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L'œuvre civilisatrice de la France coloniale en Algérie, parlons-en !

par Djamal Kharchi*

D'emblée, sans autre forme de préambule, traiter de l'œuvre civilisatrice de la France coloniale en Algérie, tel que le proclamait le discours officiel de la métropole tout au long des 132 années de colonisation, relève de l'ordre de l'exploit. Le sujet achoppe sur un écueil de taille. Comment peut-on concevoir une mission civilisatrice dans un contexte de colonisation? Coloniser et civiliser vont-il naturellement de pair? Des questions préjudicielles incontournables. Il y a un vice rédhibitoire intrinsèque à l'idée même d'associer «civilisation» et «colonisation». Deux mots incompatibles au cœur même de leur champ sémantique.

Dans le discours colonial, «France», «Europe» et «Occident» sont employés comme de parfaits synonymes. Ils représentent de manière interchangeable le giron de la vraie civilisation dont le destin est de s'étendre aux peuples attardés. Ainsi donc les puissances du 19éme siècle justifiaient-elles la conquête coloniale, au nom d'une supériorité civilisationnelle qui en légitimait la matrice idéologique, expansionniste et impérialiste. En ce siècle de progrès scientifique et technique d'une portée sans précédent, la civilisation européenne en était le ressort et la foi judéo-chrétienne, le fondement. De par sa nature même, l'idéologie colonialiste et sa vision foncièrement réductrice des peuples d'origine non européenne, s'est développée sous le prisme d'un européocentrisme hégémonique qui va prendre son essor dans un contexte de révolution industrielle et de montée en puissance d'un capitalisme aux ambitions planétaires, en fort besoin de ressources naturelles et de main-d'œuvre à bon marché.

L'Algérie à l'épreuve de la mission civilisatrice de la France

Le système colonial représente dans l'histoire de l'humanité un épisode de maltraitance extrême qu'ont eu à subir, sous la contrainte, des peuples dits de race inférieure, dans un rapport de soumission et d'exploitation. Malgré la distance du temps, le colonialisme met à mal la conscience humaine. Il heurte profondément la raison et les principes de la morale universelle.

Dans l'historiographie officielle de la France, la conquête de l'Algérie devait laver l'affront du « coup d'éventail », mais aussi et surtout apporter la civilisation à ce peuple barbaresque enclin à la piraterie et soumis à la tyrannie des autorités turques de la Régence d'Alger.

Au-delà de son caractère chimérique, la mission civilisatrice inhérente à l'idéologie colonialiste est sans conteste d'essence raciste. Le racisme comme facteur de discrimination envers des peuples considérés, à l'aune des valeurs et attributs de la civilisation occidentale, comme des peuples inférieurs.

La mission civilisatrice de la France en Algérie ne peut être abordée que sous la forme d'un réquisitoire sans appel, n'en déplaise aux initiateurs et inspirateurs de la loi scélérate du 25 février 2005, retoquée à juste titre par le Conseil constitutionnel, dont l'article 4 reconnaissait expressément: « le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord... »

Malgré le front de protestations et d'oppositions suscité par la loi du 25 février 2005, au sein d'une grande partie de la classe politique française et de la communauté des historiens, des poches de résistance se font jour ici ou là, toutes réduites à mener des combats d'arrière-garde perdus d'avance. Les nostalgiques du colonialisme ne désarment pas pour le déculpabiliser face à l'histoire et lui reconnaître des apports positifs quant à l'amélioration des conditions de vie des populations autochtones, à la faveur de la construction d'écoles, d'hôpitaux ou de la réalisation de routes. En somme, un bilan plus qu'honorable de l'ère coloniale qui devrait dissuader quiconque d'en souligner les griefs et lui en faire procès. Telle est la thèse que soutiennent les adeptes du mouvement « Occident » dont le discours ne s'embarrasse pas de faire l'apologie de la présence française en Algérie. De piètres falsificateurs de l'histoire résolus à maquiller les crimes coloniaux en lendemains qui chantent sous les auspices de l'œuvre civilisatrice de la France dans toute sa grandeur. L'Algérie, pays immergé dans la prestigieuse civilisation arabo-musulmane, riche d'une histoire millénaire, aurait en quelque sorte beaucoup gagné de cette généreuse entreprise coloniale qui tendait à faire du peuple algérien un peuple régénéré, éclairé de caractère et d'esprit des lumières de la culture occidentale.

