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La question de la ville ou la ville en question

par Habib Benkoula*

Réfléchir autrement la question de la ville

C'est tout notre rapport à la ville qui a l'air de changer, de se transformer en profondeur, de révolutionner (dans le sens de casser, brouiller, bouleverser) ses paramètres propres. L'espace de la ville n'est plus qu'un espace d'aspiration à l'existence, à la réussite scolaire, de la recherche de l'expression même infime d'une citoyenneté, mais depuis plus de vingt ans, c'est surtout l'espace de l'accaparement, de la manifestation de la violence urbaine par le haut, du remplacement de signes relativement républicains par d'autres plutôt flibustiers. C'est l'échelle de 3 S'habe chkara3 qui y a pris de l'ampleur et donne à penser et même à croire que les valeurs du genre honnêteté, sincérité, moralité, fidélité, du fait qu'elles soient considérées comme étant surannées d'3 inssa'n kadim3 , ont laissé place, beaucoup de place, à de nouvelles valeurs, plus actuelles et actualisées comme 3 kfaza3 , 3 h'ila3 , et à leur tête le 3 nifakisme3 .

Nous avons tous l'impression, tout au moins pour ceux qui sont de ma génération, et plus âgés, que nous sommes passés d'une ville à une autre, pourtant étant dans le même espace, qu'une coupure violente s'est opérée dans la vie même de la ville morte, désormais pour beaucoup. Cela m'amène à affirmer ou plus modestement à suggérer que «la question de la ville» qui donne du moule à retordre à de très nombreux spécialistes est moins grave que «la ville en question» ne serait-ce que par l'étalement urbain. Car la véritable question qu'une majorité écrasante ne veut pas voir, reconnaître, c'est : est-ce que nous avons (toujours) des villes ? Qu'avons-nous gardé de génétique de nos aïeux agnatiques urbainement parlant, et de nos anciens colonisateurs que nous avons tendance à remémorer populairement, comme s'ils étaient encore là ? Réfléchir sur ces sujets n'est pas encore d'actualité, parce que nous sommes encore obsédés par l'opérationnel, d'une idée vague de l'anglo-saxonisation primaire, nous sommes des détraqués des solutions sans les questions, et même si nous nous les posons, nous les faisons en plein événement, et jamais en aval.

La ville moderne un modèle réussi

Je crois que nous sommes atteints d'un très grave cas de strabisme. Nous avons un côté très tentaculaire, nous voulons absolument nous accrocher à plusieurs modèles de villes que nous idéalisons, chérissons, adorons, mais en ne les questionnant jamais en profondeur. Nous nous acharnons à faire des murs couverts de tuiles vertes, d'autres de tuiles rouges, ce qui est déjà en soi un écartelage culturel inconscient chez la plupart, et des maisons à piscine (devenues universelles dans les villes des riches) et des baies très larges appariées de manière contradictoire à des références discursivement religieuses des plus absurdes et archaïques.

Les images que partagent des architectes de leurs projets ou plus précisément pseudos projets dans les réseaux sociaux, éclairent sur la difficulté de suggérer une voie architecturale en s'attachant pour passer en force au sens commun, au lieu de s'armer de la combativité du bon sens. Les villes anciennes avaient l'avantage d'épouser la cause sociale des communautés qui les habitaient, elles étaient en général de très bonnes synthèses de l'accouplement ternaire des savoir-penser, savoir-vivre et savoir-faire. Sans chercher à idéaliser, ces villes qui existent ou existaient un peu partout dans le monde, incarnaient leur contexte. Sinon pourquoi les Mésopotamiens avaient construit des villes sur des tells, ou les pharaons, juste à coté faisaient construire des pyramides, dans des environnements politiques, sociaux, économiques, climatiques complexes ? Je crois que la ville moderne c'est le signe fort, strident même, de la coupure historique avec l'Histoire.

La ville moderne s'est voulue être la conscience des savoir-faire injustifiés dans des contextes d'industrialisation qui changeaient dans ses fondements même la vie humaine. La matrice du changement était le changement économique qui suggérait de nouveaux moyens de production, de nouvelles organisations des environnements de travail, la fin des divisions de travail traditionnelles et la conceptualisation du prolétariat devenu opérationnel à partir de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, donc, la naissance ou le développement de nouvelles représentations et du soi-collectif et du soi-individuel, et l'affirmation de nouvelles formes de rejets, d'exclusions, de séparations.

