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Les meilleures armes contre le Covid-19 : les tests plus... le changement

par Djamel Labidi*

Nous sommes de ceux nombreux qui ont agi pour que se tiennent les élections présidentielles, pour préserver l'État national, pour une sortie constitutionnelle de la crise, pour que plus jamais on ne soit tenté de recourir en Algérie à des coups d'État ou à des coups de force, bref, à des situations de non-droit lors de chaque crise politique.

Nous sommes, donc, d'autant plus légitimés à être très exigeants envers nos dirigeants actuels et aux promesses qu'ils ont faites au Hirak populaire. Je dis «légitimés» et non légitimes. Car les autres le sont autant qui voyaient d'autres solutions à la crise politique et démocratique que vivait notre pays. L'avenir dira qui a eu tort et qui avait raison à ce moment-là car, dans ces cas, chacun détient une partie de la vérité et toute vérité est relative et dépend du moment historique. Peut-être que dans l'avenir, dans d'autres circonstances, ce seront certains éléments d'analyse et notamment certaines appréhensions qui s'exprimaient alors, comme la crainte de la reproduction du système, qui prendront plus d'importance.

Ce qui est en tout cas sûr, c'est que personne ne savait alors que nous allions affronter une pandémie mondiale aussi grave pour l'avenir du pays, et celui même de l'humanité. Que se serait-il passé si nous avions eu à l'affronter dans le vide institutionnel et probablement même sans État ? Rétrospectivement, on en frémit.

Ce qui est sûr aussi, c'est que tous, partisans ou non de la tenue des élections présidentielles, se sont retrouvés dans une unanimité presque complète à donner la priorité absolue à la lutte contre l'épidémie. C'est bien la preuve que personne n'est plus patriote que l'autre. C'est dire aussi que tout le monde pressent que cette crise sanitaire, ici comme ailleurs, est d'un enjeu vital pour l'avenir de la nation. La gestion de cette épidémie, les solutions qui vont lui être apportées, ne vont pas déterminer seulement la solution des problèmes sanitaires du pays, mais aussi probablement l'approche des questions politiques, économiques et sociales du pays pour longtemps.

L'évolution de l'épidémie. La nécessité d'un dépistage massif

La situation de l'épidémie et des moyens d'y faire face a évolué dans notre pays, comme un peu partout dans le monde, ce qui exige des réponses ajustées à cette évolution. Au début, le confinement s'imposait. D'ailleurs, les pays qui l'ont rejeté, au départ, comme les États-Unis, le Royaume-Uni ou le Brésil, ont payé un lourd tribut et vivent une catastrophe sanitaire. La réaction des autorités algériennes, à ce moment-là, a été, elle, salutaire.

On peut, cependant, considérer désormais la méthode de confinement comme une première réponse, comme une sorte de solution primaire, mais insuffisante. Le confinement reste nécessaire mais désormais ciblé et restreint dans l'espace et le temps vu son coût économique et social. Aucun pays ne peut plus désormais assumer une nouvelle fois le coût d'un confinement général. Ce n'est plus d'ailleurs nécessaire. Il y a désormais, et de plus en plus diffusée et acceptée, une culture de la prévention : gestes barrières, masques, distanciation physique. Mais surtout, il faudra évidemment vivre avec le virus en attendant un vaccin et un traitement. La politique de dépistage devient alors essentielle, y compris pour délimiter, de manière désormais plus précise, les zones de confinement.

Toute la difficulté va être alors de passer du confinement au dépistage. Le confinement est, pourrait-on dire, une méthode passive. Mais le dépistage est une méthode d'action dynamique. Il demande la production massive de tests, l'organisation de brigades sanitaires pour rechercher les foyers épidémiques, les «cas-contacts» et casser la chaîne de contamination. Il exige non seulement la mobilisation des personnels de santé, mais des autres services, la protection civile, les services d'assistance sociale, les organisations de la société civile, les étudiants en médecine, l'utilisation des moyens de dépistage électroniques, etc.

