Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Personnel de la santé: Entre obligation morale et instinct de survie

par R.N.

En prenant à bras-le-corps la lutte contre la pandémie du coronavirus, les professionnels de la santé font montre d'une abnégation et d'une bravoure méritoires, tant leur mission s'apparente au sacrifice suprême.

Cela est d'autant plus vrai qu'en sus d'exercer dans un contexte extrêmement délicat, ils sont la cible d'agressivité injustifiée. «Nous avons abandonné familles et foyers et risquons nos vies pour sauver les vôtres, restez chez vous !». Ce message, sans cesse relayé sur les réseaux sociaux et autres supports par des professionnels de la santé, a bouleversé plus d'un. Et pour cause: il exprime le désarroi des médecins, infirmiers et autres personnels du secteur qui, se trouvant sur la ligne de front contre la Covid-19, n'en sont pas moins exposés.

Ceux qu'on a gratifiés de l'expression «les soldats blancs» se sentent, en effet, tenaillés entre l'appel du devoir, leur serment d'exercer en toutes circonstances et l'instinct de survie. Un sentiment inné qui cède souvent le pas à une hantise autrement plus pressante : celle d'épargner la vie de leurs proches. Et quel que soit l'établissement de santé public dans lequel ils exercent, ils sont unanimes à évoquer «des conditions pénibles, sur fond de stress permanent», mais auxquelles ils ne peuvent et ne veulent se défaire. Si certains ont été légalement exempts d'exercer durant cette conjoncture exceptionnelle, la majorité des effectifs a continué à être en poste, en dépit des risques encourus pour leur intégrité physique, voire morale: «Nous sommes conscients des dangers auxquels nous nous frottons en permanence, mais nous ne pouvons faire autrement.

Si nous désertions tous les hôpitaux qui soignera les malades ?», s'interroge Salim M., infirmier au CHU Mustapha Pacha. Tout en déplorant la hausse des cas positifs, due «grandement à l'inconscience de la population», il ajoute que l'affluence des cas positifs est telle que l'endurance de l'encadrement médical s'en est ressentie : «Certains collègues n'ont pas vu leurs familles depuis des mois. C'est un sacrifice énorme, mais ils demeurent mobilisés en dépit de tout !», poursuit-il.  

Un rythme infernal...

Le témoignage de ce praticien exerçant au CHU de Sétif, l'un des plus importants foyers du virus, est à lui seul édifiant: «Depuis le 15 mars, nous sommes mobilisés au quotidien face à cette pandémie et sommes soumis à un rythme infernal qui a conduit à un épuisement des équipes médicales», assure Dr Nadim Soualili, résident en chirurgie générale. Dotée de 28 lits, cette unité est l'une des 5 entièrement dédiées à la Covid-19: «Notre service est en permanence occupé par des malades lourds, souvent âgés avec des antécédents pathologiques», ajoute le résident. Avec les contaminations en progression, ces services connaissent une «grande tension, si bien que les respirateurs fonctionnent à basse pression», relève-t-il, avant de souhaiter que les deux citernes d'oxygène, un don de bienfaiteurs, soient «rapidement fonctionnelles».

Mais ce qui rend la tâche encore plus ardue, c'est qu'en sus du suivi des cas infectés par le coronavirus, cette équipe pluridisciplinaire assure la prise en charge des urgences chirurgicales ordinaires. D'où «la cadence insoutenable», observe-il, avant d'évoquer les risques encourus : cinq contaminations confirmées et deux cas suspect recensés à ce jour au sein de ce service. «Parmi ces cas positifs, celui d'un résident qui, une fois sa convalescence à terme, a regagné son poste et repris son rythme habituel de travail», informe Dr Soualili, rappelant le décès, survenu le 8 juillet courant, du chef de service radiologie des urgences médico-chirurgicales du CHU dont il évoquera «la mobilisation jusqu'au bout» face à ce redoutable virus. En plus des précautions à envisager pour éviter d'être impactée à son tour, l'équipe médicale se doit de préserver la vie de ses proches : «Ce qui a amené la majorité d'entre nous à se regrouper dans des appartements et à éviter tout contact avec ces derniers !», explique-t-il, se réjouissant que les autorités locales aient mis récemment à la disposition du personnel du CHU deux hôtels de la ville.

Abordant la question de la sécurité, le praticien s'indigne contre «les agressions quasi quotidiennes» endurées par les équipes médicales, assurant que «les gardes de nuit sont rythmées par des bagarres, face auxquelles surveillants médicaux et agents de sécurité s'avèrent dépassés. Mais quelle que soit la difficulté de la tâche, nous continuerons à l'assumer car l'Algérie a besoin de nous en ce moment délicat !», lâche, avec conviction, le Dr Souahili, insistant pour que les citoyens respectent les gestes barrières à même de rompre la chaîne de transmission du virus.