Pour arriver à dire si le modèle moderne a réussi, il faudrait avoir une idée disons même suffisamment précise de l'histoire des cultures et des idées, en Europe d'abord ne serait-ce qu'aux dix-huitième et dix-neuvième siècles, et la démocratisation dans le sens de généralisation des arts qui étaient longtemps réservés aux couches très fermées des bourgeois et seigneurs. L'art et sa généralisation sous ses différentes formes, a constitué une occasion inouïe de liberté, de liberté d'esprit, certes parfois dans des périodicités politiques et sociales difficiles qui n'ont pas empêché son développement ni son déploiement pourtant.

La ville moderne en Algérie (?)

Notre incompréhension de la modernité est liée à la 3 déshistoricisation3 (perte de fil et de continuité) des villes algériennes, à notre tendance à penser le résultat urbain en dehors du travail et participation des générations, en plus du fait de penser la ville du Maghreb totalement selon le prisme des références et lectures occidentales.

Le gros travail que nous n'avons pas fait ou que nous avons de la difficulté à accomplir, c'est d'étudier les courants d'idées, pas seulement religieuses, qui traversent nos villes, parce qu'il faut bien s'entendre, une ville c'est bien plus qu'un plan d'urbanisme dessiné ou une planification urbaine qu'on réduit bêtement à des aménagements spatiaux sans aucun intérêt scientifique, et plus que des plans que les architectes en particulier, ramènent à des considérations dépouillées d'enracinement culturel. Il se trouve que ce travail, et il faut le reconnaître, a été établi, amplement, pendant la période de la colonisation, et que nous en sommes encore à dépendre de la réflexion et des concepts des occidentaux de cette période en question. La ville moderne a demeuré à nos yeux la ville européenne datant encore une fois de la période de la colonisation, et cette ville suscite en nous des contradictions idéologiques et esthétiques. Le cas du wali qui refuse l'euphémisme de la colonisation pour exprimer l'ancienneté des tables d'une école primaire, est un cas d'école de contradiction liée au deuil d'une colonisation qui n'est pas encore assumée. Je ne suis pas sûr que nous puissions aujourd'hui parler de ville moderne algérienne, parce que même nos jeunes continuent à filmer le territoire de la colonisation d'hier pour montrer la beauté de leurs villes.

Il faut comprendre que ce que je dis là n'est pas un reproche ni une réprobation, mais c'est surtout une reconnaissance de l'échec de l'urbanisme algérien qui a accouché des monstres urbains parachutés n'importe comment dans nos territoires. Il faut savoir que les villes européennes, comme c'est le cas d'Oran, incitent à la citoyenneté, et que ce n'est pas pour rien que les mouvements sociaux du genre Hirak choisissent de se dérouler dans ses rues et places publiques où se révèlent de véritables projets républicains. C'est en ce sens que les villes européennes que nous avons habitées par intérêt pratique, ensuite parce que beaucoup se voyaient prendre la place de l'ancien colonisateur, sont modernes, alors que les signes de la contre-républicanisation des territoires urbains, se profilent aujourd'hui clairement dans les territoires de la périphérie et les balisent.

Les territoires de la périphérie se rapprochent, marqués par l'intervention hideuse de l'Etat, du désordre (apparent), voire l'ambigüité de l'ordre manifesté, des urbanismes ruraux algériens. L'échec de l'urbanisme est par principe et essence un échec politique qui a transformé les paysages urbains en paysages de guerre, où nous ne voyons que des projets individuels se côtoyant en s'ignorant totalement sur fond d'hypocrisie sociale totale. C'est en ce sens, en facebookant, je me suis permis de publier que malheureusement «l'œuvre de l'indépendance, c'est d'avoir torpillé le projet de citoyenneté, et que de ce torpillage en sont sortis des individus qui tissent des projets fondamentalement individuels et arrivent à les passer pour des œuvres d'intérêt collectif».

*Architecte (USTO) et docteur en urbanisme (IUP)