Aujourd'hui, on peut même se demander si le dépistage massif de toute la population ne serait pas, en fait, la solution dans une région, ou même tout un pays, où l'épidémie aurait pris une grande extension. En effet, de la même manière que le masque doit être généralisé puisque 50% des gens contaminés sont asymptomatiques, et qu'on ne sait donc pas qui l'est et qui ne l'est pas, le dépistage ne devrait-il pas être généralisé pour la même raison ? La question est essentiellement une question de moyens et d'amélioration de la rapidité des tests. Ils font qu'en attendant on se concentre sur les cas-contacts et les foyers d'épidémie. On peut penser que les choses évolueront vers des dépistages de plus en plus larges au fur et à mesure de l'évolution des moyens. Le confinement peut freiner l'épidémie mais pas la stopper; une personne contaminée, asymptomatique, confinée, contaminera son entourage. Le déconfinement est naturellement une décompression avec tout le laisser-aller inévitable qui la suit, que ne peut simplement enrayer un discours sur le sens civique. L'argument qu'une personne peut être contaminée après le test, et que donc le dépistage généralisé est inutile ne tient pas la route. Pour une personne présentant des symptômes, il faut déjà pouvoir enquêter sur une période de cinq jours, avant et après, pour identifier les cas-contacts, ce qui est pratiquement impossible. Les avantages donc d'un dépistage systématique l'emportent donc de loin sur ses inconvénients. Il représente enfin aussi l'avantage de prendre en compte une particularité majeure de la lutte contre la pandémie qui commence à apparaître pour l'observateur attentif: celle de l'attitude de la jeunesse à son égard. Le Covid-19 est une maladie qui pratique une discrimination biologique: celle de l'âge. Elle menace la vie des seniors mais très peu celle des jeunes. Ceux-ci supportent de plus en plus difficilement les entraves à leur vie, et à leur jeunesse, qui leur sont imposées. D'où les explosions soudaines de besoin de convivialité qu'on observe chez les jeunes un peu partout dans le monde. Rien ne sert donc de culpabiliser particulièrement la jeunesse algérienne qui a démontré en d'autres circonstances sa capacité à agir de façon consciente lorsqu'elle est convaincue de ce qu'elle fait.

Le changement

Le dépistage massif exige par lui-même le changement politique et économique. Si un système bureaucratique, dans lequel nous avons vécu depuis près de 60 ans, peut, à la limite, gérer un confinement, et même obtenir des résultats sur ce plan, il peut difficilement se hisser au niveau des exigences modernes de l'organisation du dépistage. Le confinement se suffit de décisions administratives, de contrôle, de sanctions contre les contrevenants, à la limite d'une campagne de communication, de conscientisation. Mais les méthodes bureaucratiques ne suffisent plus dès qu'il s'agit de passer à une action comme le dépistage à grande échelle, qui exige des moyens modernes, la libération des initiatives, la mobilisation de la société civile, l'action à la fois des secteurs privés et publics, outre la production industrielle des tests.

On l'a bien vu, ces dernières semaines, dès qu'il s'est agi de passer à d'autres méthodes de gestion de l'épidémie, plus actives, plus modernes, le système a montré ses limites. Bien plus, l'avantage qu'il nous avait semblé prendre au début de l'épidémie, sur des pays pourtant bien plus développés, et cela grâce probablement à l'atmosphère d'unité nationale et de solidarité sociales créées par le Hirak, a semblé vite s'estomper et la situation se détériorer. Nous étions restés sur un plateau limité de cas entre 100 et 200 qui était dangereux par sa permanence, mais limité, et qui aurait pu, donc, probablement, être résorbé par une politique active de dépistage et d'identification des foyers épidémiques alors réduits. Cela n'a pas été le cas.

Il ne suffit pas, face à de telles situations, de pester contre la bureaucratie existante au niveau de la wilaya, des daïras, des directions de santé, des hôpitaux, etc. Cela équivaut à demander à la bureaucratie de combattre la bureaucratie. Autant résoudre le problème de la quadrature du cercle.

