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Violence urbaine et mesures répressives: A l'origine du mal

par Ghania Oukazi

Les mesures répressives prises dimanche par le président de la République pour éradiquer la violence urbaine rappellent « le tout sécuritaire » décrété dans les années 90 pour lutter contre l'islamisme politique.

La protection des personnes et des biens, faut-il le rappeler, est garantie par la loi fondamentale du pays. «L'Etat est responsable de la sécurité des personnes et des biens», dit l'article 26 de la Constitution en vigueur. L'article 40 stipule que «(...).Toute forme de violence physique ou morale ou d'atteinte à la dignité est proscrite. Les traitements cruels, inhumains ou dégradants sont réprimés par la loi ». L'article 41 affirme que «(...) les atteintes physiques ou morales à l'intégrité de l'être humain sont réprimées par la loi ». Les observateurs se demandent alors pourquoi le chef de l'Etat prend-il des mesures répressives «spécifiques» contre des catégories sociales et pas d'autres puisque «les citoyens sont égaux devant la loi(...)» (art. 32) et «nul ne peut être tenu pour coupable si ce n'est en vertu d'une loi dûment promulguée antérieurement à l'acte incriminé » (Art.58). L'article 59-20 en renforce les termes et stipule «nul ne peut être poursuivi, arrêté ou détenu que dans les conditions déterminées par la loi et selon les formes qu'elle a prescrites».

Et comme nul n'est au-dessus de la loi, «il ne faut pas être laxiste pour le commun des citoyens et répressif pour un corps au détriment d'un autre », nous dit Samira Fekrache, directrice du Centre de Recherches et d'Applications Psychologiques. « Si on veut réellement rétablir les valeurs dans la société, il faut que l'autorité et le respect soient au même niveau pour tout le monde », explique-t-elle. Cette spécialiste rappelle que « le fossé qui s'est créé au sein de la société est dû à ce déséquilibre dans l'application de l'autorité et de sa représentation. Il est très important aujourd'hui de rétablir un référent d'autorité et un modèle d'échelle des valeurs à tous les niveaux de la société en impliquant le citoyen pour ce qui concerne la dénonciation, l'intervention, la discipline, le respect de tout un chacun des règles et des lois en veillant à leur application rigoureuse ». La violence, nous souligne Fekrache, «est véhiculée chez nous par le laxisme, la détérioration des relations humaines ainsi que l'absence d'une échelle des valeurs».

L'absence d'une urbanisation « intelligente »

Elle estime que « dès le début des années 90, le laisser-aller est devenu flagrant à tous les niveaux, ce qui a largement contribué à créer le terrorisme c'est l'échec du système éducatif, ce sont 30 à 40 années de mauvaise gestion sociale(...). » Pour elle, «la violence de bandes rivales n'est pas nouvelle, elle a toujours existé mais elle était dissimulée contrairement à aujourd'hui où elle est médiatisée par les réseaux sociaux». Elle pointe du doigt «ces transferts de citoyens des bidonvilles vers des quartiers où chacun veut marquer son territoire, cette concentration de populations dans des cités érigées sans une urbanisation intelligente adaptée au rural». Elle pense qu'avant de construire ces immenses cités, « il fallait mener un travail de spécialisation des autorités locales pour exécuter des plans d'urbanisme avec volet habitat et culture sociale, les habitants des bidonvilles n'ont même pas été recensés avant de les loger dans des cités urbaines, tout échappe au contrôle, en plus de la violence des bandes rivales, il y a la violence domestique (entre les membres des familles nombreuses), conjugale, tribale même ».

Dans les années 2000, l'attention des autorités publiques a été en effet attirée par la dangerosité de la forte concentration des familles dans des espaces exigus par l'effet d'exécution des programmes AADL et de relogement social qui commençaient à voir le jour. Faute d'assiettes foncières notamment dans les grandes villes, le choix a été porté sur la construction de milliers de logements concentrés dans un espace réduit dépourvu de services sociaux et publics. Le nombre élevé d'ensembles de tours érigées semble rétrécir l'espace jusqu'à donner une sensation d'étouffement. Cette concentration de familles a été dénoncée par de nombreux spécialistes mais les autorités politiques voulaient défier le temps pour répondre à une lourde demande sociale. C'est ainsi que commençaient à naître les cités-dortoirs copiées à celles des banlieues parisiennes où la violence a force de loi. Samira Fekrache souligne que «des mesures répressives à elles seules ne donnent pas de résultats, ça ne va pas éradiquer la violence, il faut une prise en charge psychologique, sociale, éducative, il faut tout un programme des autorités judiciaires et pénitentiaires pour la réinsertion». Au niveau des quartiers, il faut, dit-elle, « effectuer un travail de socialisation culturelle, citoyenne, prendre des décisions pour alléger le chômage, les déperditions scolaires et prendre en charge les toxicomanes (..)».

