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Les leçons de la frontière économico-épidémiologique

par Christiopher A. Pissarides(1), Pietro Garibaldi(2) Et Espen R. Moen(3)

TURIN / OSLO / LONDRES - Le Covid-19 a conduit les économistes à se tourner vers les modèles employés par les épidémiologistes, qui tentent de comprendre les dynamiques de la pandémie et ses coûts probables. Le premier modèle explicatif des épidémies, communément nommé modèle S.I.R., fut proposé voici presque un siècle par William Ogilvy Kermack et Anderson Gray McKendrick. Il répartit la population en personnes saines susceptibles de tomber malades (S), personnes infectées (I) et personnes rétablies (R) ou décédées.

Dans ce modèle standard, l'épidémie s'éteint lorsque les personnes quittant la cohorte I sont plus nombreuses que les personnes y entrant, étant donné la diminution du nombre de personnes susceptibles d'être infectées. L'une des notions clés de la littérature est ce qu'on nomme l'« immunité de groupe », laquelle permet au nombre de personnes infectées d'être ramené à zéro avant le nombre de personnes susceptibles de l'être (ce qui signifie que certaines éviteront purement et simplement la maladie).

Les économistes ont étudié les dynamiques du chômage en employant des transitions similaires pour le passage d'un état à l'autre, bien que ces travaux soient très largement postérieurs aux modèles des épidémiologistes et aient été menés indépendamment de ces derniers. Le modèle d'appariement de Diamond-Mortensen-Pissarides en est un exemple classique, où les contacts entre travailleurs au chômage et entreprises conduisent à des appariements producteurs d'emploi, par conséquent à la transition du chômage vers l'emploi.

Il existe pourtant une différence importante entre les contacts qui répandent la maladie et ceux qui conduisent à des emplois productifs. Alors qu'une seule personne infectée peut en infecter beaucoup d'autres lors d'une épidémie, l'employeur dont un poste est vacant ne peut étendre son offre au-delà de l'employé qui pourvoira la vacance. En langage économique, les emplois vacants sont « épuisables » tandis que la maladie infectieuse est « non-épuisable ».

La notion d'« épuisabilité » introduit une dynamique qui n'est pas étudiée dans la littérature épidémiologique. Si la nouvelle survient que des cas de maladie infectieuse sont désormais répandus dans l'espace public, bien des gens éviteront alors les interactions interpersonnelles, produisant un ralentissement économique et réduisant le taux de contamination. Cette réduction du taux de contamination diminuera le nombre de personnes contaminées en dessous du niveau que ce nombre aurait atteint si les paramètres du modèle S.I.R. étaient demeurés constants.

Des contaminations moins nombreuses impliquent que la convergence vers l'immunité de groupe sera plus lente. Mais, si l'on applique les techniques de l'économie du travail à la littérature épidémiologique, nous pouvons conjecturer que l'état ultérieur d'immunité de groupe atteint par des personnes qui évitent le contact les unes avec les autres correspondra à l'état où le nombre de personnes échappant purement et simplement à la contamination est lui-même maximisé.

Même alors, on peut se demander s'il est légitime que les pouvoirs publics ordonnent à quelque degré que ce soit la distanciation sociale plutôt que de permettre à la population d'ajuster elle-même, volontairement, son comportement. Nous pensons que les pouvoirs publics ont cette légitimité, pour au moins deux raisons.

Premièrement, si une personne peut choisir de restreindre ses interactions sociales, son exposition au risque lorsqu'elle pénètre dans un lieu public (par exemple un magasin d'alimentation) dépendra de la mesure dans laquelle les autres personnes auront, elles aussi, choisi de réduire leurs interactions. Le niveau de contact, par conséquent - et celui du risque de contamination -, peut donc être beaucoup plus élevé que celui auquel la personne initiale avait en réalité choisi de s'exposer. En économie du travail, cette dynamique s'apparente à la possibilité de « rendements croissants » de la technologie d'appariement des emplois vacants et du chômage - un résultat qui doit encore être confirmé sur les marchés du travail, mais qui paraît très vraisemblable lorsqu'on l'applique à la pandémie.

Deuxièmement, lors d'une épidémie, les pouvoirs publics peuvent avoir besoin d'intervenir afin de réduire le risque d'une surcharge des services de soins. C'est à l'État d'« aplatir la courbe des hospitalisations », car les individus n'ont généralement pas connaissance des conséquences que leur admission dans un service de soins peut avoir sur la santé d'autrui.

Le message principal qui résulte de la combinaison d'approches économique et épidémiologique, c'est que la population voit son sort amélioré lorsque l'immunité de groupe est retardée grâce à des mesures obligatoires de distanciation sociale, même si la réaction naturelle des gens face à l'épidémie tend aussi à réduire le taux de contamination. Et si les restrictions imposées par les pouvoirs publics peuvent conduire à une récession plus longue et nécessiter le recours à la force publique, l'état ultérieur d'immunité de groupe sera acquis avec moins de personnes contaminées, hospitalisées ou tuées par la maladie.

Certes, il faudra plusieurs années, dans le respect de mesures strictes de distanciation sociale pour atteindre une complète immunité de groupe. Lorsque le processus touchera à sa fin, les pouvoirs publics pourront décider que la population est suffisamment proche de la ligne d'arrivée pour commencer à relâcher les restrictions, rouvrir par exemple les écoles ou certains types d'activité. Mais si les gens s'aperçoivent qu'ils peuvent encore être contaminés, ils choisiront peut-être d'eux-mêmes de se distancier des autres, en travaillant depuis leur domicile, en maintenant leurs enfants hors de l'école, etc.

À ce stade, les pouvoirs publics devront-ils inverser leurs politiques de distanciation sociale au point de contraindre réellement les personnes à reprendre un taux d'activité supérieur à celui qu'elles auraient spontanément choisi, par exemple en imposant la présence aux cours dans les écoles ? C'est une question difficile ; malheureusement, il faudra sans doute que s'écoule un certain temps avant que les responsables politiques n'aient à y répondre.



Traduit de l'anglais par François Boisivon

1- professeur d'économie à la London School of Economics

2- professeur d'économie à l'université de Turin

3- chercheur à la Norvegian Business School