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Le Hirak est mort

par Sid Lakhdar Boumédiene*

Une série d'articles a été publiée dans le Quotidien d'Oran par Fouad Hakiki sous le titre «Quel compromis historique pour le Hirak ?». Je ne répondrai pas au très long développement mais au seul titre car évocateur d'une position politique. Un moyen de rebondir afin de développer ma réflexion sur le Hirak.

Commençons par un point très inattendu pour le lecteur, en principe hors de propos, mais il est significatif de l'évolution de personnes de même génération qui se sont connues il y a près de quarante cinq ans et plus revues depuis. Ce nom, je l'ai encore dans ma mémoire, peut-être n'en est-il pas de même pour le rédacteur de l'article en question ?

Fouad, dans ton titre, il y a la marque d'une position politique à laquelle je m'oppose (très amicalement). Me focaliser sur le titre d'une publication en plusieurs parties sans reprendre le fond serait en principe un raccourci malhonnête intellectuellement. Rassure-toi, cet article, je l'ai lu et j'ai parfaitement compris ta position, le titre est réducteur. Au passage, je suis toujours ravi de savoir que cette génération qui maîtrise le parfait français soit toujours là, celle qui a connu une école qui éduquait et instruisait.

Cependant, un titre est la première responsabilité d'un auteur quant au risque d'interprétations diverses par les lecteurs. J'ai bien noté l'existence d'un point d'interrogation mais il reste encore une ambiguïté car «Quel compromis ?» peut aussi bien signifier «Quelle est la nature du compromis ?» que la question «Faut-il un compromis ?». Ce n'est absolument pas identique.

Je laisse les lecteurs te relire pour deviner quelle est, dans le fond de ton écrit, laquelle des deux options semble te guider. Ce que je vais développer n'est donc pas directement à ton adresse mais à tes lecteurs qui auraient traduit par « Il faut un compromis ». C'est cette position que je combats depuis si longtemps.

Certes, le compromis en toute chose est la marque de la sagesse. Il en est même souvent la définition lorsqu'elle répond aux idées diverses et contradictoires qui font une humanité globale. En cela, l'article en est continuellement imprégné.

Fouad, la sagesse n'est pas la faiblesse et je n'ai aucun doute à ce sujet. Mais ma sagesse a connu ses limites, je les ai découvertes il y a trente ans avec ce régime. Nous avions cru naïvement qu'il allait comprendre son intérêt à modifier son comportement et ses pratiques. Ce régime nous a vu grandir puis, par lui-même ou ses enfants spirituels, nous enterrera tous si les Algériens continuent avec des révolutions avortées tous les trente ans.

Les leçons de notre aventure qui s'est fracassée contre un mur à vouloir des compromis de sortie de la dictature n'ont servi à rien. La fatalité continue et comme le dit l'adage : «Si tu es trompé une fois, c'est de la faute de celui qui t'a trompé. Si tu es trompé une seconde fois, c'est de ta faute». La révolution du Hirak à laquelle j'avais immédiatement adhéré avait un seul but, «dégager» ce régime pour reprendre sa propre expression, scandée pendant treize mois. C'est le seul point sur lequel ce mouvement fut en phase avec mes espérances. On ne peut me qualifier d'extrémiste, le rejet du compromis est dans la revendication première du Hirak.

Mais, après ce premier moment d'adhésion, depuis plus d'un an, un certain nombre d'entre nous, très minoritaires, avions alerté dans la presse de notre inquiétude à voir le Hirak aller droit dans le mur. Et lorsque des personnes s'élancent contre un mur, volontairement et en dépit de toute raison, ils s'y fracassent. C'est une loi physique que seul l'équilibre mental peut dissuader d'aller jusqu'au bout de l'exercice suicidaire. Mais qu'est-ce que le discernement d'une foule convaincue de sa force, emportée et aveuglée par sa fougue ?

Pourtant, cette aventure avait commencé dans un espoir qui avait époustouflé l'ancienne génération à laquelle j'appartiens. C'était hélas aller trop vite à une conclusion hasardeuse. Par son comportement que nous allons encore et encore répéter, le Hirak a fait perdre au moins une décennie aux chances d'une émergence d'une force démocratique puissante.