Faut-il vraiment croire que la France n'a nullement abordé la terre d'Algérie en nation conquérante ? Qu'en ce 14éme jour du mois de juin 1830, le corps expéditionnaire français composé de 35.000 hommes puissamment armés qui débarqua à Sidi-Ferruch, comme l'indiquait le plan confectionné bien des années auparavant par l'ingénieur en génie militaire Vincent Yves Boutin, était animé de bonnes intentions envers le peuple algérien dont les mœurs étaient jugées primitives et rétrogrades? En cause la religion musulmane. Faut-il vraiment penser que la France, fille ainée de l'Eglise, avec sa belle grandeur d'âme ne pouvait s'accommoder de la piteuse condition où était censé se trouver le peuple algérien, qui à ses yeux méritait mieux. Avec quel art consommé du double langage a-t-elle su dissimuler ses véritables intentions.

La convention de reddition conclue le 5 juillet 1830 entre le comte de Bourmont, commandant du corps expéditionnaire français et le Dey Hussein, chef de la Régence d'Alger, stipulait expressément que: « L'exercice de la religion mahométane restera libre. La liberté des habitants de toutes classes, leur religion, leurs propriétés, leur commerce et leur industrie, ne recevront aucune atteinte. Les femmes seront respectées ». Au bas de l'acte de capitulation, le général en chef de l'armée d'occupation en prenait l'engagement sur l'honneur. Et pourtant sans tarder le premier de ses engagements fut violé. La mosquée Ketchaoua est reconvertie en lieu de culte chrétien, sous le nom de « Cathédrale Saint-Philippe ». Un sacrilège innommable, une atteinte au culte d'un peuple, indigne d'une grande nation. De quel côté se situait la barbarie? La devise en cours à l'époque: « La croix contre le croissant », prenait en l'occurrence tout son sens.

Après le départ des autorités turques de la régence, une nouvelle réalité émergeait aux yeux des Français. L'Algérie devenait un territoire vacant et le peuple algérien, une population livrée à elle-même. L'Algérie, colonie de peuplement, était vouée à se fondre dans l'espace territorial de la France métropolitaine. Une Algérie, terre, peuple et culture, à jamais assimilée à la France.

Comment donc aborder cette idée saugrenue selon laquelle le colonialisme fut en Algérie un vecteur de civilisation? Comment faire la preuve évidente d'un lien de cause à effet entre le fait colonial et le fait civilisationnel? En quoi le peuple algérien fortement imprégné d'islam, comme religion et culture, a-t-il été jugé insuffisamment évolué voire accusé de barbarie patente? Ce sont là autant de questions qui confrontées à la réalité historique ne se nourrissent d'aucune matière, d'aucun argument susceptible de donner corps à cette supposée mission civilisatrice de la France en Algérie. Tous les plaidoyers qui tendent à valider ces thèses fallacieuses, anachroniques, d'un autre temps, laissent entrevoir de la part de leurs auteurs un esprit raciste et haineux envers le genre humain en général. Nul ne saurait contester que sous la bannière de l'œuvre civilisatrice, la France coloniale a fait une guerre sans merci au peuple algérien.

Refaire l'histoire à reculons !