Le bureaucrate intériorisera les délimitations administratives, wilayas, daïras, communes, etc. Il en fera des unités de confinement. Il oubliera que c'est une abstraction dont ne se soucie pas le virus. Le bureaucrate remplacera l'action par les instructions, les fameuses «taalimates» qui sont supposées changer par elles-mêmes la réalité. Il pensera avoir fait son travail en donnant des instructions et en prenant des sanctions si elles ne sont pas appliquées, et d'autres instructions pour faire appliquer les sanctions. Il ne verra alors d'autres explications à ses échecs que l'absence de conscience des gens. C''est tout le système qui est bureaucratique et qui produit, disons naturellement, la bureaucratie et c'est tout le système qu'il faut changer, de façon déterminée, sans regarder en arrière.

L'erreur serait de penser, comme sont tentés de le faire certains, qu'on doit reporter les changements à cause de l'épidémie. L'erreur serait mortelle aussi bien au sens physique, sanitaire, que politique. Bien au contraire, la lutte contre l'épidémie exige plus que jamais le changement.

Le changement d'abord politique: c'est-à-dire développer la démocratie suivant le principal des vœux du Hirak, du grand mouvement populaire qui a abouti aux élections présidentielles. C'est donc un devoir d'honneur pour le président élu que de réaliser ce vœu.

Dans les pays démocratiques, la gestion de l'épidémie, son évaluation et sa critique font l'objet d'un débat démocratique permanent. Il est l'un des principaux instruments de lutte contre l'épidémie. Partout, dans les assemblées élues, dans les médias, toutes les questions afférentes à l'épidémie sont discutées sans limite aucune, avec un esprit critique sans concession: évolution de l'épidémie, insuffisances, lacunes des pouvoirs publics, situations des hôpitaux, des services d'urgences, fiabilités des contrôles dans les aéroports, dans les lieux publics, application sur le terrain des mesures annoncées, disponibilités des tests, réseau des centres de dépistage, perspectives économiques, évolution du chômage, etc. Ce débat est en lui-même un instrument de gestion de l'épidémie et de vigilance, et de contrôle de l'efficacité de l'action de l'autorité.

Personne ne songe à lui fixer des limites, tant il est vrai que les excès que peut connaître ce débat, notamment sur les réseaux sociaux dans tous les pays, sont un inconvénient en définitive bien moindre que celui que représenterait les tentations de l'étouffer, de le canaliser. Le bureaucrate, lui, au contraire, verra dans toute critique une intention malveillante, une volonté de nuire à l'image du pays, un danger pour sa stabilité.

La bureaucratie politique n'est en réalité que l'enfant naturel de la bureaucratie économique. Toute l'expérience du 20e siècle l'a montré. Comme la bureaucratie économique faisait la chasse à la spéculation, en oubliant que les prix ne pouvaient être définis dans des bureaux mais par le marché, la bureaucratie politique a fait la chasse aux démocrates.

Le changement doit être aussi, au plus tôt, économique. Il faut débureaucratiser l'économie, libérer l'initiative, passer rapidement à une économie de marché à dimension sociale. C'est une tâche vitale qui ne saurait être reportée. On le voit bien: quel est, en effet, le secteur qui a pu, dans ces conditions difficiles, sauver le pays, assurer son alimentation, si ce n'est le secteur agricole et celui des industries agroalimentaires, là précisément, où s'est le plus développé l'économie concurrentielle.

Historiquement, c'est toujours dans les épreuves et les crises que les sociétés se transforment, avancent, ou? s'écroulent. Cette pandémie est un test pour toutes les nations, de leurs capacités à l'affronter et à se reformer. Paradoxalement, cette épreuve de l'épidémie du Covid-19 peut être l'occasion pour nous de moderniser notre État, notre pays, d'avancer vers cette République nouvelle que promet le pouvoir et que tout le monde appelle de ses vœux. Si le pouvoir n'agit pas vite et résolument dans ce sens, il laissera à l'opinion, quelles que soient ses bonnes intentions, le sentiment qu'il utilise cette crise pour prolonger le système et préserver le statu quo, et la société n'adhérera pas pleinement à l'action menée contre l'épidémie. Il ne lui restera plus, alors, dans cette crise sanitaire majeure, qu'à faire la critique du peuple et de son «inconscience».

* Professeur