Un fantastique début avant... la catastrophe

Le mouvement avait débuté avec une magnifique idée, incroyablement inattendue et terriblement efficace. Les jeunes Algériens avaient choisi la dérision et l'humour, rien ne pouvait être aussi percutant que ce choix. C'était l'insolence de la jeunesse et de la vie contre les ténèbres.

Il fallait perturber les codes de ceux qui n'ont jamais souri d'une plaisanterie. Le second degré et l'humour, ils ne les connaissent pas, ce n'est pas dans l'ordre de leur monde.

Je l'avais écrit plusieurs fois dans la presse, cette jeune et extraordinaire danseuse des rues m'avait réellement fait couler une larme. Ils ont été soudainement confrontés au beau et au sublime, ils en furent désarçonnés car ils n'avaient l'habitude que du regard de la terreur et de la soumission.

Cette jeune fille, dansant dans la rue, les avaient déroutés et paralysés car ils étaient en terre inconnue, quelque chose qui leur échappait dans son sens comme dans son affront à revendiquer la vie, la jeunesse et la liberté du corps. La belle danseuse leur renvoyait une image qui les avait toujours effrayés et qu'ils avaient combattue tant ils savaient qu'elle signerait leur arrêt de mort.

Ils étaient battis pour la violence, l'imposition de la force et de l'ombre. Tout d'un coup, la joie et la lumière jaillissaient, aveuglantes et paralysantes.

Mais hélas, les jours, les semaines et les mois passaient, et les Algériens sont redevenus des Algériens. Ils ont eu ces vieux réflexes qui les ont toujours menés à prendre la direction de la cage et s'y enfermer volontairement.

Les jours, les mois et les semaines passaient, les vieilles habitudes sont revenues. Les manifestants se sont engouffrés dans une impasse qu'un esprit sensé ne comprendra jamais.

La révolution du sourire n'existe pas

Cette affirmation du Hirak est l'une des plus grossières plaisanteries jamais entendues lorsqu'on se réfère à l'histoire des idées et mouvements politiques. De toute part, la majorité de nos intellectuels nous ressortait la sempiternelle histoire de Gandhi. Ils devraient arrêter d'apprendre l'histoire par les films hollywoodiens et revenir à ce qui a été perdu en Algérie, l'histoire réelle et objective.

La révolution pacifique de Gandhi s'est terminée par des millions de morts et une déportation croisée d'une population immense, les uns se dirigeant vers le Nord qui sera le Pakistan musulman, les autres vers le Sud qui sera la nouvelle Inde. Jamais drame de déportation massive n'a été si gigantesque, avec son lot de souffrances et de massacres.

Il en est de même pour la «révolution des œillets» et de toutes les révolutions qui sont gravées dans les mémoires populaires comme des épopées héroïques et pacifiques, la fleur accrochée au cœur révolutionnaire.

La révolution spontanée du sourire par le Hirak était un déclenchement absolument génial dans ses débuts mais la naïveté fut de penser qu'elle allait «dégager» qui que ce soit en continuant sur le même ton.

La sagesse peut soulever les montagnes mais lorsqu'elle évite de poser lourdement les questions internes qui déchirent le peuple, elle peut être dangereusement improductive. Nous y reviendrons.

Lorsqu'une foule ne prend pas le temps de débattre et de réfléchir politiquement, c'est une cascade d'erreurs grossières qui l'attend. Le Hirak les a collectionnées dans une frénésie allant jusqu'au génie. Comme disent les jeunes et les journalistes, il a coché toutes les cases pour se porter volontaire à se fracasser contre le mur.

Il a mis la robe de sagesse de Gandhi croyant soulever les montagnes. Il a soulevé le vent, du bruit et de l'épuisement.

Un Hirak qui a occulté les questions qui fâchent

Lorsque nos anciens s'asseyaient autour de la meïda et commençaient par dire : «Nous sommes d'une même famille, des frères de sang», sans affronter directement la terrible fracture qui les opposent, c'est qu'une prochaine chamaillerie fratricide s'annonçait avec certitude.

C'est toujours comme cela que les fractures et les blessures ne guérissent jamais. En détournant le regard des problèmes, les rancœurs et les malentendus trouvent un moyen plus caché pour s'exprimer. C'est dans ces conditions qu'ils finissent toujours par exploser encore plus fortement dès que l'occasion leur en est donnée.