Et, si dans un effort d'abstraction intellectuelle nous donnions, contre toute vraisemblance, crédit à ceux-là mêmes qui persistent à reconnaître un apport positif à la colonisation en dehors de toutes considérations liées aux exactions et atrocités subies par le peuple algérien, une tout autre lecture du fait colonial s'imposerait à l'esprit. Détrompons-nous ! La mission civilisatrice de la France n'est pas un mythe. Revisitons l'histoire, le temps d'une fiction avant que la raison ne reprenne ses droits. Dès lors, ce qui depuis 1830 est qualifié de conquête territoriale de l'Algérie deviendrait par un improbable retournement de l'histoire une entreprise de bienfaisance du gouvernement royal de Charles X, qui dans un élan irrépressible de pure charité chrétienne s'est autorisé à envoyer son armée sous les cieux cléments de la terre d'Algérie dans l'intérêt bien compris de son peuple bien-aimé. Au regard de cette action d'une délicatesse extrême tout aurait dû se dérouler de manière radicalement différente. L'expédition française aux allures militaires n'était en fait qu'une œuvre caritative ô combien dispensatrice des hautes vertus de la civilisation occidentale ! Quelle aubaine pour le peuple algérien! Une chance inespérée que lui offrait une France coloniale pleine de bienveillance, décidée à le sortir de sa triste condition. Comment s'opposer à une mission si profondément humaine? Comment ne pas manifester de l'enthousiasme et faire montre de disponibilité ? Sans doute y a-t-il eu malentendu. Assurément le peuple algérien est un éternel enfant. Au lieu d'accueillir avec chants, danses et youyous le corps expéditionnaire venu en toute loyauté répandre ses bienfaits, voilà que sans coup férir il s'empresse d'organiser une farouche résistance. Ce peuple rebelle, prompt à faire parler la poudre et le fusil, a vraiment réagi comme un enfant effrayé devant tous ces canons et ces soldats en uniformes rutilants auxquels il prêta des intentions malveillantes. De la pure folie! Peut-être aussi que le peuple algérien a péché par orgueil, un orgueil mal placé, du fait qu'il trouvait insupportable, humiliante, la double condition d'infériorité, raciale et culturelle, dont l'accablaient les représentants attitrés de la France, des républicains imbus de cette belle devise: « Liberté, égalité, fraternité ». Une devise à laquelle n'étaient pas éligibles, bien entendu, les peuples classés au rang de races inferieures. La France, incarnation des Lumières, esclavagiste en d'autres temps, s'est installée, généreuse et souveraine, sur la terre d'Algérie pour y dispenser ses bienfaits et y propager la civilisation, au nom du droit et du devoir des races supérieures.

En somme, le peuple algérien en proie à des craintes inutiles n'a pas su apprécier où se trouvait son intérêt, ni garder raison face à des militaires incompris, mus par de bons sentiments, qui tenaient coûte que coûte à lui inculquer les rudiments de la civilisation, serait-ce par la force des armes. C'était là leur mission première, leur objectif primordial. Les canons ont bien tonné et les soldats ont bien tiré, à leur corps défendant hélas, menacés qu'ils étaient par des hordes sauvages hostiles à toute forme d'assimilation ou d'intégration. Pourtant les ingénieurs du génie militaire venaient offrir gracieusement leurs services à ces populations démunies, la tête pleine de projets de routes, ponts, voies de chemins de fer, hôpitaux ou écoles.

