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Ces «intellos» qui embarquent la France dans des débats stériles, à en perdre la raison

par Benabid Tahar*

La France semble, depuis quelques années, percluse de «rhumatismes intellectuels». Ses médias, ainsi que certaines de ses institutions, sont envahis par une coterie d'énergumènes autoproclamés défenseurs des valeurs françaises, anges gardiens de la république.

Puisant toute leur énergie dans une xénophobie primaire, ils serinent les mêmes discours pédants, ressassent les mêmes palabres. Ils usent d'une rhétorique d'apparence savante mais au contenu bien au ras des pâquerettes, voire plus bas : de la vilenie servie sur des plateaux en argent. L'Islam et les musulmans, choisis comme boucs émissaires, jetés en pâture sur la place publique, désignés à la vindicte populaire, sont leur cible privilégiée; les Noirs et autres citoyens français d'origine étrangère ne sont pas en reste. Promoteurs patentés de l'islamophobie, ils vilipendent le musulman, à longueur d'année. Cultivant la haine, ils font de l'anti-islam une opinion, une idéologie. Pour nos érudits penseurs haineux, la solution tarte à la crème à tous les problèmes de la France réside dans l'écartement de ces « Franco-étrangers », ou « étrangéro-français », si je puis me permettre une telle formule, qui mangent le pain des Français, volent leurs biens, violent leurs traditions, les incommodent par leur différence, les angoissent par leur présence, et j'en passe. Nos distingués « augustes maîtres à penser pour le bien de la France » s'illustrent par un acharnement sans égal sur leurs proies, sans aucune retenue, sans la moindre crainte du ridicule. En haut du podium figure l'innommable Eric Zemmour, parfait antonomase de xénophobie, et son émule Robert Ménard, tous deux experts attitrés des médias en matière de circonvolution rhétorique autour du même sujet : le musulman et l'émigré. Les sulfureux gus et leurs acolytes ne manquent jamais l'occasion de signer leurs discours venimeux et autres cuistreries provocatrices du sceau de la stigmatisation outrancière de « l'étranger », du musulman en particulier. Leur théorie est construite sur un corpus argumentaire puisé dans les seuls actes criminels commis par des délinquants et certains radicaux, soigneusement et sciemment désignés par leur appartenance à une communauté, au demeurant largement discriminée. Laquelle communauté est, à leurs yeux aveuglés par la haine, l'unique à produire ce genre de dévoyés, voire c'est tout ce qu'elle sait faire. Pourtant, nul n'ignore que la majorité écrasante des Français musulmans ou d'origine étrangère mène une vie normale dans le respect des lois de la république. Ils sont d'ailleurs présents en nombre appréciable dans tous les corps de métiers ; cadres, chercheurs, enseignants, médecins, administrateurs, politiques, policiers, militaires, pompiers, paisibles retraités, etc.

Tous ces gens ne sont pourtant pas transparents et ne peuvent pas être cachés par l'ombre d'une minorité, telle une souris qui cacherait une montagne. A moins qu'ils soient inscrits au registre des terroristes ou bandits potentiels dont il faut se méfier, de nature suspects. En somme, des Français d'identité monade pernicieuse, incompatible avec la république des zemmour et consorts. Et comme ces intellos polémistes se ressourcent, se nourrissent dirais-je, des drames provoqués par le terrorisme et les crimes odieux commis par des écervelés, ils sont toujours prompts à exploiter la situation d'une tragédie pour semer davantage de haine et de division dans la société. Dans leur conception raciste de la société française, l'assassinat barbare du professeur d'histoire-géographie Samuel Paty est une occasion inespérée de rallier le maximum de Français à leur cause nauséabonde. On ne peut plus séparatiste, pour reprendre un terme en vogue à l'Hexagone. Pour sûr, tout humain normalement constitué vous dira que le meurtre de Samuel Paty est un crime abject et monstrueux qu'aucune religion ou idéologie ne peut justifier.

