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La dérive des mots

par El Yazid Dib

« A la cour, mon fils, l'art le plus nécessaire n'est pas de bien parler mais de savoir se taire » disait Voltaire. La Bruyère affirmait : « C'est une grande misère que de n'avoir pas assez d'esprit pour bien parler, ni assez de jugement pour se taire. »

Il y a des mots qui font mal, d'autres qui attisent des guerres, alors que certains paisibles et bien assis allaitent l'amour et chauffent les cœurs. Le verbe mal manié chez un prétendu politicien est ce qu'est un plan mal conçu par un architecte contrefacteur. L'immeuble s'écroule comme le sera le message espéré du discours. Pourtant les sujets ne sont pas chiches pour faire foisonner l'actualité.

La contradiction qui fuit le débat sur un projet dit de renaissance, le sentiment amer que rien ne semble aller vers une rupture, la réincarnation de symboles avachis et remis dans le pipe, les restrictions du mouvement populaire, de l'expression et bien d'autres anormalités font que la désillusion vient se rasseoir à chaque nouveau rêve. Un pouvoir ne doit pas avoir peur de son peuple, mais doit avoir peur pour lui.

La dérive est d'abord une vision que chacun peut déceler dans un écart par rapport à l'objectif. L'on ne doit pas en être blâmé ni applaudi. La dérive ne peut se contenter d'unicité. Elle ne se conjugue qu'au pluriel, si elle devient une erreur et loin d'une faute pardonnable. Elle est parfois fortuite, accidentelle, le plus souvent fruit d'incompétence et d'inaptitude.

A voir, en plus de cette déchirure dans l'un des plus importants piliers tant de la démocratie que de l'Etat de droit, d'autres craintes qui s'agrandissent au gré de l'approche et de l'au-delà du scrutin, l'on ne peut qu'alerter que la dérive est à quelques centimètres. Outre le devoir d'enjamber la crispation des seuils de garantie des libertés politiques, le spectre du péril économique, l'angoisse de la crise sociale, les menaces transfrontalières, le tarissement de la source pétrolière et les difficiles défis qui le guettent, le pays a besoin plus que jamais d'une cohésion nationale inextinguible pour outrepasser viablement toute dérive. Sans mettre sous insouciance les préludes du chaos et la cruauté des destins tracés ailleurs, hors frontières.

Ce ministre à qui les réseaux sociaux lui ont fait savoir ses provenances, ses hobbies et ses accointances aurait plus à fonctionner sa jeune et belle frimousse que de s'inclure dans l'histoire ou chatouiller le désir quand bien même difficilement ardent de quitter le pays. Ce pays est plus qu'un territoire, plus qu'une constitution. Il est une matrice nourricière pour tout cœur battant et combattant l'ineptie et la confiscation.

On n'improvise pas un discours lorsqu'on est dépourvu de la faculté dialectique de le faire. Mûrir ses mots et rester zen reste le chemin le plus approprié pour construire de phrases orales. Pourtant, il est aisé, si l'on est empreint de peu de prouesse managériale, de tracer une stratégie de communication. Ce ministre, mal bâti au sens oratoire, n'étant pas un tribun aguerri même dans l'imposture qui l'habille, aurait pu se contenter de plagier les autres voix découvrant à tue-tête des vertus originales au projet constitutionnel. De là, se jeter, enthousiasme débordant à singer Amara Benyounes ou Sidi Saïd puis venir offrir ses excuses n'est qu'un jeu infantile qui n'a plus droit à siéger là où il le fait.

Il y a un temps, l'excès dans la parole défiait, pour les beaux yeux du régime, toute rhétorique. La loquacité falsifiée de certains grands applaudisseurs d'alors allait presque se mesurer à des hadiths. Bouchouareb, ce secrétaire général gardien des cadenas parlementaires, assenait à coup de foi tonitruante que « Bouteflika est un envoyé de Dieu », le Zitouni des moudjahidine encore en poste lui emboîtant la parole, le plagiait autrement. Et voilà que l'actuel ministre des mosquées colle le devoir d'amour du prophète au devoir d'aller voter. Djaballah, opposant systémique, tenait son contraire. Ainsi dans certaines situations, prendre la parole est une aventure, pire une mésaventure.

Le jusqu'au-boutisme exalté a été toujours à l'antinomie de la convenance. De la mesure. « Aller jusqu'au bout » est aussi un excès dans l'exercice de certaines prérogatives républicaines. Il n'y a pas que la loi qui forme le droit. La sagesse, le bon sens sont aussi des sources intarissables d'un certain droit qui n'est pas forcement express. Persévérer à garder des walis dont l'exemple du collègue zélé n'a pas donné à réfléchir, cela suppose une violation d'éthique républicaine. Ce wali qui dénie la parole à une enseignante et la force à opter pour un vocabulaire choisi, élu, coopté, agréé, administré, dirigé selon ses propres lexicologies doit savoir que « l'ère coloniale » est une formule chronologique, de datation. Encore que le problème essentiel n'était nullement dans « la table coloniale » ni dans la classe, mais s'abrite bel et bien dans le corps et l'esprit de ceux qui sont censés reconstruire le bien-être social, scolaire, étatique. Un wali qui se dit de la République se doit ouvrir son écoute et s'abstenir de se créer encore des antagonistes.