Et que dire des exploits civilisateurs des colonels Pélissier, Canrobert, Cavaignac, Saint-Arnaud et tous ces glorieux officiers de la pacification, futurs généraux d'empire sous le gouvernement de Napoléon III, qui ont tous souffert de l'ingratitude des populations algériennes, alors qu'ils allaient à la conquête des cœurs et des esprits ? Le colonel Pélissier entre autres en fit l'amère expérience. Il se souviendra longtemps de cette journée cauchemaresque du 18 juin 1845 dans les monts du Dahra où à la tête d'une colonne lourdement armée, sans autre impulsion que celle de sa conscience, n'ayant aucun esprit belliqueux, il vit soudain se profiler dans le lointain les bâtisses archaïques de la tribu des Ouled Riah dont les membres, hommes et femmes, vaquaient paisiblement à leurs occupations quotidiennes. Qui à garder le bétail, qui à ramener de l'eau de la source ou du bois à dos d'âne... A l'approche des militaires français, toute la tribu paniquée alla se réfugier dans une grotte qui lui inspirait confiance. L'entrée discrète la dissimulait au regard. Pourquoi cette fuite éperdue? Contre toute apparence, les soldats, baïonnette au canon ou sabre au clair, venaient à la rencontre de la tribu par devoir d'humanisme et rien d'autre. Déçu au plus haut point, le malheureux colonel Pélissier ordonna d'allumer de grands feux aux accès de la grotte, des brasiers immenses que les soldats alimentèrent des heures et des heures durant, comme dans une pieuse cérémonie. Ils le faisaient sans mal ni esprit malin. Pélissier pensait naïvement que la propagation des fumées à l'intérieur de la grotte obligerait tous les membres de la tribu, hommes, femmes, enfants et vieillards, à s'extraire de leur refuge, afin qu'il puisse éclairer ces êtres arriérés, expliciter en quoi consistaient les faveurs et largesses de la France magnanime. Qu'ils y gagneraient à la fois en civilisation et savoir. Mais tous les efforts déployés pour les déloger de la caverne étaient vains. Intensification des feux dans les fascines, fumées de plus en plus épaisses, rien n'y fit. On entendait seulement les pleurs des femmes, les cris des nourrissons et les gémissements des vieillards. Personne ne sortit de la grotte. Lentement les voix s'éteignirent, les cris laissèrent place à un silence lugubre, un silence de mort. Plus de mille personnes périrent, après avoir souffert de martyre, par le fait d'un officier supérieur éclairé par les lumières de la civilisation. Pélissier, en homme d'honneur, montra-t-il des signes de remords? Il n'avait que le souci de prendre soin de sa gloire et d'expliquer avec un zèle outrancier la justesse de ses actes dignes de la pure barbarie.

Dans un rapport daté du 22 juin 1845, qu'il remit au gouverneur général, la maréchal Bugeaud, Pélissier écrivait : « j'étais aux limites de la longanimité ». Une circonstance atténuante de premier ordre pour se faire pardonner l'extermination de toute une tribu. En récompense de ses hauts faits d'armes, Bugeaud fit nommer Pélissier au rang de général de brigade. La gloire et l'épaulette pour des actions d'éclat menées sans grandeur d'âme, avec l'esprit le plus vil de l'espèce humaine ; des réputations militaires gagnées dans des campagnes, dites de pacification, d'une violence inégalée. Eufumades, emmurades, razzias, incendies de récoltes, spoliations de terres, exécutions sommaires, actes de répression estimés au nombre d'oreilles coupées, payées à l'unité, cantonnements de masse, irradiations nucléaires. Les Pélissier, Bedeau Berthezéne, Massu, Salan, Aussaresses, Bigeard, tous ces militaires de triste mémoire ont donné tout au long des 132 années de colonisation de l'Algérie, la mesure de ce qui la république attendait de vrais patriotes guidés par la vertu des lumières. Ils tiraient fierté de leurs funestes œuvres d'un autre âge. Des officiers marqués à jamais du sceau de l'infamie. Comment mieux définir la mission civilisatrice de la France.

La mission civilisatrice par devoir et obligation

Le hiatus entre le discours civilisateur et la réalité coloniale est flagrant. En Algérie, la France n'a eu de cesse de violer les principes démocratiques et humanistes dont elle se réclamait dans la métropole. Le code de l'indigénat et ses punitions dignes de l'époque médiévale l'illustre parfaitement. Sans scrupule, la France faisait de ces transgressions une justification à sa domination. La mission civilisatrice était là pour donner un habit respectable à sa présence en Algérie.

Au 19ème siècle, l'élite intellectuelle française dans sa quasi-unanimité partageait et promouvait, à travers ses écrits, la thèse de la supériorité de la civilisation européenne éminemment évoluée et sophistiquée, appelée à être érigée en modèle universel. Jules Ferry, le père de l'école laïque et républicaine; Alexis de Tocqueville, le théoricien de la démocratie; Alphonse de Lamartine, précurseur du romantisme; tous approuvaient, au nom de la civilisation, l'expansion coloniale et ses pires exactions.