Considérée hypocritement par des politiques et des «faiseurs d'opinion» comme «acte étranger à notre société (dakhila ala moujtamaiina)», la violence semble être une seconde nature « nationale » au regard des invasions et des guerres violentes qui s'en sont prises à l'Algérie et à ses populations depuis la nuit des temps. A la fin des années 80, début des années 90, tous savaient que des jeunes des quartiers populaires s'entraînaient avant et après la prière d'el-fedjr à des sports de combat, au maniement des armes, mais tous ont laissé faire...

5.000 enfants éjectés chaque année dans la rue par le système éducatif

Durant la décennie 90, des Algériens ont bien décapité, égorgé, mutilé d'autres Algériens sans aucun état d'âme. Mais aucune étude n'a été entreprise pour tenter d'expliquer d'où venait cette violence, cette haine, ce rejet de l'autre au sein et contre une même société. A cette époque, aucun corps intellectuel n'a été sollicité pour cerner le problème et ses causes en vue de lui trouver des thérapies en parallèle de l'option exclusive retenue par les gouvernants civils et militaires du «tout sécuritaire» qui avait divisé dangereusement le pays entre «éradicateurs» et «réconciliateurs». Les gangs des quartiers reviennent aujourd'hui plus féroces.

Le président Tebboune a décidé d'exclure leurs membres condamnés des procédures de grâce. Des voix s'élèvent pour leur appliquer la peine de mort tout autant qu'aux kidnappeurs d'enfants. « El kissas » devient légitime. « Avant d'être répressives, les autorités publiques doivent traiter la violence en faisant un état des lieux », recommande toutefois le professeur Mustapha Khiati, président de la Forem (Fondation pour la promotion de la santé et le développement de la recherche). Il explique que « la violence concerne surtout les jeunes, les causes en sont la déperdition scolaire, le chômage, la démission des parents, avant on avait les grandes familles qui s'en occupaient, aujourd'hui, les gens sont anonymes, ils ne se connaissent pas, il y a le manque d'espace social, les gens sont attirés par l'oisiveté qui est la mère de tous les vices ». Khiata fait savoir que « 5.000 enfants sont jetés chaque année dans la rue par le système éducatif, il faut les prendre en charge, il faut d'abord appliquer la Constitution qui stipule qu'un enfant doit être scolarisé jusqu'à l'âge de 16 ans alors que l'école éjecte chaque année dans la rue 200.000 enfants qui ont moins de 16 ans ?!? ». Il rappelle aussi que «pour cause de Covid-19, il a été procédé à la libération de 10.000 prisonniers par vague de deux fois 5.000, ce qui explique la réapparition de la violence urbaine ».

Ce professeur spécialiste pense qu' «avant les mesures répressives, il faut une véritable commission qui travaille sur la violence, ouverte aux éducateurs, spécialistes de la santé, sociologues, psychologues, associations, imams(...) ».

Il suggère que « le travail se fait à deux niveaux, certes il faut sévir un peu, mais la répression seule ne suffit pas, la prison n'est pas la solution, il faut transformer cette population carcérale de jeunes en main-d'œuvre utile pour le pays, le président de la République veut relancer les grands chantiers comme le barrage vert, il faut les affecter pour y travailler en contrepartie d'un salaire symbolique». Mais avant, insiste-t-il, « il faut comprendre le problème de la violence à la base ».

Il note au passage que « l'Office de lutte contre les drogues et la toxicomanie est devenu inaudible et ne joue pas son rôle de prévention et de sensibilisation ». Il déplore le fait que « c'est une institution transversale qui regroupe 17 ministères, mais elle est mise sous tutelle du ministère de la Justice, chargé lui de réprimer la drogue, il ne peut être juge et partie... ».