«Nous n'arrivons pas à comprendre l'inconscience et le déni dont font preuve certains. Ecrivez que c'est là un appel de détresse que nous lançons à leur adresse !», conclut-il, désemparé. Assurant la coordination de l'équipe en charge du suivi psychologique des patients atteints de Covid-19 à l'EPH de Rouïba, le Dr Nadia Saadaoui, psychologue-clinicienne, qualifie de «légitime la peur face à une maladie inconnue». Un sentiment auquel sont sujets également praticiens et autre personnel de la santé, reconnaît-elle: «J'ai des enfants et vis avec ma belle-mère de 85 ans. Ma préoccupation principale est de ne pas les contaminer, en dépit des mesures de protection que nous prenons !», témoigne-t-elle.

«Dans l'inconscient des malades, le coronavirus renvoie à la mort. Il s'agit donc de gérer leur stress mais aussi celui de leurs proches», souligne-t-elle, regrettant l'agressivité verbale qu'expriment «fréquemment» ces derniers et que l'équipe de psychologues qu'elle coordonne tente de maîtriser «calmement». «Nous devons rendre hommage à tout le personnel médical car il n'est pas du tout évident de lutter contre un adversaire invisible. Nous avons beau dire qu'ils se protègent contre le coronavirus, cela n'a pas empêché que des professionnels de la santé en soient décédés !», réagit le Dr Mohamed Berkani Bekkat, président du Conseil national de l'Ordre des médecins algériens. Tout en qualifiant le personnel de la santé de «dernier rempart» contre le coronavirus, le Dr Bekkat considère que «la meilleure façon de lui rendre hommage serait de se pencher sur ses conditions d'exercice, actuelles et à venir, de le protéger et de le défendre», déplorant les agressions verbales et physiques dont ils font parfois l'objet. «Il est inacceptable qu'ils soient pris entre le marteau d'une minorité de citoyens qui déverse sa colère sur lui et l'enclume du devoir professionnel. Ces derniers ne doivent pas se tromper de cible, s'il y a des dysfonctionnements du système de santé à dénoncer, qu'ils s'en plaignent auprès des concernés ! «, s'insurge-t-il, avant de faire remarquer que pareils actes «ne datent pas d'aujourd'hui». Commentant les récentes dispositions prises par le président Tebboune, dans le sens d'une meilleure protection des professionnels de la santé, le Dr Bekkat s'est félicité que celles-ci aient été vite appliquées à l'encontre d'auteurs d'agressions récentes, souhaitant que ces sanctions «fassent date pour servir d'exemples !».

Pour le président du Syndicat des praticiens de la santé publique (SPSP), Lyès Merabet, cette situation sanitaire exceptionnelle est en train «d'impacter négativement la bonne marche des services de santé, de manière générale, et de peser sur l'état physique et psychique des professionnels de la santé, en particulier». Déplorant également le phénomène de la violence, sous toutes ses formes, visant le corps soignant, il a, à son tour, «salué les mesures prises en urgence par les plus hautes autorités du pays pour répondre au besoin et à l'obligation de protection de tous ces fonctionnaires sur leur lieu de travail !», mettant en exergue «la mise en place d'un cadre réglementaire criminalisant ces actes ainsi que les instructions fermes adressées aux parquets et aux différents services de sécurité pour réagir et s'autosaisir devant chaque situation posée». Rappelant que cet aspect a figuré parmi les revendications portées, depuis des années, par ce syndicat, son président préconise néanmoins «d'autres mesures aussi nécessaires», citant le dispositif de vidéosurveillance au niveau des points sensibles des structures de santé, «la sensibilisation» de la population dans le sens d'une plus grande implication dans la lutte contre ce fléau ainsi que «l'amélioration» des conditions d'accueil et de prise en charge des citoyens.

Depuis que le 1er décès, celui d'un ambulancier à l'EHS de Boufarik (Blida), a été annoncé fin mars, le personnel médical ne cesse d'être impacté par ce nouveau virus. Ce décompte macabre est devenu plus fréquent, parallèlement à la courbe haussière des contaminations constatée depuis quelques jours: début juillet, l'Algérie a déploré la perte de quatre médecins émérites en l'espace de quelques heures, Belhamra Mohamed, Chebila Samir, Houhou Mohamed et Refaoui Mourad. Le bilan le plus actualisé, communiqué jeudi dernier par le ministre du secteur, fait état de 38 décès et 1.970 contaminations parmi les blouses blanches. Autant de vies fauchées par le coronavirus qui, ce faisant, rogne une corporation déjà en mal d'effectifs, face à un «antagoniste» aussi largement déployé. Une situation qui a conduit certaines structures de santé à envisager des alternatives d'urgence, à savoir le recours au volontariat et à la sollicitation de médecins et paramédicaux retraités.