En vertu de quoi, la France se serait-elle acquittée avec grandeur de son devoir vis-à-vis des races inférieures ? Autant sinon plus que toute autre puissance coloniale, elle n'eut de cesse, par devoir civilisateur, de ravager, brûler, piller, humilier, brimer, avilir, détruire, massacrer, assassiner, violer, torturer, confisquer, spolier, déporter, cantonner, déposséder, anéantir, aliéner, pour bâtir un monde de progrès sur les lambeaux de la barbarie. La colonisation de l'Algérie fut aussi destructrice que la poudre à canon. Telle est la réalité coloniale dans sa sublime splendeur.

La vérité historique, toute la vérité

Est-il besoin de dénoncer ces serments violés et ces mensonges éhontés inhérents à la mission civilisatrice de la France en Algérie? Une idéologie mystificatrice brandie en étendard au nom de la supériorité de la civilisation occidentale et des valeurs de la sainte chrétienté. Ces deux ressorts auront servi de prétexte à une vaste entreprise d'assujettissement des peuples, à des fins peu glorieuses, par cette grande nation qu'est la France, pays de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, adoptée au lendemain de la Révolution de 1789.

L'Algérie fut la pépinière à décoration d'officiers prêts à toutes les abominations pour gagner des galons ou les étoiles de général. La vie humaine comptait peu pour ces chefs militaires qui, au nom du droit autoproclamé d'un peuple à en dominer un autre, soutenaient l'emploi de la violence extrême pour ramener la « concorde ». Preuve inqualifiable des sentiments les plus hauts et les plus purs du pouvoir colonial vis-à-vis de ces peuplades barbares débordantes d'un fanatisme irréductible.

L'idéologie colonialiste et son œuvre civilisatrice illusoire, présumée source de bienfaits, aura usé et abusé des valeurs de la chrétienté dont elle se prévalait indûment pour se donner bonne conscience. La bonne conscience coloniale, quelle imposture! N'est-il pas dit dans la bible (Epître aux Ephésiens 2.10) que: « seules sont œuvres bonnes celles-là que Dieu a commandées dans sa Sainte Parole, et non pas celles qui sont, sans cette garantie, imaginées par les hommes, soit par un zèle aveugle, soit sous quelque prétexte de bonnes intentions ».

Tant de témoignages accablants renvoient le colonialisme à ses contradictions. Ils viennent paradoxalement de ceux-là mêmes qui furent les témoins actifs de la mission civilisatrice de la France coloniale. Faut-il démentir le colonel Lucien de Montagnac qui participa à la conquête de l'Algérie de 1837 à 1845, lorsqu'il écrit sans le moindre état d'âme dans une correspondance datée du 15 mars 1843, publiée dans son ouvrage intitulé « Lettres d'un soldat. Neuf années de campagnes en Afrique » : « Toutes les populations qui n'acceptent pas nos conditions doivent être rasées. Tout doit être pris, saccagé, sans distinction d'âge ni de sexe. L'herbe ne doit plus pousser où l'armée française a mis le pied. Qui veut la fin veut les moyens, quoi qu'en disent les philanthropes.... En un mot, anéantir tout ce qui ne rampera pas à nos pieds comme des chiens ».

Dans une autre de ses correspondances, le colonel de Montagnac aura cette lugubre profession de foi: « quelquefois, je fais couper des têtes, non pas des têtes d'artichauts, mais bien des têtes d'homme». Il aurait mieux valu écrire: « têtes d'indigène » en lieu et place de « têtes d'homme », puisque les Algériens n'étaient pas considérés comme tel.

Il n'est point nécessaire de poursuivre sur ce registre. La liste des exactions est longue, trop longue. Ces quelques exemples laissent deviner l'ascension folle dans la terreur. La plupart des officiers, tous grades confondus, ont livré à la postérité leurs mémoires militaires, du colonel Marey-Monge au colonel Argout, du commandent Hélie de Saint Marc au commandant Segretain. Tous se sont targués de crimes et de violences en tout genre, comme s'ils rivalisaient dans l'horreur absolue.

