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La crise du MTLD et l'initiative des «22» (Suite et fin)

par Abdel'alim Medjaoui

Messali et... la lutte armée

Mais, en plus des hommes de l'OS, Messali (et même le PCA) dénonce(nt), en 1953, la franche collaboration à laquelle semblait préparer cette ligne définie en 1951, entre le Maire d'Alger et les élus MTLD... C'est l'argument politique qui lui a fait gagner la base militante «plébéienne».

À quoi les dirigeants du CC ont habilement répondu par un argument organique redoutable : il veut être président à vie alors qu'il est dépassé ! Mais ils s'engageaient là dans un engrenage dangereux menant à son exclusion de la direction (BP) du MTLD...

Même si lui non plus n'envisageait pas d'entreprendre une lutte armée impossible, vu les terribles moyens de l'adversaire colonial, et pour amener cet adversaire à un compromis plus large ? au plan social ? que celui concocté entre dirigeants du CC et J. Chevallier, il gardait en main l'atout de l'intervention, de «l'action» des masses qui le suivaient.

Notons, dans ce sens, ce témoignage15 que, sans doute après le drame de mai 1945, Francis Jeanson, encore, a porté sur l'état d'esprit des animateurs du mouvement national, dont ceux de l'UDMA, relativement à ce que les indépendantistes appelaient «l'action» :

«Le recours à la force des masses» pour les politiques, dit-il, «n'est certes pas radicalement exclu ; au contraire il doit demeurer toujours là à titre d'horizon, à titre de menace et de caution, pour conférer à leurs thèses un poids plus décisif que celui de leur abstraite vérité. Inacceptable en lui-même, ce recours leur est indispensable à titre d'argument...»

Fanon fait constater la même chose : «Quand le dirigeant politique, dit-il, convie le peuple à un meeting, on peut dire qu'il y a du sang dans l'air. Pourtant le dirigeant, très souvent, se préoccupe surtout de «montrer» ses forces... pour n'avoir pas à les utiliser.»16 Et pour pouvoir dire au pouvoir colonial : «Nous sommes encore capables d'arrêter le carnage, les masses ont encore confiance en nous, faites vite si vous ne voulez pas tout compromettre»»17 !

Messali avait sous les yeux l'exemple tunisien où Bourguiba faisait avancer ses pions face au «protectorat» français par sa capacité de tempérer les ardeurs des «fellagas» en court-circuitant la radicalité de son adversaire, Salah Benyoucef... Messali pensait pouvoir tenir le même rôle, sous-estimant, semble-t-il, la différence entre un protectorat et une colonie de peuplement ! Mais Messali ne se sentait pas encore prêt à utiliser cet atout, comme le lui ont proposé les «Ossistes» par la voix de Benboulaïd, tant qu'il n'a pas «fait la révolution dans le parti»... C'est-à-dire tant qu'il ne s'est pas totalement rétabli à la tête du parti, en en éliminant ses adversaires du CC.

Le court épisode du CRUA

«Craignant que Messali n'entraîne le pays dans une «aventure», ils [les centralistes] veulent à tout prix écarter cette éventualité. Mais pour y parvenir, il leur faut préalablement retrouver la confiance d'une base séduite par les mots d'ordre messaliste ; ils croient alors habile d'utiliser une partie des activistes pour se laver de l'accusation de réformisme. Mal leur prit. Leur calcul provoque l'effet contraire à celui recherché et crée une situation irréversible, en mettant l'action armée au centre des débats. [...] Au lieu de devenir une force d'appoint des centralistes, les amis de Boudiaf deviennent un interlocuteur des autres tendances qui ne peuvent plus contrôler à leur gré l'évolution de la crise du PPA-MTLD, encore moins son issue. Dans le champ des possibles, l'insurrection devient une virtualité...» (La Guerre, 57)

Que montre ce tableau des tenants et aboutissants du CRUA ? Il présente la phase finale de la crise du MTLD, qui va se résoudre par la scission et la disparition du parti. Elle concerne principalement les deux protagonistes qui y cohabitaient : le président du parti, Messali et ses partisans, d'un côté, et de l'autre, le CC et l'appareil du parti (disparu). On ne dira plus alors que «messalistes» et «centralistes»...

Sans doute, ce n'est plus le Messali de juin 1936, qui, «au stade municipal d'Alger» et «au nom de l'ÉNA» faisait approuver «les revendications démocratiques», «par acclamation par l'assistance», «face aux leaders du Congrès musulman partisans du rattachement à la France (Ben Djelloul, Ben Badis, Ferhat Abbas, Dr Saadane, Ouzeggane, Cheikh El Okbi)»18...

