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Le droit culturel dans son versant rigide, le droit au patrimoine culturel (1ère partie)

par M. Betrouni*

Le chantier ouvert, par le président de la République, de la révision constitutionnelle, dans un contexte historique exceptionnel, marqué par la Révolution du 22 février 2019, est une opportunité pour apporter notre concours dans le domaine de notre compétence, à l'enrichissement et l'approfondissement du sujet constitutionnel, en appui et soutien aux efforts déployés par nos juristes, chargés de formuler un énoncé constitutionnel qui soit à la hauteur des attentes nationales.

Notre sujet porte sur le droit culturel dans son versant rigide, le droit au patrimoine culture. Il s'agira, dans cette contribution, de faire un retour rétrospectif sur l'histoire des systèmes juridiques qui ont gouverné le champ du patrimoine culturel, de situer leur force et leur faiblesse, dans la perspective d'un arrimage qui soit en phase avec les nouvelles attentes de la société algérienne.

Identité et territoire dans le processus de patrimonialisation

La question de l'identité et du territoire est envisagé, ici, en guise de préambule, partant du postulat que l'Algérie n'est pas une simple projection idéelle sur un espace géographique [au sens de l'idéologie politique], mais qu'elle est une substance territoriale qui dépasse les échelles et les temporalités historiques. Le sujet n'est pas conjoncturel, il a déjà été abordé à l'occasion de l'élaboration de la loi portant schéma national d'aménagement du territoire (SNAT), où il fut admis que la construction de l'identité se concevait dans l'argumentaire territorial, au travers d'une mise en circulation permanente des lieux symboliques et patrimoniaux, ceux qui participent à la fabrication constante des territoires.

Par projection de l'aménagement du territoire sur l'horizon 2030, s'entendait, non pas l'attribution d'une image «au territoire algérien» mais la restitution de l'image «du territoire algérien», en faisant ressortir les attributs matériels et immatériels qui sous-tendent les valeurs historiques, spirituelles, affectives et symboliques, celles qui participent de l'identité et de l'imaginaire et qui réalisent les équilibres entre le passé, le présent et le futur.

Le SNAT et le système patrimonial

En page 14 de la loi sur le SNAT (1), le chapitre 3 sur «Le système patrimonial : un enjeu d'identité et de territoire» consacre explicitement cet entendement : «L'organisation spatiale du système patrimonial doit faire ressortir la distinction entre l'aménagement de l'espace géographique qui colle à la réalité d'un découpage administratif et la fabrication permanente du territoire par les hommes porteurs d'identités et de cohésions sociales... C'est en réponse à cet objectif qu'une stratégie de préservation et de valorisation du patrimoine culturel fondée sur l'ancrage au territoire, compris dans sa substance identitaire et non simplement dans sa configuration spatiale, a été mise en place».

Fabriquer de la substance territoriale c'est assurer l'équilibre et le bien-être de ce que nous serons demain, partant de ce que nous sommes aujourd'hui, avec la charge de notre histoire et de notre culture. C'est aussi assurer la pérennité de notre essentiel : une Algérie qui a traversé le tumulte des millénaires et des siècles, pour se construire dans le présent et se projeter dans le futur. Le patrimoine culturel est, alors, un enjeu d'identité et de territoire qui fournit les garanties d'une planification territoriale durable, celle d'un espace ou se sont établis nos ancêtres depuis les temps les plus reculés de la préhistoire. Sa protection, sa conservation et sa valorisation passeraient donc par la mise en œuvre de mesures juridiques, institutionnelles et administratives, qui assurent sa visibilité et garantissent sa viabilité. Le patrimoine culturel ne saurait être confiné au seul champ des loisirs, du divertissement et de la production récréative.

Le SNAT est la seule loi qui a réalisé l'ancrage des politiques sectorielles au territoire. Une loi qui a introduit un nouveau mode de gouvernance, en nous déplaçant, progressivement, de l'orbite de la gestion administrative du territoire où l'Etat, omniprésent, était appelé à assurer la répartition des équipements et la distribution égalitaire du développement économique, à une gouvernance participative qui permet aux différences locales de s'exprimer, dans la perspective de l'intérêt national. C'est dans une logique partenariale, entre les quatre grands acteurs de l'aménagement du territoire (l'Etat, les collectivités territoriales, le secteur privé et les citoyens), qu'a été conçue la nouvelle approche territoriale.

La loi sur le SNAT, promulguée en 2010, n'a été, hélas, qu'une anticipation, une projection «cartographique» d'un nouveau dispositif constitutionnel et d'une refondation politique. Six ans après le SNAT, la constitution révisée de 2016 est venue réaffirmer le statut d'exclusivité de l'Etat sur la protection du patrimoine culturel. L'alinéa 2 de l'article 4 dispose : «L'Etat protège le patrimoine culturel national matériel et immatériel et œuvre à sa sauvegarde». Il était attendu une certaine flexibilité dans la chaine de production patrimoniale (connaissance, protection, valorisation), et une répartition équilibrée des différents niveaux de compétences entre l'Etat, les collectivités territoriales et les autres acteurs de la société civile et du privé, dans une certaine forme d'organisation décentralisée. Il n'en fut rien.

