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Comment interpréter le marasme du dollar ?

par Mohamed A. El-Erian*

LAGUNA BEACH - La chute du dollar, qui a perdu depuis le mois de mars 10 % de sa valeur, a donné lieu à deux récits différents. Le premier choisit une perspective de court terme, insistant sur le fait qu'une dépréciation pourrait profiter à l'économie américaine et aux marchés ; le second opte pour le long terme, et s'inquiète de la situation fragile du dollar comme monnaie de réserve mondiale. Chacun des deux récits détient une part de vérité, mais trop mince pour justifier le consensus qui émerge à leur propos.

Plusieurs facteurs ont contribué ces dernières semaines à exercer une pression à la baisse sur le billet vert (telle que mesurée part l'indice DXY qui calcule sa valeur pondérée face à un panier d'autres monnaies) ; la dépréciation qui en a résulté s'est traduite, en l'espace de quelques mois, par un retour en arrière équivalent à presque la moitié de l'appréciation de ces dix dernières années.

Comme la Réserve fédérale des États-Unis a relâché sa politique monétaire (vraiment et pour parer aux éventualités) en réponse à l'assombrissement des perspectives économiques, la part du revenu qui s'accumulait sur les valeurs refuges en dollars, comme les obligations d'État américaines, a diminué. Les investissements réalisés aux États-Unis ayant par ailleurs perdu de leur attractivité relative, on a pu constater une réorientation des avoirs en faveur des marchés émergents et de l'Europe (où l'Union européenne s'est mise d'accord le mois dernier pour approfondir l'intégration budgétaire).

Certains indicateurs témoignent aussi d'un ralentissement des entrées de capitaux aux États-Unis. Les achats de logements réalisés par des étrangers paraissent à nouveau avoir baissé, en raison pour partie de la prédilection du gouvernement des États-Unis pour une politique axée sur eux-mêmes, faisant un usage agressif des relations commerciales et des mesures de sanction qui lui sont liées.

À l'exception du Liban, de la Turquie et de quelques autres pays qui ont connu une dépréciation de leur taux de change plus brutale encore que celles des États-Unis, la plupart des monnaies se sont renforcées face au dollar. Mais parmi les économies dont la devise s'est appréciée, les réactions envers ce phénomène généralisé sont loin d'être unanimes.

Certains pays, notamment dans le monde en développement, ont vu avec satisfaction ce renversement de situation, car la faiblesse préalable de leur monnaie contribuait aux prix élevés des importations, y compris celles de nourriture. En outre, un dollar plus faible leur donne plus de marges pour soutenir leur activité économique à l'intérieur en leur permettant d'envisager des mesures de relance budgétaires et monétaires plus franches.

Mais la réaction est beaucoup moins favorable dans les autres économies avancées. Le Japon et les États membres de la zone euro, notamment, craignent qu'une appréciation de leur monnaie ne menace leur propre redressement économique après le choc du Covid-19. Par surcroît, la Banque du Japon et la Banque centrale européenne doivent désormais s'inquiéter non seulement parce que l'efficacité de leurs politiques atteint ses limites, mais aussi parce que leurs économies pourraient bien devenir des victimes collatérales et encourir des effets pervers.

Aux États-Unis, dans le même temps, la dépréciation du dollar a été accueillie comme un événement extrêmement positif pour l'économie, du moins à court terme. Après tout, les manuels d'économie nous enseignent qu'un dollar faible avantage la compétitivité intérieure et internationale des producteurs américains par rapport à leurs concurrents étrangers, rend le pays plus attractif (en termes de prix) pour les investisseurs extérieurs et le tourisme, tandis qu'augmente la valeur, dans la monnaie nationale, des recettes réalisées à l'étranger par les entreprises qui ont leur siège aux États-Unis. C'est aussi une chance pour les marchés d'actions et d'obligations de sociétés, qui bénéficient encore de la plus grande attractivité des titres lorsqu'ils sont évalués en monnaie étrangère.

Le point de vue qui fait consensus sur le long terme est de moins on augure pour les États-Unis. On s'inquiète en effet qu'une dépréciation du dollar ne dégrade davantage sa position sur la scène internationale, déjà affaiblie par les politiques américaines menées au cours des trois dernières années - qu'il s'agisse du protectionnisme commercial ou du recours à l'arme des sanctions afin de court-circuiter, de plus en plus, les normes mondiales et les règles de droit.

Plus la crédibilité du dollar est malmenée, plus les États-Unis risquent de perdre l'« exorbitant privilège » qui accompagne l'émission de la principale monnaie de réserve mondiale. Un pays dans cette situation peut échanger des bouts de papier imprimé ou des écritures informatiques (création de monnaie) contre les biens et les services que produisent les autres pays. Il jouit d'une influence disproportionnée dans les décisions multilatérales et les nominations les plus importantes. Et il profite de la propension des autres à sous-traiter à ses propres institutions la gestion de leur patrimoine financier.

Chacun de ces deux récits consensuels (pour partie vrais) se conclut logiquement par une dépréciation significative du dollar. Si les effets immédiats en sont théoriquement positifs, il est probable que la réalité sera différente, puisqu'une bonne part de l'activité économique est actuellement perturbée par les mesures de restriction et parce que les particuliers comme les entreprises se montrent réticents à reprendre les habitudes antérieures de consommation et de production. Environ la moitié des États fédérés ont désormais inversé ou interrompu le déroulement de la réouverture économique.

En outre, les effets positifs constatés aujourd'hui sur les marchés appellent quelque nuance pour l'après-crise. Étant donné l'importante et solide provision de liquidités accumulée notamment par les banques centrales, la plupart des valorisations n'ont déjà plus rien à voir avec les fondamentaux économiques et entrepreneuriaux. Dans de telles conditions financières, il est difficile d'imaginer qu'une dépréciation du dollar aura d'autres effets qu'à la marge sur la performance économique réelle.

Quant à ce qui concerne le rôle du dollar comme monnaie de réserve, un principe simple appris à l'université me revient en mémoire : il est difficile de remplacer ce qui existe par ce qui n'existe pas. Pour le moment, aucune autre monnaie ne peut ni ne veut endosser les habits du dollar. En revanche, nous continuerons à voir se construire des canaux secondaires autour du dollar. Aucun d'eux n'ayant le débit nécessaire pour le remplacer, il en résultera un système monétaire international de plus en plus fragmenté.

Comme cela s'est déjà produit, les points de vue sur le dollar qui font aujourd'hui consensus s'avéreront probablement exagérer les implications à long terme et les mouvements de court terme. La faiblesse actuelle du dollar n'est ni une aubaine pour les marchés et l'économie américaine, ni le présage d'une déchéance mondiale de cette devise. Elle s'inscrit en revanche dans une fragmentation globale et graduelle de l'ordre économique international. Le principal facteur de cette évolution est à chercher dans le manque criant de coordination politique au niveau international en un temps où les défis, à l'échelle mondiale, s'accumulent.



Traduit de l'anglais par François Boisivon

*Conseiller économique en chef d'Allianz a été président du Conseil pour le développement global du président des États-Unis Barack Obama  - Il est notamment l'auteur, pour son ouvrage le plus récent, de The Only Game in Town: Central Banks, Instability, and Avoiding the Next Collapse (non traduit)