Le terrorisme, dans toutes ses formes, et les organisations criminelles, de quelque obédience que ce soit, sont à combattre avec fermeté, sans relâche. Sauf qu'il faut savoir que ces fléaux sont alimentés aussi bien par le discours radical, religieux ou idéologique, que par celui des promoteurs de la haine et du racisme ; l'un s'imbrique dans l'autre. La décence recommande dès lors, eu égard au malheur des victimes et à la sensibilité du sujet, de la retenue, si ce n'est de la sagesse. Le débat est sans doute nécessaire, s'impose même, mais il doit demeurer serein, lucide et éclairé de savoir et de rationalité. Il est ahurissant que des gens ne réalisent pas que regarder leurs concitoyens, en raison de leur différence, à travers le prisme de la xénophobie est humainement injuste et socio-politiquement contre-productif. Les soumettre au regard suspicieux qui leur fait sentir qu'ils sont coupables d'un crime inhumain qu'ils n'ont pas commis et qu'ils exècrent, les plonge dans le désarroi, les expose à la spirale du rejet et de la violence que celui-ci charrie généralement. Remuant le couteau dans la plaie, certains appellent, au nom de la liberté d'expression, du droit au blasphème et à l'humour, à publier encore des caricatures blessantes pour des millions de musulmans. N'est-ce pas une forme de violence que de blesser quelqu'un ou l'insulter ? Ce n'est pas parce qu'une parole ou une image n'est pas insultante pour vous qu'elle ne doit pas l'être pour l'autre. Et puis, ce qui est de l'humour pour les uns ne l'est pas forcément pour les autres ; c'est une question de mentalité et de culture personnelle. Pardieu, chacun à, bel et bien, le droit de sentir les choses comme il les sent. A moins que la liberté d'expression écrase toute autre liberté ; alors bonjour la démocratie! Est-il besoin de rappeler que ce sont précisément ces comportements qui suscitent de l'exaspération et de la frustration chez l'autre, le poussent au repli sur soi et au clivage social, par réaction, par instinct de protection ou autodéfense ; ce qui contribue inexorablement à mettre en péril la cohésion sociale. Ne pas se rendre compte d'une évidence si criante pourrait, pour le citoyen lambda peu instruit, trouver son explication dans la méconnaissance de la nature humaine et de sa psychologie.

Quant à Zemmour, Ménard et compères - versant dans le syncrétisme tendancieux, sous l'emprise d'une haine maladive, une pathologie lourde qui inhibe les facultés de discernement, voire fait perdre la raison - ils sont pleinement dans la logique de l'exclusion, de l'ostracisme citoyen. Franchement, j'incline à croire qu'ils sont pleinement conscients des conséquences néfastes que produisent dans la société leurs absurdes philippiques déversées sur une catégorie parmi leurs concitoyens. Dans un harcèlement médiatique qui ne dit pas son nom, ils se livrent à des conjectures approximatives, du genre islamisation de la société française, communautarisme, guerre civile, etc. Fadaise de mauvais goût dirions-nous. C'est dire que si séparatisme islamique ou communautaire il y a, les causes ne sont pas à chercher du côté des discriminés mis sous projecteurs, qui sont au reste les premières victimes de la séparation socioéconomique. Les fissures sociales sont plutôt l'œuvre des polémistes qui promeuvent la discrimination, pratique antinomique aux concepts fondamentaux de la démocratie, et passent leur temps à accabler de diatribes une population qui endure, depuis belles lurettes, les affres de la marginalisation et de la stigmatisation. Population à qui on veut faire endosser tous les maux de la république. Ces inconsistances me rappellent l'anecdote de l'ivrogne et le lampadaire. Je me fais plaisir de la raconter, histoire de titiller les bonnes consciences. Un homme, titubant d'ivresse, cherchait quelque chose sur un trottoir éclairé par un lampadaire. Remarquant le manège, un passant s'approche de lui et lui demande : vous avez un problème monsieur ? Non, mais je cherche la clé de chez moi, répond ce dernier. Le gentilhomme se mit alors à chercher avec lui. Ils fouillèrent tous les coins et recoins du trottoir sans résultat. Désespéré, l'homme demande à l'ivrogne s'il était sûr d'avoir perdu sa clé à cet endroit. Pas du tout monsieur, je l'ai perdue sur l'autre trottoir, réplique l'éméché. Interloqué, l'aimable sieur lui dit : mais alors, pourquoi vous ne la cherchez pas là où vous l'avez égarée ? Et l'autre qui répond : parce qu'il n'y'a pas de lumière en face, pardi ! Question rhétorique : est-ce la faute de l'ivrogne ou des autorités publiques qui ont laissé un trottoir, de surcroît le bon, sans éclairage ? Moralité de l'histoire : on ne peut jamais résoudre un problème mal posé ou pris à l'envers. Autrement dit, il est vain de chercher une solution sans mettre la bonne lumière sur tous les éléments de la problématique.

Pauvre France ! N'as-tu pas enfanté jadis, et tu continues indubitablement à le faire, de grands philosophes, de grands écrivains, de grands penseurs, de grands savants en différents domaines pour te laisser entraîner par des cuistres trublions dans la stérilité intellectuelle ? N'as-tu pas été tant de fois nominée et aussi lauréate du prix Nobel pour permettre qu'on ternisse si grotesquement ton image à travers le monde ? Enfin, as-tu renié les principes, héritage de ta révolution et du siècle des lumières, dont tu as fait ta devise depuis 1848 : Liberté, Egalité, Fraternité (principe consacré par les constitutions de 1946 et de 1958) ? Il est décevant d'assister de nos jours à un bradage des valeurs républicaines françaises qui faisaient jadis, idéologie colonialiste mise à part, bien des jaloux à travers le monde. Les notions de citoyenneté, de laïcité et de démocratie sont outrageusement dénaturées, galvaudées par des gugusses qui abusent copieusement des tribunes qu'on leur offre.

