relationship» (London: Zed Books, 2005). «Le monde arabe: enjeux sociaux» - Perspectives méditerranéennes (Forum du Tiers-monde, 2003), «Gramsci dans le monde arabe» (1994) et bien d'autres encore qui ont établi sa notoriété dans le monde académique.

Son dernier ouvrage « Écrits d'exil» (Casbah-Editions), assez passionnant où il revient sur ses écrits académiques à l'étranger, mais aussi, avec des connotations autobiographiques, sur l'amour et la nostalgie de son pays, l'Algérie, qu'il a quitté contraint par la situation sécuritaire prégnante à l'époque.

J'ai eu le plaisir de connaître de près Ali El Kenz à Maputo (Mozambique) en 2005, lors de la 11e Assemblée générale du Codesria.

Au cours de cette rencontre où il a été beaucoup question du blocage du développement en Afrique, Ali El Kenz a eu une présence remarquée parmi le gotha des chercheurs africains. Outre sa brillante intervention au cours de la plénière, il n'hésitait pas à interpeller de nombreux communicants dans les différents ateliers pour apporter des éclairages théoriques et d'expérience comme ce fut mon cas à la fin de mon intervention («La problématique du développement socioéconomique et les objectifs d'une authentique réforme de l'Etat en Afrique») où, reprenant avec plus de profondeur, il a mis en exergue mes citations de grands penseurs qui ont posé les termes de la problématique du développement bien longtemps et toujours d'actualité, comme le professeur Jacques Austry («Le scandale du développement» Rivière, 1968); «Le prince et le Patron», Cujas, 1972) qui, à propos de la cohérence des intérêts du pouvoir, a été très explicite : «Comment un pouvoir peut-il organiser le changement dans la mesure où la conséquence la plus probable de celui-ci sera le bouleversement de l'ordre établi et partant, la contestation du pouvoir lui-même. Or, lorsque celui-ci tire ressources et prébendes d'une autorité sans partage, on mesure difficilement ce qui pourrait conduire à s'en dessaisir au profit des aléas d'une autre combinaison. On peut alors s'interroger sur son zèle réformateur proclamé».

Ou René Dumont dans ouvrage célèbre «L'Afrique noire est mal partie» (Seuil, 1973) qui affirmait, il y a bien longtemps déjà : «Le développement n'est pas tant une histoire d'argent, d'engrais ou de semences, même s'il faut apprendre à les gérer. Les rapports entre les hommes et leurs champs dépendent d'abord des rapports des humains entre eux. Pas de bonne agronomie, pas de lutte contre la faim, sans lutte contre la corruption, pour un bon gouvernement...».

De même, je le voyais sourire dans la salle de conférences au moment où, pour illustrer un propos sur l'indépendance des pouvoirs comme c'est le cas de la justice résultant de la séparation des pouvoirs qui est consacrée par la Constitution (dans les Constitutions de 1989 et de 1996), alors que l'indépendance statutaire de celle-ci est loin d'être réalisée, j'ai repris la célèbre réponse qu'a eue Bachir Boumaza (premier président du Sénat algérien, Allah yerahmou), lors de son éviction avant le terme de son mandat par l'ex-président de la République, A. Bouteflika. Interpellé par la presse pour s'exprimer sur cet évènement sans précédent dans le pays, il a eu cette réflexion, celle de citer le roi de Prusse à qui on demandait : «Qu'avez-vous voulu dire au peuple en lui donnant une constitution» ? Pour Bachir Boumaza, la réponse du roi de Prusse s'applique à la situation de l'Algérie et au-delà sans aucun doute, «j'ai voulu faire comme Arlequin qui distribue des trompettes et des tambours aux enfants en leur disant amusez-vous, mais sans faire de bruit». Rappelons que Bachir Boumaza a préféré démissionner avant la réponse du Conseil constitutionnel où il ne faisait à ses yeux aucun doute sur la décision qui serait prise par une institution aux ordres du pouvoir.

Ali El Kenz est demeuré jusqu'à sa mort un bison (un libre-penseur engagé) comme il l'a toujours été. Avec la disparition du professeur Ali El Kenz, l'Algérie perd incontestablement un grand penseur. Nos sincères condoléances à son épouse, ses enfants et ses nombreux amis.

Que Dieu lui accorde Sa Miséricorde !

*Chercheur associé au laboratoire GPES - Université de Tlemcen