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Justice et Covid-19: Lorsque le temps judiciaire s'arrête

par Lezzar Nasr-Eddine*

Le 16/03/2020 un communiqué du ministère de la Justice annonce une série de mesures prises en application de décisions du président de la République relatives à la prévention contre la propagation du coronavirus : l'essentiel de ce communiqué est la présentation de mesures de suspension des audiences civiles et d'aménagement d'audiences pénales ainsi qu'un aménagement des visites dans les prisons pour les familles des détenus et les avocats.

Le communiqué du ministre de la Justice appelle quelques remarques tant en la forme que dans le fond :

Dans la forme : la nature juridique du texte n'était pas explicitée ; s'agit-il d'une arrêté ministériel ou d'une note administrative ? La valeur juridique est différente dans l'un ou l'autre des cas. La première émane d'une autorité administrative qui ne peut toucher que des questions de gestion matérielle et logistique. La seconde émane d'une autorité réglementaire et le texte acquiert une toute autre force exécutoire.

Dans le fond : - Un point substantiel doit être signalé : le communiqué ministériel ne concerne que les audiences et ne cite aucunement les greffes, structures administratives de la justice qui enrôlent les affaires, envoient les convocations, délivrent les jugements, etc. Ces structures doivent donc continuer à fonctionner au service minimum requis conformément au décret exécutif relatif à la prévention de la propagation du coronavirus. Ce fonctionnement «à la portion congrue» doit naturellement tenir compte, entre autres points, des délais de prescription .

- La réaction des barreaux : les différents barreaux ont réagi de façons différentes, en ordre dispersé, mais tous s'accordent sur une position qui s'éloigne de l'esprit du décret exécutif et du communiqué du ministre. L'organisation nationale des barreaux (sorte de fédération qui rassemble les douze barreaux du pays) s'est réuni quatre jours après la diffusion du communiqué du ministre de la Justice à savoir le 20/03/2020. La résolution suivante a été adoptée : le boycott total, jusqu' à nouvel ordre, de toute activité judiciaire au niveau des cours et du tribunal administratif «à l'exception des dossiers des détenus programmés et des affaires de référé» et de délais en demandant à la justice de mettre en œuvre l'article 322 du code de procédure civile relatif à la force majeure.

Le bâtonnat de Béjaïa : réuni deux jours plus tard le 22/03/2020, va dans le même sens et décide «le boycott total des activités judicaires au niveau de la cour d'appel et du tribunal administratif à l'exception des affaires des détenus et des affaires en référé et des délais tout en demandant au ministère de la justice déclarer l'état de force majeure tout en suspendant tous les délais dans les matières civiles, pénales et administratives à partir d'aujourd'hui».

Le bâtonnat d'Annaba : réuni le 23/03/2020 sans aller jusqu'à ordonner le boycott des activités judicaires, demande «au ministère de la Justice de «déclarer l'état de force majeure en suspendant tous les délais dans toutes les matières durant la période fixée dans le décret sus cité».

Le bâtonnat d'Alger : réuni le 22/03/2020 décide la suspension de toute activité judiciaire sous toutes ses formes et sans exception au niveau des juridictions ordinaires et administratives et ses services à tous les niveaux. Demander aux juridictions compétentes, la mise en œuvre exceptionnelle et urgente des dispositions de l'article 322 du code de procédure civile et administrative par voie de notification des décisions du conseil de l'organisation tenu aujourd'hui d'une façon urgente le 22/03/2020 et ce en suspendant tous les délais fixés dans le code de procédure civile et administrative et code de procédure pénale, liés à l'exercice du droit de recours, en raison de l'existence d'une force majeure et des événements de nature à perturber notoirement le fonctionnement normal du service public de la justice.

 La réaction des barreaux s'est donc faite en ordre dispersé de façon différenciée. Béjaïa s'est alignée sur l'union nationale des barreaux : boycott de toutes activités judicaires «à l'exception des dossiers des détenus programmés et des affaires de référé». Alger décide la suspension de toute activité judiciaire sous toutes ses formes et sans exception au niveau des juridictions ordinaires et administratives et ses services à tous les niveaux». On en déduit que même les démarches au niveau des greffes pour l'enregistrement des requêtes introductives d'instance ou des requêtes d'appel, retrait des jugements sont suspendus. Pour Annaba : aucun boycott n'est décidé. On s'est limité à demander au ministre de la Justice de décréter l'état de force majeure.