La riposte des pouvoirs s'attendait à ce qu'elle se fasse immédiatement comme celle qui avait suivie certains walis compromis dans le même sac d'ignominie, d'écart de langage ou de frontal dédain. Le wali de Msila à cause d'un puits, le wali de Blida pour la mise en quarantaine du choléra, le wali de Skikda pour ignoble verbiage envers les moudjahidine entre autres. Le limogeage. Bien d'autres, mutés ou maintenus, se sont remis à la tranquillité. Le wali de Mostaganem auteur d'irrespect envers un citoyen zoné à l'ombre, l'ex-wali de Sétif dont les droits d'auteur de « frappe-le, il saura sa place » sont d'une triste mémoire. Ils ne semblent pas aptes à une mise en adéquation avec l'exigence qu'imposent la démocratie et la morale comme règle de circonspection et de raison. L'arrogance est parfois l'expression agressive en riposte à un passé houleux, contraignant mal endossé. Ils prennent toujours une fois assis sur le piédestal de la wilaya une autre posture que celle qui les caractérisait quand ils n'étaient qu'à une échelle catégorielle insignifiante. Pour certains, même le poste de chef de daïra qu'ils occupaient leur est avec recul plus ample que le costume de wali qu'ils pensent bien porter. Les vexations reçues au cours d'une enfance carrièrale demeureront toujours comme un complexe difficile à surmonter. La postérité et les témoins peuvent en dire et en redire.

La grande dérive ne dérive pas uniquement de ces « incidents ». Elle se faufile chaque jour dans le ciel confus et ombrageux que nous produisent la rue et le discours aléatoirement peu rassurant et hypothétiquement nébuleux. La menace sous quelque titre que ce soit est une présence indomptable qui pèse sur chaque tête, chaque plume, chaque clic. Ailleurs un grand combat pour la liberté d'expression, quoique un peu controversée, est mené tambour battant. Pourtant cette façon de s'exprimer, caricatures entendues, outrepasse ses limites pour aller profaner le plus sacré chez les musulmans. Alors qu'en politique, chez eux, tout est libre. L'on n'a pas vu un opposant européen, américain agir à partir de l'étranger. Certes, l'insulte n'est nullement tolérée, mais l'avis contraire sur une situation ou la position contradictoire sur une autre ne peut être un crime. Détendre le fil serait un gage de cette « nouvelle Algérie ».

L'on sent le roussi partout. Le Hirak est aussi quelque part une aubaine de règlement de compte ajourné. Ceci confirme que tout air de révolution rapporte en son élan des vents néfastes parfois violents. Au lieu de rassembler et d'engendrer la symbiose populaire comme il l'était à sa naissance, il tend, ou l'on tente de le lui faire, à se diviser et créer des séparations dangereuses le plus souvent exhumées de triste mémoire. Quand l'on parle de dérive, il ne s'agit pas seulement de quelques chevauchements d'attributions, d'écrasement de dispositions réglementaires ou de collision d'idéaux, mais de menaces au fondement à la structure nationale déjà précaire et sujette à n'importe quel éboulement.

Une autre versatilité vient d'être révélée au grand jour dans le paysage politico-partisan. La transhumance des partis vers la société dite civile. Là, la dérive n'est pas verbale. Elle est organique, corporelle. Les mêmes personnes qui huaient pour le cinquième mandat se glissent sournoisement dans le dessin de la « nouvelle Algérie ». Changeant de badges d'adhésion, ils font croire se faire changer d'identité politique. En fait ce sont ces séries typiques de personnages atypiques qui creusent davantage l'hypothétique crédit qui aurait dû rapprocher les points de vue des uns et des autres. Ils sont là comme des clous usés en quête de régénérescence. Tebboune gagnerait à s'en débarrasser. Ces conglomérats hybrides recomposés sous l'habit d'un forum qualifié de société civile tournent à la vitesse du repositionnement politique et se mettent sans rougir au-devant des scènes événementielles actuelles. Le hic, c'est qu'ils brassent large et ne renâclent nullement à recruter l'assistance ou à l'être sur un autre plan. Chez eux aussi la dérive dépasse la sincérité du mot pour s'instaurer carrément dans une hypocrisie à façade d'allégeance. Parler de la Constitution n'est pas une affaire d'association contenue dans un cachet et un cartable ou un simple regroupement d'intéressés par autre chose, dans une maison de culture ou une salle de musée le temps de débiter n'importe quoi. La Constitution est une raison de nation, une aspiration de tout un peuple fût-elle une affaire de constitutionalistes.