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Quatre questions que les décideurs devraient poser aux modélisateurs

par Afreen Siddiqi(1) Et Kaveri Iychettira(2)

CAMBRIDGE - Le 8 avril, le gouverneur de New York, Andrew Cuomo, a déclaré que son État était parvenu à « aplanir la courbe » de la pandémie de COVID-19. Deux semaines plus tôt, différents modèles prévoyaient pourtant un pic d'hospitalisations à New York potentiellement bien supérieur à ce qui a finalement été observé. Comparant le nombre réel d'hospitalisations de patients COVID-19 avec ces projections, Cuomo s'est interrogé : « Comment est-il possible que la courbe réelle soit si différente de la courbe prévue par les experts ? ».

La perplexité de Cuomo résume tout le défi auquel les responsables politiques sont confrontés en présence de modèles prédictifs. Lorsque les enjeux sont majeurs, et que les projections basées sur des modèles constituent leur principal guide, comment les dirigeants politiques devraient-ils procéder ?

C'est une question pertinente, et pas seulement en période de pandémie. La crise financière de 2008 a mis en lumière la puissance (et les risques) des modèles économiques et financiers, sachant par ailleurs que le recours à ce type d'outils ne pourra être que croissant à l'ère du big data et des ordinateurs ultrapuissants. En tant que scientifiques, qui élaborons quotidiennement des modèles d'analyse politique, nous proposons aux dirigeants politiques de soulever quatre interrogations lorsqu'il s'agit pour eux d'utiliser les résultats de tels modèles.

Premièrement, pourquoi un modèle donné a-t-il été créé ?

Chaque modèle est une simplification de la réalité, et les décisions des modélisateurs quant à savoir quoi simplifier (et comment), quoi inclure, et quoi laisser de côté, dépendent principalement des questions sur lesquelles se penche le modèle. L'objectif spécifique d'un modèle guide le choix des équations mathématiques et des méthodes utilisées.

Lorsqu'un modèle est réutilisé pour des interrogations auxquelles il ne se destinait pas initialement, la qualité des résultats se limite au degré de correspondance entre les questions posées et la conception du modèle. Un modèle élaboré par exemple pour estimer le taux d'occupation des lits hospitaliers peut se révéler très différent d'un modèle axé sur la compréhension des dynamiques caractérisant la propagation d'une maladie, et sur les conséquences politiques.

Deuxièmement, quelles sont les hypothèses clés du modèle, et sont-elles toutes valides face à la situation observée ?

La question pour laquelle un modèle a été élaboré n'est pas la seule qui importe. Certains modèles épidémiologiques de maladies infectieuses reposent par exemple sur l'hypothèse d'une population fixe. Ils peuvent ainsi se révéler valides pour certaines régions, mais pas pour de grandes villes qu'un grand nombre de personnes - infectées ou non - pénètrent et quittent quotidiennement.

D'autres hypothèses peuvent considérer que certains aspects du passé demeureront inchangés dans le futur. De nombreux modèles formulent ainsi le scénario d'un futur possible si et seulement si les choses suivent le même cours qu'auparavant. Ces analyses sont utiles dans la mesure où elles nous présentent ce qu'il arrivera si nous ne nous adaptons pas. Ces informations contribuent par conséquent à galvaniser les efforts destinés à éviter un futur regrettable, et à créer un avenir plus souhaitable.

Pour autant, nos sociétés sont dynamiques, et la plupart des individus réagissent à de nouvelles informations plus ou moins immédiatement. C'est ainsi que l'introduction même d'une prédiction dans l'espace public est susceptible de modifier une trajectoire future. Les dirigeants politiques doivent par conséquent déterminer quels sont les aspects du monde réel qu'un modèle considère comme fixes. Il leur faut également demander aux modélisateurs dans quelle mesure les résultats d'un modèle peuvent changer si certaines de ses hypothèses clés ne sont pas totalement valides face à une situation spécifique.

Troisièmement, d'où proviennent les données intégrées au modèle, et dans quelle mesure sont-elles applicables à la situation ?

Pour calculer des résultats spécifiques, les modèles recourent à des données. Il est par conséquent crucial de déterminer d'où proviennent ces données, ainsi que leur degré de précision. Idéalement, les données proviendraient de sources fiables, elles concerneraient la région pour laquelle une politiques est envisagée, et seraient actualisées le plus possible. Dans la réalité, les données peuvent se révéler limitées, peu affinées, ou provenir d'un contexte différent. Lorsque c'est le cas, les modélisateurs doivent clairement le faire savoir.

Certaines estimations précoces relatives au nombre de lits hospitaliers et au volume des capacités de soins intensifs nécessaires pour les patients atteints du COVID-19 aux États-Unis se sont par exemples basées sur les données de la Chine. Or, si les médecins américains appliquent des règles d'hospitalisation des patients différentes des normes appliquées par leurs homologues de Wuhan, les données chinoises seront alors peu applicables.

Les dirigeants politiques sont souvent contraints de faire le meilleur usage possible des données à disposition, en dépit d'éventuelles failles dans ces données. Le fait de prendre bonne note de ces défaillances ou lacunes contribue à un meilleur contexte décisionnel, et souligne la nécessité de recueillir de meilleures données au plus vite.

Enfin, quel est le degré d'incertitude des résultats ?

Il peut être dangereux et coûteux de s'en remettre à une seule prévision sans considérer suffisamment son degré d'incertitude. Les modélisateurs, comme les médias qui se réfèrent à leurs modèles, doivent communiquer clairement les sources et la mesure des incertitudes éventuelles. Dans le même temps, les dirigeants politiques doivent chercher à comprendre la marge d'erreur d'un modèle donné, et la garder à l'esprit au moment de prendre une décision.

À l'heure où les décideurs recourent à une avalanche de prévisions sur le COVID-19 et d'autres problématiques majeures, il est plus important que jamais qu'ils posent les bonnes questions sur la manière dont ces projections ont été élaborées. Les modèles ne peuvent jamais prédire l'avenir à la perfection. Lorsqu'ils sont toutefois développés avec soin, et utilisés avec humilité, ils peuvent être les télescopes d'un navire dans la tempête - en fournissant une image floue mais utile sur ce qui attend l'équipage, de sorte qu'il puisse éventuellement décider de fixer un nouveau cap plus souhaitable.



Traduit de l'anglais par Martin Morel

1- Chercheuse scientifique au MIT - Professeur intervenante et conférencière adjointe en politique publique au Belfer Center for Science and International Affairs de la Harvard Kennedy School.

2- Post-doctorante au Belfer Center for Science and International Affairs de la Harvard Kennedy School.