Appréciation juridique des différentes positions adoptées : l'organisation nationale relayée par les barreaux régionaux, qui sont allés dans son sens, a décidé du boycott avant d'obtenir le gel des délais de forclusion. Cette façon de faire constitue un pari très risqué pour les droits des justiciables qui seront sacrifiés si les autorités judiciaires refusaient de donner une suite favorable à cette demande. Le boycott est une aventure au détriment des droits des citoyens. La demande de mise en œuvre de la force majeure telle que demandée appelle des observations tant sur la forme que sur le fond.

Sur le plan de la forme : l'organisation nationale demande «à la justice» de mettre en œuvre l'article 322 du code de procédure civile relatif à la force majeure». Le barreau de Béjaïa, un tant soit peu plus précis, adresse la même demande «au ministère de déclarer l'état de force majeure». Le barreau d'Annaba demande au «ministère de la Justice» tandis que le barreau d'Alger demande «aux juridictions compétentes».

L'article pertinent (322 du code de procédure civile et administrative) attribue la prérogative de geler les délais aux chefs de juridiction statuant sur ordonnance à pied de requête. Ni le ministère ni le ministre de la Justice n'ont le droit d'interférer dans cette question qui est une affaire juridictionnelle et qui sera tranchée par les chefs de juridiction conformément au code de procédure civile.

Sur le fond : les barreaux ont tous invoqué la force majeure que le code de procédure civile ne définit pas. Cependant, la définition du code civil qui peut être adoptée ici, la considère comme un événement qui présente les caractères général et insurmontable, c'est-à-dire qui rend impossible l'exécution de l'obligation. A mon sens, les événements en question ne sont pas insurmontables les difficultés d'accomplissement des actes de procédures - enrôlement des affaires, inscription des appels - puisque les services des greffes ont continué à fonctionner. Invoquer la force majeure ne semble pas pertinent. Par contre on pourrait obtenir le gel des délais toujours en se basant sur l'article 322 du code de procédure civile en invoquant le deuxième élément qui semble manifestement plaidable à savoir «événements de nature à perturber notoirement le fonctionnement normal du service public de la justice». Abordons maintenant la procédure de mise en œuvre du texte : l'article 322 du CPCA prévoit la saisine du président de juridiction qui statue sur ordonnance à pied de requête. Il est difficile d'imaginer toutes les parties qui n'ont pas accompli un acte de procédure par le biais de leur avocat (qui ont dû se conformer à l'instruction du barreau) ou par eux-mêmes, se présenter devant le chef de la juridiction pour obtenir une ordonnance de dérogation aux délais prescrits. Il serait nettement plus simple, même si on tort le cou aux procédures, que les chefs de juridiction agissent d'eux-mêmes et rendent une ordonnance dans ce sens, à savoir un gel du décompte des délais durant la période d'application des mesures dictées par le ministre de la Justice qui s'étend du 07 au 31 mars 2020. Il est vrai que dans l'article 322 CPCA prescrit une saisine par les parties mais on pourrait innover et créer, par une praxis judiciaire, les «ordonnances spontanées» rendues par les chefs de juridiction sur leur propre initiative en tant que de besoin. Cette technique, certes improvisée, est plus proche de l'esprit de la loi qui est octroyé, ce que l'article appelle «le relevé de déchéance» aux chefs de juridiction et a donné à cet acte une nature juridictionnelle, revenant à une autorité judiciaire. Une prise de décision, en cette matière, par le ministre de la Justice constitue un empiétement d'un membre de l'exécutif sur les prérogatives des autorités judicaires.

La responsabilité morale des barreaux est entièrement engagée. Il va de la responsabilité éthique, morale des barreaux de s'impliquer dans cette affaire afin que les droits des citoyens et des justiciables soient préservés et ce pour deux raisons. La première est que l'avocat est la voix du citoyen, du peuple, du justiciable, au sein de l'appareil judiciaire. La seconde est que les barreaux assumeront la responsabilité de la déchéance des droits des justiciables notamment ceux qui ont confié leurs dossiers à des avocats. En ordonnant le boycott de toute activité judiciaire avant l'obtention du «relevé de déchéance» ils ont pris un risque sur les droits et intérêts des justiciables. Il aurait été plus responsable d'engager le boycott après l'obtention du relevé d'échéance. Il y a lieu de rappeler que l'intervention de l'avocat est obligatoire en appel et dans ce sens les barreaux ont bloque le droit d'appel des citoyens dans les délais et les ont exposés à une prescription et une perte totale de leurs droits. Les barreaux doivent assumer et s'impliquer d'une façon ou d'une autre pour «le relevé de déchéance» durant la période du 17 au 31 mars 2020.

*Avocat