Entre autres, le débat national est bridé par une islamophobie exubérante. L'olympe de l'objectivité, de l'honnêteté intellectuelle, du discernement, de la tolérance et autres valeurs de ce registre, est déserté, au mieux peu peuplé. Les esprits saints, qui exècrent tout sentiment de haine et de rejet de l'autre, sont choqués, consternés, par le matraquage médiatique que subissent les Français, à longueur d'année, autour des questions de dangers communautaires, islamiques et autres discours stigmatisant des franges entières de la société française. Face à une telle décadence intellectuelle, les grands hommes ? citons au passage Alexis de Tocqueville, membre de l'Académie française, à 36 ans, qui participa à l'élaboration de la constitution de 1848 ; Montesquieu, penseur de l'organisation politico-sociale et précurseur des principes de la démocratie; on peut évoquer aussi les grands intellectuels du XXème siècle tel que Jean-Paul Sartre, Albert Camus, Raymond Aron, etc. ? qui, intellectuellement parlant, ont fait de la France une grande nation, doivent se retourner, mille et une fois, dans leurs tombes. Fort heureusement, des voix d'autres intellectuels français, libérés de tout sentiment de haine et de xénophobie, s'élèvent, par-ci par-là, pour dénoncer l'inimitié et autres dérapages racistes ciblant leurs concitoyens qu'on se refuse d'accepter en tant que tels. Ils sont, malheureusement, taxés par leurs contradicteurs, autoproclamés dépositaires du patriotisme, pour le moins de xénophiles et pour le pire de pro-islamistes.

A juste titre, les Français s'interrogent, aujourd'hui, sur le devenir de leur société. Les plus inquiets sont les musulmans qu'on veut faire passer sous les fourches caudines de la discrimination sociale. Le nombre de Français de confession musulmane, pratiquants et non pratiquants confondus, dépasse les cinq millions ; soit environ 9% de la population française. Augmenté du nombre de nationaux d'origine étrangère non musulmans, le chiffre est à multiplier au moins par deux. Ma foi, ça en fait du monde. Si l'on prenait à la lettre les discours ostracisants, on devrait, prosaïquement parlant, jeter tous ces gens hors de France. Autrement dit, séparer le bon grain, entendre français dits de souche, de l'ivraie, comprendre tout le reste de la population. Mais alors, comment faire en pratique, pour se débarrasser de citoyens français jugés indésirables ? Les déchoir de leur nationalité et les expulser ? Solution envisageable, sous condition de leur trouver un pays d'accueil; ce qui est utopique. Entourer leurs cités de barbelés, placer des caméras pour les surveiller nuit et jour, multiplier les contrôles au faciès, et que sais-je encore, pour les empêcher de se mélanger « aux bons Français » ? Mesures qui feraient rougir de honte les fondateurs de l'apartheid. Il faudrait peut être les jeter à la Seine ou carrément à la mer, au grand large pour empêcher qu'ils ne reviennent ? Le hic est qu'ils sont trop nombreux. Enfin, trêve de plaisanterie. N'en déplaise aux chantres du racisme, car c'est bien de cela qu'il s'agit en réalité, tous ceux qui portent la nationalité française, qu'ils soient musulmans ou non, sont des citoyens à part entière. Ils doivent être soumis aux lois de la république et les respecter, jouir de leurs droits et s'acquitter de leurs devoirs, au même titre que leurs concitoyens. Les sociétés modernes occidentales, notamment en partie du fait de leur passé colonial, sont, qu'on le veuille ou pas, cosmopolites. Le bon sens, la raison et le pragmatisme suggèrent que l'on appréhende le brassage culturel comme une richesse, pas comme matière à conflits. Et puis, combien même on ne supporte pas l'autre, peu importe la raison, on n'est pas obligé de faire ménage avec lui, mais on n'a pas d'autre choix que de vivre dans le même environnement que lui. En d'autres termes, on n'a pas le droit de l'exclure de l'espace légalement commun à tous.

Enfin, les esprits dérangés ont assez parlé, place aux femmes et aux hommes de raison et de tolérance. Fasse Dieu que l'humanisme reprenne ses droits. En tout cas, les musulmans de France, dans leur écrasante majorité, à l'instar de leurs coreligionnaires d'autres contrées, souhaitent vivre en paix, dans le respect des lois de leur pays, sans qu'ils soient montrés du doigt, ni en bien ni en mal. Pour le mot de la fin, je voudrais souligner combien il est, à mon sens, utile pour le bien-être des humains d'évoquer de temps à autre cette citation de Martin Luther King : « Apprenons à vivre en frères tous ensemble, ou nous mourrons en imbéciles, tous ensembles ».

*Professeur. Ecole Nationale Supérieure de Technologie.