Ce n'est pas non plus le même contenu des «libertés démocratiques» qu'il s'emploie à défendre maintenant qu'il a face à lui un sérieux concurrent ? le CC, et c'est le second protagoniste ? qui, non seulement met en œuvre un compromis avec le pouvoir colonial, limité à la défense d'intérêts d'une couche sociale étroite, mais surtout cherche à le déposséder de l'outil de combat, le parti, qu'il a mis tant de décennies à édifier...

Enfin, Messali trouve le troisième protagoniste, les hommes de l'OS, qui cherchent à «débaucher» Krim et ses hommes, toujours fidèles à lui.

«Soupçonnés de vouloir tirer les marrons du feu pour le compte des centralistes, Benboulaïd et Boudiaf auront du mal à convaincre les maquisards kabyles de s'allier à eux. Leur première entrevue avec Krim et Ouamrane (8 mai 1954) se termine sur un échec.» (La Guerre, 58)

Messali se dépêche de tenter de reconstruire un parti... en excluant les hommes du CC dont il semble profondément convaincu qu'ils font exprès de détruire le MTLD, après avoir liquidé le PPA. On ne peut que partager cette conviction quand on voit qu'ils font semblant de faire un geste en lui donnant à préparer la tenue d'un congrès d'union. Connaissant son état d'esprit, ils savent qu'il réunira un congrès de scission (messaliste) à Hornu, en Belgique ? juillet 1954), ce qui leur permet de lui faire endosser la responsabilité de la casse du parti...

C'est alors qu'ils diront : le CRUA a échoué, il ne nous reste qu'à sauver les meubles... Et ils confirmeront la scission, en tenant leur congrès (centraliste) à Alger (août 1954)...

Au terme de cette analyse, que peut-on dire de l'accusation de «démission» portée contre les messalistes et les centralistes, qui auraient laissé aux hommes de l'OS le loisir de «s'ériger en parti» et se porter «candidats à la direction d'une armée...» ?

Oui, les hommes du CC ont tourné le dos à la lutte de libération dont ils jugent que les «conditions indispensables..., ...» Mais ont-ils pour autant «démissionné» ? Loin de là. Pour leur objectif stratégique de classe, d'être une sorte d'UDMA plus populaire, ils remportent là un franc succès : ils ont poussé Messali au suicide politique ? la fine vision de F. Abbas évoquée plus haut se confirme ? et, cerise sur le gâteau, ils ont bien manœuvré pour que le messalisme soit un obstacle devant ce que pourraient entreprendre les hommes de l'OS.

Les «centralistes» sont bien placés pour faire ce qu'avait tenté Ferhat Abbas, «la révolution par la loi» ; mais eux sont moins crédules que le chef udmiste... Ils savent que ce ne sera qu'une «réforme» du système colonial qu'ils pourront conclure avec ses tenants et dont le compromis avec J. Chevallier constitue une première pierre. Ils peuvent penser à prendre les rennes de la société colonisée dans cet arrangement avec le colonisateur.

Il leur reste cependant à garder l'œil ouvert pour contrecarrer toute initiative des hommes de l'OS...

Les «22» se donnent l'initiative

Devant cette tournure, les hommes de l'OS estiment qu'ils ont, eux aussi, «des idées à exprimer et à défendre : sauvegarder l'unité du Parti qui représente un outil et un patrimoine forgés par le sacrifice de tous les militants, et passer à l'action révolutionnaire. Nous reprenons, disent-ils, notre liberté d'action et nous appelons les militants à se regrouper et à s'organiser, à ne pas se diviser en suivant l'une ou l'autre des deux tendances. Il faut se préparer à l'action.»19

Pour ce faire, se tient alors la rencontre des «22» militants de l'OS, «à l'initiative de Ben Boulaïd, Boudiaf, Didouche, Bitat et Ben M'hidi», ...qui prennent la direction du mouvement de libération après s'être assuré l'accord de Krim20 pour former le fameux groupe des «6». Ils rédigent leur Proclamation-programme ; se partagent la responsabilité du territoire national en s'adjoignant les membres du groupe en fonction du lieu où ceux-ci exercent leur responsabilité militante ; ils règlent également le plan des actions armées pour la date de l'insurrection qu'ils fixent... pour le 1er novembre... Ils lancent la création d'un front ? et non d'un parti ! ? le Front de libération nationale, en faisant appel sans exclusive «à tous les patriotes algériens de toutes les couches sociales, tous les partis et mouvement purement algériens...»21 à agir autour de l'objectif d'indépendance, de libération nationale. Novembre a brusqué Messali qui, après avoir essayé en vain de le faire se rattacher à son leadership, lance, en décembre, sa propre lutte armée... surtout dirigée pour s'imposer sur le terrain et y être l'interlocuteur de l'adversaire colonial, en s'efforçant d'y réduire celle lancée par ses émules de l'alliance centralistes-«ossistes».