Cette disposition constitutionnelle (article 4), qui confirme l'exclusivité de l'Etat sur la politique patrimoniale, est en dissonance avec une disposition plus flexible, celle de l'article 38 bis qui énonce que «le droit à la culture est garanti au citoyen». Une disposition annonciatrice d'une approche politique de la culture tout à fait inédite, formulée, non plus en termes d'offre culturelle, mais en «droit», impliquant une action moins rigide des pouvoirs publics. Cette approche est, d'ailleurs, confortée par l'article 15 qui dispose «...L'Etat encourage la démocratie participative au niveau des collectivités locales», ce qui est une confirmation de ce besoin et de cette nécessité de partage et d'élargissement des compétences aux collectivités locales, notamment à la commune, considérée comme «l'assise territoriale de la décentralisation et le lieu d'exercice de la citoyenneté», constituant «le cadre de participation du citoyen à la gestion des affaires publiques». Il ne restait à ce dispositif qu'à déterminer les conditions et modalités de mise en œuvre de la participation citoyenne dans les politiques culturelles locales, en situant précisément la place des parties prenantes dans le processus de participation.

C'est sur ce terrain constitutionnel «paradoxal», qui met en vis-à-vis l'exclusivité étatique sur le patrimoine culturel et le droit à la culture, que nous voulions focaliser notre regard et convoquer l'attention de nos juristes sur la nécessité de concilier les deux paradigmes de l'exclusivité et du partage des compétences, pour garantir le succès de la constitutionnalisation du champ de la culture dans ses expressions et représentations multiples, dont son versant rigide, le patrimoine culturel.

De la patrimonialisation d'Etat

Doctrines juridiques et corpus jurisprudentiel. A quel moment l'Etat algérien s'est-il approprié l'exclusivité de la protection du patrimoine culturel et de toutes les étapes du processus de patrimonialisation, depuis l'identification, la connaissance, la protection, la mise en valeur et la restauration, pour en faire des missions régaliennes ? Cette question est d'importance car elle permet de situer les doctrines juridiques et le corpus jurisprudentiel qui ont inspiré nos juristes pour aboutir à l'option constitutionnelle d'étatisation de la protection du patrimoine culturel. Il est utile, pour cela, de revisiter les stations constitutives ou constitutionnelles qui ont présidé au choix de l'étatisation de la protection du patrimoine culturel :

- En novembre 1962, la première Assemblée nationale constituante de l'Algérie indépendante, avait prévu, au chapitre VI et X de son règlement intérieur, une dizaine de commissions permanentes chargées d'étudier des projets et propositions des lois à soumettre aux députés et présidant aux débats juridiques concernant, notamment les ministères et organismes spécialisés. La composante «culture» n'a pas été organisée en commission permanente, ses attributs ont été dispersés entre les commissions de l'Intérieur et de l'Education. Nous pouvons comprendre, vu la fonction constituante - et non législative - de l'Assemblée, que la culture ne soit pas sujet à débat d'importance et à délibération, à ce niveau de la hiérarchie constitutionnelle. Il est incompréhensible, par contre, qu'à l'instar des biens habous et de l'artisanat, relevant de commissions permanentes, le patrimoine culturel (archives, cinémas, bibliothèques, théâtres, musées, monuments et sites) ne soit pas doté d'une commission spécifique à un moment précis du transfert de souveraineté de la France à l'Algérie.

- En décembre 1962, devant l'urgence et la nécessité d'assurer et de garantir la sécurité juridique du pays, la même Assemblée avait décidé de reconduire, jusqu'à nouvel ordre, la législation française en vigueur au 31 décembre 1962 (2). Cette loi a reconduit un dispositif juridique de droit français, dans sa forme et son contenu, ses cadres de référence, ses catégories de pensée, ses concepts et notions, pour assurer la mise en place d'un Etat moderne et consacrer l'autorité d'un pouvoir central, dans la perspective d'un Etat-Nation. Le nouvel Etat algérien a fait de la tradition juridique romano-germanique, la source principale du nouveau droit algérien, à l'instar de tous les pays anciennement colonisés par la France. Le législateur algérien a, toutefois, maintenu dans la sphère des droits musulman et coutumier, les aspects relevant du statut personnel, des successions, des donations et des biens Wakfs, à l'exception de la culture et de son versant patrimonial, pourtant directement liés aux traditions, coutumes et mœurs algériennes, qui continueront à puiser dans le corpus juridique du droit français.

- La Constitution algérienne de septembre 1963 est venue réaffirmer sa fidélité au programme Tripoli de juin 1962 et son attachement aux principes du socialisme. Dans son chapitre consacré aux droits fondamentaux, l'article 18 énonçait que «L'instruction est obligatoire» et «la culture est offerte à tous, sans autres discriminations que celles qui résultent des aptitudes de chacun et des besoins de la collectivité».

- La Charte d'Alger d'avril 1964, qui est une compilation de tous les textes, adoptés par le 1er congrès du parti du Front de libération nationale, a arrêté les fondements idéologiques de la Révolution algérienne et définit les caractéristiques de la société algérienne, en précisant, notamment, que «L'Algérie est un pays arabo-musulman» à la nuance près que «cette définition exclut toute référence à des critères ethniques et s'oppose à toute sous-estimation de l'apport antérieur à la pénétration arabe».

C'est, forcément, de ces stations qu'ont été puisés les matériaux de construction de l'édifice constitutionnel algérien et élaborées les doctrines juridiques qui président à la formulation du droit. Qu'en était-il au juste, s'agissant du droit du patrimoine culturel ?

A suivre

* Docteur

Notes

(1) Loi n°10-02 du 29 juin 2010 portant approbation du Schéma National d'Aménagement du Territoire:

(2) Loi n°67-157 du 31 décembre 1962 tendant à la reconduction de la législation en vigueur au 31 décembre 1962, sauf dans ses dispositions contraires à la souveraineté national