Le Hirak a détourné ses yeux des profondes questions algériennes, territoriales, sociales, religieuses, culturelles, linguistiques, générationnelles et, plus que tout, celles inhérentes à l'épouvantable sort réservé aux femmes.

Et là intervient la seconde énorme bêtise qu'il m'a jamais été donné d'entendre: «Boumédiene, cela viendra plus tard». On nous avait dit cela lorsque nous étions enfants, on nous l'a répété alors adolescents, nous sommes au crépuscule de notre vie et j'entends toujours cette rengaine de la part des intellectuels algériens. En Algérie, le moment n'est jamais venu pour affronter ce qui pose problème.

Si une révolution ne met pas immédiatement les questions qui fâchent sur la table, elle est certaine de reproduire une catastrophe, différée et plus forte.

Combien de fois faut-il le répéter dans la presse ? J'en suis épuisé. Les révolutions solides et pérennes naissent d'abord des grandes réflexions, des débats, des disputes et des empoignades les plus terribles parfois.

Alors, et alors seulement, lorsque cette étape est franchie, la foule mettra son poids dans la puissance qu'il est nécessaire pour faire tomber les régimes les plus féroces. Sa force est le combat vers un objectif clairement exprimé et dont la direction est forcément un compromis (Là, Fouad, on peut retenir le mot), un début de pistes que le régime démocratique supposé naître du bouleversement devra reprendre inlassablement dans un long processus.

Un mouvement sans résolutions ni incarnation

L'erreur suivante dans ce florilège est un argument aussi surprenant que navrant, « si nous nous organisons, le pouvoir en place va immédiatement repérer les têtes qui s'en dégagent et, soit les incarcérer, soit les corrompre ». Au final, il a fini par faire les deux.

Lorsqu'un mouvement révolutionnaire a tellement peur que ses membres soient corrompus et compromis, à une telle échelle, c'est qu'il regorge de personnes peu fréquentables et que la majorité n'est pas sûre de sa force.

Puis, lorsqu'une révolution n'est pas incarnée par des personnes qui émergent et qui portent les revendications plébiscitées, c'est une foule. Et les foules, je m'en méfie lorsqu'elles nous portent dans leur colère sans but ni lieu d'arrivée clairement défini.

Les foules algériennes, basta, nous avions donné il y a trente ans comme nos aînés l'avaient fait avant nous, croyant à une libération en 1962. Je souhaiterais enfin voir émerger des résolutions franches et courageuses, celles qu'on n'ose jamais prononcer. Cela suffit avec le bruit et le vacarme qui les occultent hypocritement.

Un mouvement avec des fréquentations douteuses

Et c'est ainsi qu'apparaît le dernier point, corollaire de tous les autres car inévitable. Le sentiment d'exaltation qu'une foule produit détruit la vigilance et, comme nous l'avions déjà dit, son esprit de discernement.

Je l'ai si souvent rédigé qu'il ne m'est pas difficile à le réécrire. Lorsque je vois des centaines de milliers de femmes en foulard, volontairement porté, réclamer la liberté, j'ai une réticence intellectuelle à baisser la garde et être enthousiasmé.

Et c'est à ce moment que beaucoup d'intellectuels me jettent à la figure la notion de liberté de conscience. J'aurais aimé qu'ils aient été à nos côtés lorsqu'il s'était agi de lutter férocement contre le code de la famille qui n'est pas une liberté de conscience mais le pire texte moyenâgeux qui puisse exister en une époque moderne.

J'aurais aimé qu'il puisse défendre la mienne, dans mon athéisme et celle des femmes qui sont sous tutelle des hommes pour tout acte de leur vie jusqu'à être obligées de partager un mari avec d'autres femmes. J'aurais aimé qu'ils aient la même conscience humaniste lorsqu'ils acceptent d'hériter plus que leurs sœurs et de s'en offusquer qu'il en soit ainsi.

Et puis, je les accuse d'avoir la mémoire d'un concombre en faisant l'apologie du média détenu et dirigé par le fils Madani. C'est tout simplement consternant pour un mouvement supposé revendiquer la démocratie de se laisser entraîner vers ce gouffre après une expérience passée si douloureuse et meurtrière.

Il y avait pourtant une autre voie

La désobéissance civile était une proposition du Hirak lui-même, nous l'avons déjà rappelé. Et à ce propos, j'ai été consterné de constater que la plupart de ses détracteurs (après en avoir été les défenseurs) ne savaient pas ce que cela signifie.

