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L'Algérie et le coronavirus

par Fouad Hakiki

La pandémie touche aujourd'hui tous les continents ; il y a peu d'espoir de voir surgir, dans les prochains mois, des thérapies pour la juguler. Les différents gouvernements tablent sur le civisme et la discipline des citoyens pour endiguer sa propagation, appelant au confinement pour des durées de 2, 3 voire 4 semaines.

L'attention est portée sur les plus fragiles, ces tranches de population, déjà atteintes de maladies chroniques (en particulier cardiovasculaires, diabète et surpoids), de cancers et de vieillesse (les plus de 70 ans). Les points névralgiques de lutte contre la pandémie, outre le confinement, sont principalement : la détection des zones géographiques atteintes par le coronavirus, le suivi médical des mis en quarantaine, conjugué à la protection du corps médical et paramédical engagé, la mise à disposition aux populations de moyens de protection contre la pandémie ainsi que des ressources financières d'accès aux bases matérielles garantissant leur confinement (alimentation, eau, électricité, accès à Internet - surtout pour assurer l'enseignement des enfants et adolescents enfermés chez eux).

On peut débattre, en long et en large, sur l'organisation des services publics (1) face aux deux premiers points ; l'expérience des derniers jours montre de fortes insuffisances dues essentiellement aux manques d'expertises et de compétences aux sommets des hiérarchies administratives (gangrenées par la corruption, le népotisme, le clientéliste, etc.) - l'intervention des services de Sécurité ne manquant pas, tôt ou tard, de se faire sentir. Ici, je voudrai plus que tout attirer l'attention sur le dernier point qui me paraît central. L'on ne peut imposer à tous les Algériens de suspendre leur vie active et sociale sans donner à chacun les moyens de subsistance minimale, à chacun en particulier c'est-à-dire à tous, pris cas par cas.

Ceux qui vont le plus trinquer de la vie dans et pendant le confinement sont en bas de l'échelle. Ceux qui, au jour le jour, dans la vie normale étaient déjà confinés car leurs moyens de subsistance sont limités. Cette catégorie sociale est beaucoup plus large que ce que l'on pense, que ce que les statistiques révèlent. Depuis les années 80, l'économie souterraine (dite «informelle «) engloutit de vastes tranches de notre population ; il y a certes les «profiteurs» à forts stocks de marchandises pour la spéculation - le Président Tebboune en a pris compte dans ses dernières directives (2) appelant les départements ministériels concernés à sévir. Mais il y a aussi tous ces petits boulots qui font les forces vives de nos marchés ; comme il y a ces petits métiers - des journaliers salariés à temps partiel ou artisans de différents corps vivant tous de menues monnaies, de débrouillardises ne leur permettant de survivre qu'en dents de scie .

Le confinement de nos pauvres et démunis pose aux services de l'État - déjà amplement perturbés par la gestion sanitaire de cette crise inédite, jamais vécue depuis au moins un siècle - un dilemme : ou mettre à leur disposition gratuitement des moyens pour vivre ou rester dans le déni de ce fait social (par manque de temps ou de non-priorisation face à d'autres urgences). Pour mieux appréhender concrètement l'impact de chacune de ces alternatives, allons (3) vers l'Allemagne ou la France : non seulement leurs gouvernants ont mis sur la table, le premier 550 milliards d'euros et le second 350 milliards pour soutenir l'activité économique (4), mais ils se sont aussi préoccupés des effets directs de l'arrêt de l'activité, dans certains secteurs (tels que le transport, le BTP, etc.) prenant directement en charge les centaines de milliers de chômeurs forcés (y compris les indépendants et les artisans : boulangers, coiffeurs....). L'on peut aussi se pencher sur les moyens mobilisés par d'autres pays plus proches tels que le Sénégal : dans ce pays (y compris la capitale, Dakar), la distribution de pain se fait dans des boutiques d'alimentation générale, un pain passant de main en main sans aucune prévention, sans aucune couverture avec des gants ; aussi la probabilité de contamination et de multiplication des foyers infectés du boulanger au consommateur est-elle élevée; alors faut-il interdire cette distribution (et comment alors nourrir?) ou faut-il laisser faire (avec quelles conséquences donc?).

Notre gouvernement imite sous beaucoup d'aspects les mesures suggérées par l'OMS et immédiatement prises par de grandes puissances, dans la gestion sanitaire de la pandémie. Mais a-t-il aussi les moyens d'accompagnement dits à la marge (au plan social et économique) de cette gestion (tels qu'indiqués ci-dessus : redistribution massive des revenus ou de ressources équivalentes) ? La crise n'est pas que sanitaire. La crise est globale touchant chacun et chaque institution (y compris les prisons, les casernes, les plateformes pétrolières du Sud avec leurs camps de vie, tous les «ménages collectifs»). Le coronavirus peut se déclencher n'importe où, n'importe quand ; et ce, malgré l'interdiction de circuler, la mise en place de services d'urgence hautement équipés, de commissions territoriales de veille et de récolte d'informations hautement compétentes... voire même de brigades sanitaires militaires aéroportées ; n'empêche que des laissés-pour-compte en pâtiront car le confinement n'est pas leur urgence !