Les œuvres propres à la mission civilisatrice de la France que sont les écoles, les hôpitaux ou les routes dont les colons ont été les premiers bénéficiaires, doivent être mises en balance avec les sévices, atrocités et massacres perpétrés pendant 132 longues années par les colonnes infernales de Bugeaud et autres escadres militaires. Le peuple algérien a littéralement enduré toutes les rigueurs, toutes les souffrances et tortures, quasiment l'enfer, en guise de jouissance des bienfaits de la civilisation.

Dans son roman « Querelles de famille », Georges Duhamel fait dire à un de ses personnages: « Chaque civilisation a les ordures qu'elle mérite ». Il faut penser à juste titre que la colonisation en est une parmi les plus répugnantes de la civilisation occidentale.

De la repentance à la reconnaissance officielle des crimes coloniaux

Il est grand temps de rompre définitivement ce cercle vicieux de l'œuvre civilisatrice de la colonisation. Comment se peut-il qu'au 21éme siècle, dans un monde résilient où pour l'humanité s'ouvre le regard de l'âme sur les crimes coloniaux et qu'à travers les épisodes de l'histoire, la conscience universelle les passe au prisme des crimes contre l'humanité; il puisse subsister des thèses négationnistes, chauvines, qui œuvrent à la reproduction de discours en lien avec le fait colonial et s'évertuent à donner visage humain au colonialisme? Comment concevoir qu'en ce nouveau millénaire où les « Droits de l'homme » sont à l'honneur, il est des voix qui osent défendre l'indéfendable, prendre fait et cause pour le mal au plein sens du terme, comme si le monde actuel n'avait pas quitté ces siècles honnis qui ont laissé des peuples si démunis face aux souffrances de la colonisation?

Le racisme, la misère, l'ignorance, les inégalités, les injustices ont tissé autant sinon plus que les autres peuples colonisés, la vie quotidienne du peuple algérien dans son écrasante majorité. Sauf à s'inscrire dans une perspective néocolonialiste, ceux qui se font gloire d'évoquer les apports positifs de la colonisation dans la continuité de l'historiographie coloniale, ont-ils la moindre idée de ce que le mot « décence » veut dire? Pensent-ils jeter le doute dans les esprits et la confusion dans les consciences? Au-delà de leurs liens proches, avérés ou supposés avec les héritiers des ultras de l'Algérie française, et indépendamment de leurs affiliations partisanes, ils sont condamnés à regarder tôt ou tard le passé colonial de la France en face du miroir et non derrière. L'œuvre civilisatrice inhérente à la colonisation ne doit plus être sujette à controverse. Faute de s'affranchir d'un imaginaire colonial totalement mis à nu, ses thuriféraires et leurs émules devront être reconnus coupables de délit, à l'exemple de la loi Gayssot du 13 juillet 1990, la première loi mémorielle française, qui dans son article 9 punit toute personne qui conteste l'existence d'un ou plusieurs crimes contre l'humanité lors de la seconde guerre mondiale, tels que définis par le Tribunal international de Nuremberg. Dans le même esprit, ceux qui cultivent la nostalgie d'une « Algérie française » à jamais révolue, ne devraient plus pouvoir à l'avenir contester les « crimes contre l'humanité » commis sans discontinuer de 1830 à 1962 par l'ancienne puissance occupante.

La société française d'aujourd'hui a bien évolué sur la question coloniale, ce qui devrait impulser la volonté politique. Elle est consciente du devoir de vérité qui lui incombe devant les pages noires de l'histoire de la colonisation.

La France n'a de cesse de réclamer de la Turquie la reconnaissance du génocide arménien. De surcroît, elle ne s'est pas empêchée d'adopter une loi dans ce sens. A fortiori, pourquoi pas l'Algérie dont elle n'en sortira que grandie. La France officielle a déjà fait la moitié du chemin dans le sens de la repentance. Elle pourrait bien faire ce pas si attendu pour l'apaisement des consciences.

*Ex-Directeur général de la Fonction publique - Ecrivain. Docteur en sciences juridiques