La désobéissance civile n'est pas la prise des armes, sinon l'expression n'inclurait pas un tel adjectif. Comme pour la différence entre l'athéisme et la laïcité, j'ai toujours affirmé qu'il y avait trop de milliards en Algérie, pas assez de dictionnaires.

Ce qui me désole est le niveau inquiétant de compréhension des concepts par ceux qui les utilisent. La meilleure preuve est que l'une des propositions du Hirak, le boycott des élections, est pleinement dans la définition de la désobéissance civile. Ils ont donc rejeté ce qu'ils préconisaient eux-mêmes en partie (car la désobéissance civile est bien plus étendue dans ses actes que la non-participation aux élections).

Son échec devrait faire réfléchir le mouvement qui croyait avoir la force de la foule sans en préparer les consciences politiques avec des résolutions et des figures qui incarnent. Une partie importante de la population algérienne est bien allée voter quelles que soient les accusations de manipulation des résultats électoraux.

Une foule n'est pas un mouvement politique et si le travail avait été fait, elle se serait moins laissé griser par ses cris d'enthousiasme et voir la réalité en face. Le Hirak, en ne crevant pas l'abcès, a vite oublié que la plupart de ses membres étaient allés voter depuis quarante ans et que cela ne les avait absolument pas gênés.

En mettant les questions qui fâchent sur la table, ces accusations, ces règlements de compte et ces fâcheries auraient été antérieures au mouvement sans fin ni objectif politique. Une révolution se fait forcément avec le renfort des personnes qui avaient soutenu le précédent régime mais elle doit le savoir, en prendre compte et effacer définitivement les plaies et les fractures.

Et lorsque les comptes ont été réglés et les résolutions prises, alors, la révolution peut être en marche vers la résurrection du pays et la Seconde République civile avec sa justice qui remettra tout à zéro.

Mes propositions pour une résolution courte

1/ Accorder une base territoriale anthropologique aux régions1. Cette disposition, de très longue date proposée par beaucoup de démocrates, est un espoir (pas une certitude car seules les dictatures ont des certitudes) de créer, très paradoxalement, un élan national pérenne. La fracture identitaire se réveillera de nouveau et avec plus de force si nous n'avons pas le courage d'affronter la question.

Gandhi l'avait occultée ou pris par le côté sublimé. C'est en posant sur la table les profondes questions qui fâchent que l'on donne un espoir à une communauté de destin (l'expression est classique).

2/ Adopter définitivement la laïcité et laisser la religion aux consciences privées. Sortir la religion du champ public institutionnel, donc de la Constitution, est le meilleur moyen de protéger les convictions intimes. La laïcité n'est pas l'ennemi des religions mais bien le contraire.

3/ Supprimer le code de la famille, un texte moyenâgeux et inadmissible à l'égard des femmes. C'est également une revendication de très longue date des démocrates.

4/ Juger les responsables des plus graves actes de l'ordre pénal y compris celui d'enrichissement outrageant et inexpliqué. La justice n'est pas une vengeance, c'est au contraire l'assurance d'un avenir serein. Les démocrates prévoient toujours dans leur droit l'amnistie. Elle saura, au moment venu et à certaines conditions, s'exercer pour tourner une page historique plongée dans les ténèbres de l'humanité.

Voilà, mon cher Fouad, ce que je dirai de ton titre et uniquement à l'égard de celui-ci. Sur le régime en lui-même et du questionnement sur un éventuel compromis historique du fait de mon expérience passée se résument en une seule phrase courte « Qu'il dégage !»

En cela, et en cela seulement, le Hirak était dans le vrai. Mais lorsqu'on veut faire émerger une vérité, il faut s'en donner les moyens. Le Hirak nous a vraiment fait perdre du temps, il s'est suicidé volontairement et nous laisse de nouveau face à une feuille blanche.

*Enseignant

Note:

1La base territoriale anthropologique n'est absolument pas «le parcage dans des réserves» et encore moins le séparatisme comme m'en a accusé un internaute avec violence : «Nous ne sommes pas des Indiens parqués dans une réserve»

- Là également, je suis consterné de me rendre compte que les connaissances élémentaires ne sont pas acquises par des personnes qui avaient pourtant milité pendant des décennies pour revendiquer cette base anthropologique dont ils ne reconnaissent même pas le concept.