L'État algérien, après la pause acceptée par tous des marcheurs de la «révolution du sourire», est aujourd'hui nu. Il est seul face à cette guerre (car il n'a pas, jusqu'à ce jour, associé des moyens convenables, le réseau des médecins généralistes ou du travail). A t-il la capacité de faire face à cette pandémie dans toutes ses dimensions (et pas seulement sanitaires) ? Même si chacun a confiance dans les femmes et les hommes qui se trouvent en première ligne dans les tranchées de cette guerre sanitaire, chacun doute de soi-même car la peur est là (3). Cette peur s'installera encore plus. Une peur qui fera que nous ne saurons plus si demain nous irons assister à l'enterrement d'un proche. Une peur qui nous paralysera dans le moindre petit achat, face à toute main tendue. Cette peur qui nous avait guettés hier face aux terrorismes islamistes (AIS, GIA, etc.). Cette peur sans raison. Anonyme. Absurde. Collective, psychotique. Cette peur, elle aussi, a un coût : 1- dans un premier temps économique (du fait de l'arrêt de l'activité) et social (de par l'inégalité des patrimoines, des épargnes et du revenu), 2- et dans un second temps : psychologique. Et on n'en parle pas encore : demain, après le pic de cette crise pandémique (ou dans 3 ou 4 mois, quand tout se sera tassé), il faut bien reprendre le chemin de la vie normale, réapprendre les gestes du quotidien ; ce qui ne sera pas aussi facile que l'on peut croire.

Concrètement, par exemple, des écoliers, des lycéens et des étudiants reprenant leurs cours (ou passant des examens ? ou attendant des résultats ?) après un temps de confinement de quelques semaines (3 ?, 4 ?, 5 ?...), juste avant (ou pendant ? ou après ?) Ramadhan, après cette période de désocialisation - scolaire et estudiantine mais aussi culturelle, religieuse, spirituelle-, ils ne seront plus les mêmes... qu'avant. Leur vécu aura été englué dans cette psychose collective, cette peur de l'autre, de tout ; ils ne réagiront plus comme attendu - optimistes, mobilisés pour leurs études, leurs projets d'avenir. C'est que l'expérience mentale actuelle de confinement et in fine d'une mort aveugle induit pour chacun de nous des processus dépressifs incontrôlés. Les jeunes, eux, ne se remettent pas de cette expérience et de ces processus, du jour au lendemain, (comme par ailleurs, l'ont montré l'immédiat l'après-guerre de libération et l'après-décennie noire avec l'exacerbation des violences physiques et verbales). La sortie du confinement a donc un coût psychologique évident.

C'est dire que la gestion de la crise sanitaire actuelle n'est pas qu'une affaire de foyers, de zones, d'espace. Qu'elle est totalement globale, touchant tous, touchant tous les pans de notre vie, toutes les couches de la société, touchant notre présent et notre avenir. Qui sont les plus fragiles aujourd'hui ? Et demain ? Qui sont les plus de prioritaires aujourd'hui ? Et demain ? Quelles sont les priorités d'aujourd'hui ? Et les priorités de demain ? Est-ce que les priorités d'aujourd'hui sont plus importantes que celles de demain ? Est-ce que dépenser toutes nos réserves d'hydrocarbures (et de devises) aujourd'hui,,, pour nous est plus important que de les léguer à nos enfants et petits-enfants - comme le font les Norvégiens ?

Il revient au Président Tebboune de réexaminer son programme, de hiérarchiser les priorités nationales puis surtout de mettre en berne sa révision constitutionnelle (et ses consultations) et d'assumer pleinement les pouvoirs exorbitants que lui accorde la Loi fondamentale actuelle. Et ce, afin non seulement de se relégitimer et se voir accorder l'entière confiance et le total respect des Algériens mais surtout pour assurer et garantir la sécurité de tous, notre survie d'aujourd'hui et notre bien-être de demain.

*Economiste

Notes

(1) En particulier sur le rapatriement de nos compatriotes visitant, Dubaï, le Maroc ou la Tunisie (et mis en quarantaine à la résidence universitaire à Souk Ahras) ou la France (du port de Marseille vers les Andalouses ou l'hôtel Mazafran, ou encore de l'aéroport d'Orly)

(2) Voir «Covid-19 : le Président Tebboune prend une série de mesures complémentaires», www,aps,dz, jeudi 19 mars 2020

(3) Comparativement à l'Italie ne disposant pas de services sociaux aussi importants et qui, de ce fait, est devenue le principal foyer de la pandémie en Europe, dépassant la Chine (atteinte dès novembre 2019) en termes de mortalité causée directement ou indirectement par le Covid-19

(4) Allant en plus jusqu'à forcer la Banque centrale européenne (BCE) à baisser ces taux d'intérêt, Au passage : la Banque d'Angleterre (qui n'appartient pas à l'espace monétaire européen) vient de fixer son taux directeur à 0,1 %; du jamais vu depuis 325 ans !

(5) M Tebboune n'a t-il pas déjà appelé à «ne pas s'adonner à la panique et à la peur, car la situation est sous contrôle sur les plans financiers et humains» ? Cf «Covid-19 : Le président Tebboune instruit les ministères à l'effet de lutter contre les campagnes de désinformation», idem