Bien sûr l'expérience du CRUA l'a induit en erreur : il n'y a vu qu'une ruse politique des centralistes ; pensant qu'ils l'ont précédé à appuyer leur compromis «chevallierin», si on peut dire, sur une «action» maîtrisable par eux aux yeux du pouvoir colonial. Et il ne pouvait penser que cela. Mais je ne peux partager l'idée que c'est l'ambigüité de l'expérience du CRUA qui a «contribué à égarer le jugement de Messali à l'encontre des cadres radicaux», et que cela n'a pas été «sans conséquences sur le regroupement des forces révolutionnaires». Ni encore qu'«il est impossible, aujourd'hui, d'étudier les affrontements entre le FLN et les messalistes sans se référer au contentieux né de la création du CRUA.» (La Guerre, 58)

Chacun sait que des carrières universitaires se sont édifiées sur cette idée par des sortes de «Sept Samouraïs» mobilisés pour «défendre le grand leader battu contre ses vainqueurs» ! Et l'un d'eux a commis un film sur le drame des vieux messalistes encore en vie en France. Il leur a donné la parole, et c'est vrai que c'était poignant22. Ils se soulagés en disant toute leur amertume contre l'ennemi «responsable» de leur détresse, le «traitre» FLN. Mais l'«accusé» était absent, et n'avait aucun défenseur ! Cela ne s'était pas passé même dans les tribunaux iniques où une «drôle de justice» condamnait à tour de bras nos résistants... qui avaient leurs défenseurs à leurs côtés ! Mais c'est ainsi que certains historiens conçoivent leur travail en s'instaurant juges !

Devant ce drame, comme devant celui des harkis, il faut rester vigilant ; il ne faut pas se laisser aller à la facilité ; il ne faut pas se tromper de responsable : le coupable, c'est le système colonial et sa violence. En accuser le FLN, c'est couvrir honteusement les crimes du colonialisme...

Le regretté Abdelhamid Mehri disait et répétait la leçon de la lutte et des crises : «plus le pouvoir colonial réprimait, plus nous nous disputions entre nous !»

Quant aux hommes du CC, les «centralistes», ils ont «immmobilisé» l'appareil et ses responsables pour empêcher ces derniers et les militants qu'ils avaient en charge de participer à l'insurrection... Là aussi s'est noué un autre drame...

Mais la masse paysanne du peuple et le lumpenprolétariat agglutiné autour des villes ont assuré un bon départ de la lutte armée indépendantiste, dont ils ont continué jusqu'au bout d'être «des participants les plus énergiques»23 comme le font observer Berque et Fanon.

Notes

14. « L'épopée du cheik Bédreddine, ... », tiré du titre Un Étrange voyage, de Nazim Hikmet, trad. de Munevver Andac, Maspero, Voix, 1980, p. 46-47.

15. In L'Algérie hors la loi, Op. cit., p. 228. (C'est Moi Qui Souligne - CMQS)

16. Fr. Fanon, Les Damnés de la terre, Maspéro, p. 52.

17. Ibid., p. 47.

18. M. Harbi, « Face à la Déclaration du 1er novembre 1954 », objet du débat.

19. Belaïd Abdesslam, Le Hasard et l'Histoire, t. I, ENAG, 1990, p. 53.

20. Qui a fini par accepter d'inscrire son combat et celui de sa région dans le cadre tracé par les « 22 », après un refus à une première sollicitation évoquée plus haut...

21. Proclamation du 1er novembre 1954.

22. C'est à un drame aussi bouleversant que j'ai assisté, lors d'une rencontre organisée à Tlemcen sur Messali peu après sa réhabilitation par le président Bouteflika, qui a fait donner son nom à l'aéroport de Tlemcen-Zenata. Les organisateurs avaient invité nombre d'anciens militants messalistes, de toutes les régions d'Algérie, qui ont dit, dans des termes bouleversants leur dignité retrouvée : « c'est pour nous le jour de l'indépendance » !

23. Jacques Berque, Dépossession du monde, Seuil, 1964, p. 168.